lundi 31 octobre 2016

Lettre adressée à ceux qui seront restés à l’écart, désœuvrés, flâneurs comme Walser, dépensiers comme Soutter et à Jean Prod’hom qui les célèbre et à Cécile Guivarch qui sait ce qu’est une frontière dans la langue



Hier nous avons découvert Alcoutim. Un nom d’origine maure et toujours le Guadiana. Ici commence l’Algarve. En face le beau village espagnol de Sanlucar de Guadiana. Deux rives, deux pays. Le fleuve charriait des radeaux de cannes et de nombreux voiliers très élégants étaient amarrés d’un côté ou de l’autre, et pour certains même, au milieu du fleuve. Ici espagnols et portugais ne se regardaient pas en ennemis, mais en frontaliers qui parfois même se mariaient d’une rive à l’autre et ce depuis longtemps, malgré les différends entre les deux royaumes, la guerre d’Espagne ou Salazar. Aux interdictions, ils trouvaient des parades. la contrebande en était une.



Sur la route, nous avons pris en stop un monsieur qui nous a fait signe de nous arrêter sous le panneau Alcoutim, 5 kms. Il y allait. J’ai fini par comprendre un peu ce qu’il me demandait. Un peu d’argent pour des cigarettes. Son père était né à Mértola et lui habitait Alcoutim. Un homme usé à l’élocution difficile. Nao dineiro, répétait-il comme un refrain de pauvreté. Après lui avoir donné un peu d’argent, nous l’avons laissé à l’entrée de la petite ville blanche. Il a disparu très vite, sans doute pour acheter du tabac. Nous étions heureux d’arriver là, au coucher de soleil, dans un lieu aussi calme. Comme le prolongement de notre promenade de l’après-midi. Malgré le passage à l’heure d’hiver et l’obscurcissement progressif, il faisait très doux.

Avant Alcoutim et ses maisons blanches, nous avions marché dans le maquis alentejan jusqu’à deux menhirs. Deux ombres veillant sur le désert. Et pourtant, non loin d’eux, nous avons découvert des jardins, plus ou moins abandonnés dont l’un nous a servi d’oasis. Jardim do avo, ai-je pensé. Le jardin d’un grand-père disparu. Y poussaient dans un apparent désordre oliviers, amandiers et grenadiers sans oublier de beaux vieux pieds de vigne. Nous nous sommes allongés dans l’herbe sèche. Sur un grenadier restaient encore deux petits fruits que des oiseaux avaient picorés. Ainsi vivait-on, de rien, un peu d’eau, quelques fruits et des olives. On menait quelques brebis pour le fromage et on continuait à vivre. De presque rien. Comme l’écrit Jean Prod’hom, ces gens restaient à l’écart. Ils trouvaient là ce qui suffisait, à peine, mais suffisait. Rien d’idyllique. Il y avait des années difficiles. Le vieil homme ne sera pas remplacé, avons-nous pensé. Qui voudrait venir jusqu’ici travailler un maigre jardin par une piste à peine carrossable par endroits ? Le prochain village est à quelques kilomètres. Ici, pourtant, il y a un peu d’eau. Un puits dans le jardin, des ruisseaux (à sec en ce moment), des canniers prouvent que c’est un bon endroit pour cultiver. Mais il faut marcher pour l’atteindre. Qui marche encore à part les touristes comme nous qui avons du temps à perdre ?
Près des menhirs, on a aménagé un petit parking.
Ce qui laisse supposer que certains touristes viennent visiter les ancêtres en auto.
Les ancêtres pour moi sont ici, cachés un peu partout dans le paysage alentejan. Le vieil homme du jardin par exemple et tous les autres avant lui. Je l’imagine montant depuis Cortes ou Espirito Santo, sa bêche sur l’épaule. Sa femme l’accompagne. Elle porte un panier. Le panier est un compagnon auquel James Sacré rend hommage dans plusieurs de ses livres. Le panier est un poème. À l’intérieur on y met tout ce qui nous est nécessaire pour la journée. Pour nous rendre au site archéologique, nous n’avons rien pris avec nous si ce n’est de l’eau. À cause du soleil et de la chaleur. Nous n’avons pas de panier. On en fabrique dans toute la région. À Mértola, dans le magasin de produits locaux, il y en a plusieurs proposés à la vente. Gabriele en a acheté un tout petit pour son petit-fils. Le panier parle la langue du passé et je ne sais pas si c’est une langue morte. Alors je m’efforce de l’entendre à travers les bruits et les sons que produit le paysage alentour. J’entends les ancêtres dans la voix du passager que nous avons pris sur la route ou du cafetier dans le très petit village où nous nous sommes arrêtés pour boire uma cerveja. Les écoutant, je sens que la langue que je parle (et écris) est jeune, presque trop jeune pour dire ce qui m’entoure.


J’ai acheté un beau catalogue publié à Mértola qui décrit les richesses de l’art sacré dans la région. Il y a là une réserve de plaisirs nombreux : lire le texte en portugais (le déchiffrer plutôt tant bien que mal), regarder les photographies des différents lieux que nous fréquentons, par exemple les vieilles photos qui montrent le convento à la fin du XIX° ou les rives du Guadania, ou encore le convento à la fin des années 1990. Et rêver aux ancêtres. Me dire que toutes ces constructions ont vu naître et mourir des générations et parlent de l’occupation de la région par les Maures. La belle église de Mértola a d’abord été une mosquée et un village sur la route porte le nom de Mesquita qui signifie mosquée. Tous les gens que je rencontre parlent de si loin que parfois leurs voix se chargent de vieilles expressions que les dictionnaires ne connaissent plus.
À Mértola comme en de nombreux lieux au Portugal, le patrimoine est réhabilité. Les moyens ont été mis en œuvre. Mais je me demande pour qui. Les beaux catalogues, qui les achète ? Les ruines de la ville maure, qui les visite ? Des espagnols en balade et des français, quelques anglais aussi venus de l’Algarve. Dans les guides, Mértola est signalé comme un lieu à ne pas rater. Une ancienne église est devenu le Musée des Arts sacrés et regorge de richesses.





 Je ne sais pas pourquoi ce matin les ancêtres m’empêchent d’accepter simplement la réalité. Les habitants de Mértola n’ont pas besoin de visiter les sites puisqu’ils viennent de ce monde exhumé. Ils poursuivent leur vie, entre ce passé et ce présent comme si c’était normal. Comprenez-moi, disait la guide des Mines de Sao Domingos.

Et comprendre signifie d’abord accepter.
Ce qui me reste aujourd’hui à fariner dans le texte.
Ce sera un mot.
Un salut à la fin de la lettre.
Très ancien et rempli de sel.
Comme en Tunisie.
Saude !


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