jeudi 25 juillet 2013

Vous croyez qu'il pleut?

La chaleur est devenue ce qu'elle peut être parfois, en été. Insupportable.
Dit Bosseigne.
Du coup, poursuit-il, elle provoque des réactions amusantes et irritantes. Comme la pollution.
Amusante?
Non, irritante. Je voulais te raconter quelque chose de drôle pour finir la journée. La rafraîchir.


Toujours travailler à.
Non, s'exercer, s'amuser.
Quand tu lis Pontormo ou Bouvier, tu les vois à l'oeuvre. Notant l'essentiel comme le détail. Parce que.
On ne sait pas ce qu'on en fera et que ça-peut-servir.
Ma mère avait toujours cet argument. Et la langue c'est pareil. On utilise des expressions parce que dans la conversation ça-peut-servir à.
A quoi on n'en sait. Rien.
Ensuite on espère que les disparates se réunissent, que les expressions convenues génèrent une langue entre les personnes, un contact réel, une manière de poser gentiment la main sur l'épaule du voisin, de faire écho.
Au lieu de ça, on se fait écraser les doigts de pieds.
Oui. Irritant mais là, amusant. Si tu m'écoutes un peu, dit Bosseigne, tu auras l'histoire.

Le jardin est blanc de lune. Sur les pêchers les arbres ressemblent à des boules de noël noires. Je repense au garçon dans le jardin arménien à voler les kakis de son père. Après le repas, j'ai traversé la route et moi aussi. Chapardage dans le noir avec le chien noir. Deux fantômes qui se glissent à l'aveugle entre les feuilles et les fruits. Sans compter les odeurs et le chat. Oui?

Eh bien, j'étais au théâtre.
Quand, tu es toujours avec moi.
Une fois, sans toi et il n'y a pas longtemps.

Bosseigne, je le crois au travail dans son bureau certains soirs. Et tandis que je me crois avec lui dans la maison héritée de nos parents, il s'en va sans que je le sache ni ne le soupçonne. C'est son droit, me dis-je en le regardant dans l'obscurité. Et le mien, de me mettre au lit de bonne heure avec un livre.


Au théâtre, on écoutait une pièce de Nathalie Sarraute. La dame à côté de moi m'a demandé à l'oreille: vous croyez qu'il pleut?
Dans le texte?
C'est ce que j'ai cru qu'elle imaginait, que la pluie allait tomber sur la scène, un effet théâtral. Dehors, a-t-elle poursuivi, croyez-vous qu'il pleut?
Il faisait chaud?
Oui, dedans et dehors! Bosseigne a éclaté de rire.
Je te retrouve, ai-je commenté sotto voce.
Comment? Mon parent a poursuivi. Oui, la dame devait avoir très chaud et son besoin de l'exprimer devait être impérieux au point.
Dans un texte de Nathalie Sarraute, c'est parfait. Pour un oui.
Pour un non. Les gens parlent. Sans trève. Le silence durassien, ils l'évitent. Un intervalle entre chaque note tenu. Etiré comme des lèvres cousues de fil blanc.
Petite on a collé sur ma bouche un sparadrap: tais-toi.
Ta mère, ma parente?
Non, une religieuse. A l'école. Le Verbe est trop sacré pour être galvaudé.
Mais cette religieuse aurait dû savoir qu'on n'apprend jamais rien.
Elle citait volontiers Sainte Ursule: que de larmes versées sur les désirs réalisés. Il valait mieux se taire et se résigner. Et me convoquait pour le paiement du trimestre que ma mère avait oublié de payer. Parce qu'elle n'avait plus. D'argent.

Pourtant cette maison, mais Bosseigne ne le dit pas. Notre héritage. Le nom d'une famille disparue. Et cette maison, n'est pas à nous. Belle et blanche de nuit comme de jour. Mais ne nous appartient pas, ni son puits, ni le verger qui la jouxte. A la mort de mon père, à la mort de ma mère. Un fauteuil, doit penser Bosseigne. Notre seul héritage. Et ce nom en fuite sur les papiers et les testaments. Un nom enfui, est-ce que ça se porte?



Inutile de poser la question.
Il est tard. Il fait encore chaud.

Où ce soir trouver un peu de secours?
La pluie de Bosseigne nous aura.
Rafraichis, conclut mon parent.
Sotto voce.

Et cet éclair de Fabrice Caravaca.

"C'est dans l'écho qu'il nous faut être."

Je ne sais pas si l'injonction m'aidera.
Mais je vais essayer d'être l'écho de la pluie sur le drap,
de la main sur la feuille,
du fruit dans la nuit.









mercredi 24 juillet 2013

Les enfants, ces gros fruits, si vite mûrs et si vite abîmés...

Dit Bosseigne reprenant les paroles du poète C., résister aux mêmes.
Surtout ne pas faire groupe, ne pas.
Ce qu'on construit en faisant de l'enfance le point de départ.
Exquise est la douleur, tu te souviens. De se sentir séparé.
Tous ces débuts qui jamais ne.
Ce n'est pas un droit, la différence.
Un endroit non plus.

Ce matin, Bosseigne. Nous ensemble?
Comme un éclat mais sans le rire. Quelque chose un peu nostalgique de ce qui n'a pas eu lieu, non?
Nostos, alors?
Un texte tissé par une Pénélope exigeante et sévère Maxime H. Pascal. De ceux dont on se sent un lecteur emporté mais tout aussitôt illégitime, à cause de. Impuissance du lecteur.
Il s'agirait de tracer un cercle. Ecrit M.H.P.
Lectrice aussi.
Nous nous désarticulons, sans cesse, Bosseigne, depuis cette malheureuse aventure.
Laquelle.
J'ai été en classe avec une fille aux initiales M.H.P. Elle était riche, et malade dans son manteau bleu au col de cygne; je la détestais. Son père avait une usine d'armements à Marseille.

Mon parent est intrigué.

Comme la Tapissière et son fauteuil? Notre fauteuil héritage?
Enfin le tien, à quoi bon nous mettre ensemble.
A cause de la vie que nous menons ici, dans la maison de notre famille en fuite. C'est ensemble.
Que nous fuirons à nouveau.

Nos conversations le matin ont ce tour. Celles du soir. J'hésite. Aussi. Nous parlons en oubliant. C'est le Joker qui revient au moment où j'oubliais le fauteuil, me dis-je en rangeant mollement les pièces du sommeil. Jeu d'échecs renversé sur la table.

J'ai cueilli quelques abricots laissés sur l'arbre après la récolte. Ils sont bons.
Trop mûrs?
Parfaits, dit Bosseigne en roulant des yeux pour me faire comprendre que je dois en goûter au moins un.

Me revient une histoire de chapardage. De kakis. Loin, dans un jardin, en Arménie. L'enfant a passé par dessus le grillage maladroit et commencé à remplir sa chemise de fruits. Mais juste au moment de quitter l'enclos, il s'est retourné et a regardé l'arbre sans feuille croulant sous ses fruits. Plus tard, il se souviendra de l'odeur de sa chemise d'enfant et des gouttes de sucre collées au tissu. Le plaqueminier devient alors dans sa mémoire le seul arbre de noël possible. Il vit maintenant en Europe. Loin de l'enclos appartenant à un homme violent dont il redoutait la colère. Son père.

Puis ces mots, attrapés dans le livre, descendus de la chambre des rêves.
De Nicolas Bouvier: "les enfants, ces gros fruits, si vite mûrs et si vite abîmés".
Mon Bosseigne, pas encore abîmé, considère le ciel. Quel temps, le vent, la chaleur. Mais ne dit. Rien.
Nous sommes accablés ce matin par notre joie passée. Ou plutôt. Notre maison n'est pas un asile. Ou encore. Nous vivons à l'écart au dedans. Comme tourne l'oiseau, tourne la pensée. Sans trouver sa proie.
Sans fixer le point de chasse.

Je ne vais aller nulle part, dit Bosseigne, pas même dans le bureau. Je vais rester à l'intérieur.

Soyons le fil et Pénélope, cousons.
Mais ça se tait, ça n'a pas besoin.
Laissons la famille en repos.
Au loi, père et mère morts.
Bouvier: Il faudra repartir.
Alors restons.
Volets en cabane, pénombre, mots retenus.
Nous verrons ce soir s'ils seront à nouveau dans nos bouches.











mardi 23 juillet 2013

"Et moi qui perds la tête..." Pierre Reverdy

L'ombre du figuier est dangereuse, une femme l'a dit, qui mangeait près de moi, une salade.
Vraiment?
Les fruits surtout, non mûrs, blessent les mains, les brûlent. La sève blanche et collante.
Jamais je.
Moi non plus mais.
Des mains?
Des mains d'enfants qui jouent à se bombarder avec les fruits et se brûlent au troisième degré.
C'est comme la conversation, a repris Bosseigne, pensif.
Tu ne continues pas tes phrases, lui ai-je fait remarquer.
C'est la conversation, murmure mon parent. Je voudrais sincérité et ne dis.
Rien.

La lune était pleine. Chaleur. Je me demandais comment survivre à un pareil étouffement. Et puis là haut la grâce du désert. Je chantais parmi les pierres le début de ma chanson. Elle s'appelle Causse.


Là haut?

Comme si la discrétion dans la conversation avait une valeur positive, alors que ce n'est qu'une manière d'éviter le conflit.
La tienne?
Quelqu'un, tu ne le connais pas, dans une logorrhée, une manière étrange de parler, on me dit qu'il a été autiste, et maintenant, je le comprends mieux.
Une phrase qui dirait: je me comprends dans le paysage.
Comme ce qui m'arrive - parfois- un flot.
Ou je suis compris dans le paysage. Tout compris.
Un flux.
Rester pauvre ou passer pour.
Un fou. Un sot.
Une hypocrite. Une idiote.
Reste le mystère du figuier.

Nous avons ri parce que la tête de la lune large et pâle se montrait. La lumière inondait le jardin noir. C'était réconfortant. Oui, ensemble, là. Toute une nuit pâle à converser.

Et le silence.
Pierre sur pierre.
Là haut, sur le Causse. L'appel du Causse. Tu connais ce livre?
Non. Je connais le désert. Pas le livre. Qui?
William S. Merwyn, un nom de fée, un nom de conte.
Pas comme le nôtre.
Nom en fuite comme notre famille. Englouti dans une vallée. En Ligurie.
Même pas porté par un village inondé comme celui du poète C.
Un nom perdu dont on retrouve parfois les premières lettres sur une pancarte de commerçant.
Et ce nom devient autre, celui d'un étranger.
Comme le nôtre.

Il y a aussi épars des bouts de monde, de femmes et d'hommes. Par exemple ces yeux bleus d'une femme slovaque ou ce bijou turquoise sur une poitrine ou les fleurs d'une robe ou l'eau autour des pieds nus ou la pierre qui sourit.
On ne peut pas s'empêcher de les voir.
La beauté. Ma mère en mourant demandant: donne-moi de la beauté. Pas l'extrême onction, non.
Et ce poète mort expliquant que ce que nous ne savons pas voir et que voient certains, nous le nommons irrationnel, tu te souviens?
De son nom? Non. Mais de cette beauté du désert, oui.
Autant le dire tout de suite, Bosseigne, je suis malade de trop voir parfois. De me laisser aller à une exaltation de mauvais aloi. De mauvaise compagnie. Alors nous seuls.
Encore le poète G.?
Pas seulement. L'insecte ou l'ange, disait Reverdy à propos de Modigliani. Exactement nommé.

La santé de Pontormo, la nôtre.
Le soir dure.
Nuit s'éternise.
Plus haut que nous, le Larzac refleurit. Les corneilles accueillent le chant. Leur pauvreté d'oiseaux peu aimés convient à cette terre-ciel. Mais de ça je ne dis rien à Bosseigne qui fume un cigare en regardant aux yeux la lune.
Nous seuls.

"Et moi qui perds la tête."





vendredi 19 juillet 2013

Une cigale sort de sa chrysalide et moi, dit Bosseigne

Je ne sais pas. D'où je suis sorti, dit Bosseigne.
Une chose après l'autre, mon parent. La famille, ça travaille la langue.
L'oiseau dans la chambre et moi, en Russie.
Russie, la famille? je croyais que nous étions suisses, à l'origine.
La chrysalide est certaine pour la cigale. Je l'ai vue, verte encore, et la chrysalide vide.
C'est la Russie?
Non, la Provence, mais là. Je ne sais pas. Une envie de m'extraire de.
Il y a Pontormo. Il y a Sebald. il y a.
Je ne parle pas de ce genre de voyage. Je suis à la recherche de l'orage.


Si Bosseigne se met à s'exprimer comme moi hier, ai-je pensé, c'est une manière de crise.

Savais-tu, sais-tu.
Je ne sais rien justement. En ce moment, à part l'imminence de l'orage.
Une crise donc.
Presque cerise sur le gâteau du soir espoir.

Mais Bosseigne ne rit pas. N'a aucune envie de. Regarde autour de lui avec effarement.

Tu as des nouvelles du fauteuil? ai-je alors demandé, revenant à ce qui me semblait le coeur de l'histoire familiale.
Au diable!
Le fauteuil, la famille?
Tout ce qui arrive n'arrive pas. Tout ce qui n'arrive pas et qui arrive. Cette cigale, cet oiseau. Je suis à la recherche. Et rien ne se présente, aucun pays, à part peut-être la Russie.
A cause de la neige, du goulag, de la terre vaste sous le ciel froid, des vieux-croyants?
Tu ne comprends rien. Je ne comprends pas. Je suis perdu. Fatigué, effrayé peut-être par ce que représente cette maison entre nous. Cette cigale verte. La soupe que nous avons mangée. Délicieuse. Mais tout est effrayant.

Mon parent s'épuise avec cette thèse sur les textiles, ai-je pensé. Lui si prêt à rire de tout, le voilà bien mal en point. Ma joie du jour va s'envoler. Après tout, Bosseigne est mon proche, un rocher dans la tempête, et là, un brin de paille dans l'orage, me suis-je encore dit, un peu indécise quant à ce que je devais construire comme piste d'envol.

Crise et chance en chinois, ai-je commencé.
S'écrivent avec le même caractère, je sais.
L'orage approche. On entend le tonnerre. En auto on ne risque rien. Et quand on un cancer on ne peut avoir la maladie d'Azheimer et.
Tu veux arrêter la crise en alignant les sottises?
Fatrasies, foutaises, c'est ça? Bosseigne, c'est un essai. Comme la cigale j'essaie de sortir de la crise.
Je veux voler plus loin que la chrysalide et la Chine réunies.
La Russie, c'est moins loin que la Chine.
Mais Chine est plus triste, Asie des Douleurs, alors que Russie danse le soir dans les forêts de bouleaux aux troncs gracieux comme des bustes de jeunes filles enrubannées.
Bosseigne.

Nous sommes si loin l'un de l'autre que le vent du soir au lieu de nous réunir nous sépare.
La joie de l'une s'émiette dans l'inquiétude de l'autre.
Notre famille est sortie de Suisse et ce n'était pas une chrysalide, ai-je envie de dire encore à mon parent qui observe le ciel avec une attention extrême. Croit-il que l'orage soit un pays possible après la Suisse et Marseille? Et cette obsession soudaine de la Russie, d'où vient-elle, je n'en sais rien. Peut-être a-t-il lu quelque communication d'un chercheur russe sur un sujet proche du sien et?
Bosseigne a besoin de repos.
Et de son fauteuil.
Quand il l'aura, il sera à nouveau le Bosseigne que j'aime, mon parent rocher, mon double joyeux.
Je lui lirai le journal de Pontormo pour l'endormir comme quand il était enfant, je lui lisais David Copperfield.

Crise de chance?
Chance de crise.
Et voilà tout.


jeudi 18 juillet 2013

Diario di Pontormo/journal de Pontormo

Noter son repas, ses jeûnes, ses travaux, voilà ce qu'écrit Pontormo.
Le peintre?
Oui, chaque jour ou presque, ce sont les dernières années de sa vie. Sa santé le préoccupe. Son ventre.
Seulement? Tu trouves intéressant de lire ce genre de choses?
C'est plus qu'intéressant. C'est un artiste au travail avec le corps en déroute et le désir de l'oeuvre en route.
Tu fais dans le discours poétique?
Non. C'est exactement ce qui est en jeu, que les mots que j'emploie ce matin s'essaient à préciser. La rime ou plus exactement le rythme. On est parfois trop lâche.
Dans quel sens?
On lâche la langue, on la laisse se relâcher dans la bouche, on a peur d'elle, de soi aussi, alors on parle normal.

Et puis, mais je n'en parlerai pas à Bosseigne ce matin, il y a l'anxiété. Celle de Pontormo, la mienne, la nôtre. Et ces conversations entendues au vol sur la folie et les médicaments. Ou encore sur le rôle du miroir dans l'oeuvre de Untel. Je ne dirai rien. Je ne parlerai que de Pontormo. Surtout pas de Camille Claudel dont l'oeuvre.

Oui?
Ici il y a tout ce que nous ne disons jamais.
Heureusement que nous nous taisons parfois, s'exclame mon parent.
C'est certain. Il va se mettre à rire. Encore. Une fois.
Ce que nous savons et n'osons dire.

Bosseigne soupire. Le matin est mouillé. C'est doux et léger. Nous sommes en vie, Bosseigne, et c'est si simple. Mais Pontormo se passe la main sur le ventre. Il souffre. Ce qui importe, c'est de terminer le travail. Tu comprends, Bosseigne, et il émaille son diario de dessins pour se prouver qu'il continue à exister puisqu'il fait le travail.

Il y a aussi une de ses lettres.
A lui-même?
Non, à un prince. Il lui explique plusieurs choses et lui fait compliment d'aimer les artistes. Evoque un débat sur la peinture et la sculpture.
J'ai une amie qui pense que la sculpture n'est pas un art. Seulement une forme dérivée de l'architecture.
C'était déjà le débat au XVI° siècle mais Pontormo qui est peintre évoque Michel-Ange et ne peut s'empêcher de lui reconnaître du génie puisqu'il est à la fois peintre et sculpteur et que sa peinture.
Mon amie n'aime pas ce qui se dresse, ce qui s'érige, elle y voit la trace du masculin violent qu'elle déteste, rétorque Bosseigne.
La peinture est l'art par excellence pour Pontormo mais le féminin.
L'oeuvre de Michel-Ange est une oeuvre masculine, et sa peinture est celle d'un sculpteur.
Revenons à Pontormo.
Et à ses heures de pipi et de caca?
L'artiste est aussi cette personne mal attifée qui écrit un poème sublime.

Là, seul le jardin.
Nous le regardons.
Il est mouillé de la pluie nocturne.
Mes pieds tout à l'heure dans l'herbe, trempés.
Punto d'erba, ai-je écrit dans mon carnet.

En italien, le point de tige utilisé en broderie se dit point d'herbe.
Pontormo dessine de petits croquis, presque brodés au crayon, dans son journal, entre les lignes.
Il dit figura ch'é sotto  le bras que j'ai dessiné pour la fresque de San Lorenzo.
Ou la tête, ou un corps appuyé sur un bras.
Ce sont de très petits dessins.
Je n'en dis rien à Bosseigne trop occupé aux grandes choses aujourd'hui. Par exemple démolir la sculpture. En se servant d'une amie féministe. Peut-être. 
Je n'aime pas les femmes qui montrent leurs seins.
Ils sont beaux. C'est pour ça qu'elles les montrent.
Ces femmes sont jeunes et arrogantes.
Elles ne pensent jamais aux femmes mutilées.
A celles qui ne veulent ni ne peuvent.

Bosseigne dirait: tu es injuste. Oui.
Et surtout inconséquente. Oui.
Ce Pontormo. Oui.

C'est pour ça que ce matin Pontormo.
Non cenai.
Je n'ai pas mangé. A la date du dimanche 28 avril.
Quelquefois il est gourmand. Donne les noms des fruits.
Des vins qu'il partage avec ses amis ou met en bouteille.
Il donne même les mesures de pain et de vin.
Souvent en compagnie du Bronzino, un autre peintre.
Et toujours le travail de la peinture.

Mercoledi il braccio.
15, giovedi.
Venerdi, il corpo.
Sabato le cosce.


Et petits points d'herbe, ses dessins.
Comme oiseaux, comme traits fins.
Pour ne pas oublier ce qui s'est fait.
Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche.
Suite sans repos.
Au bout. 
La fenêtre ouverte. L'oiseau.









samedi 13 juillet 2013

Crapogre et lézarfine!

C'est le mot.
Non pas le mot, mais cette chose sans nom que tu tiens dans la main.
Comment la nommer si ce n'est de ce mot?
Jouer sa partie avant de s'endormir, c'est ça?
Ma partie est la tienne, cher Bosseigne.
Nous serions parents comme ce crapogre et cette donzelle amincie?
La famille, Bosseigne, la famille!
Eh bien soit, je suis le crapogre et toi...
La lézarfine, ça irait?

Nous nous sommes arrêtés de marcher sous les arbres. Je me souvenais de ce que je venais d'entendre, tout à l'heure, au théâtre. Des mots ouvriers comme caoutchouc ou machine, sueur ou patron. Je revoyais l'énergie des voix et des corps à l'oeuvre. Bosseigne avait refusé de m'accompagner. Notre théâtre familial me suffit, celui des soirs et des matins, du fauteuil et des mots, avait-il répondu à la proposition de m'accompagner. Le jardin était obscur. De loin nous parvenait la lumière de la maison.
Un esprit bienveillant s'affairait dans l'ombre..

Crapogre et Lézarfine, ça peut commencer comme ça, ton théâtre, a poursuivi Bosseigne.
Nous n'avons plus rien.
Si, nous avons une maison, une famille perdue ou en fuite, le nom d'une ville. C'est beaucoup.
Sans oublier le fauteuil, Bosseigne.
La ville est la famille perdue. Le fauteuil et cette maison, la famille retrouvée.

Bosseigne est optimiste. Je ne suis pas sûre d'avoir retrouvé quoi que ce soit. Ce que nous avons perdu pèse au bout de mes bras parfois. De temps en temps, un nom éclaire la journée. Un nom du passé le plus souvent, issu de cet alphabet familial que nous ne cessons, chacun à notre manière, de recomposer.
parfois nous y parvenons et c'est crapogre et lézardine. Parfois tout glisse dans le sablier de l'oubli.
Et nous regardons un peu tristement le chemin devant nous s'effondrer doucement. Mais là le jardin, la nuit, l'été.

Lézogre, ça n'irait pas. On te croirait multitude de ventres affamés.
Crapine, c'est pas mieux, ai-je riposté, entre le vol et le sexe, on ne déciderait pas.
Ce qui nous reste la nuit, le sommeil.
Un peu de tisane, Bosseigne, c'est ce que tu demandes?
Je veux aller revoir ces deux bêtes que tu as déposées sur la table et déterminer laquelle me ressemble, laquelle te ressemble davantage.
Leur âge n'est pas indiqué, ni leur genre.
Mais l'un est masculin et l'autre féminine.
Un crapaud buffo et une tarente. C'est de la science. Après on fait ce qu'on veut avec elle.
Allons les revoir.
De ce pas, sous les étoiles, cher Bosseigne, allons.

Ainsi chaque matin. Ainsi chaque soir.
Notre génie familial nous conduit de l'un à l'autre.
Nous protégeant de l'inquiétude de demain pour ne connaître que le présent.
Crapogre-Bosseigne.
SD-Lézarfine?
Pourquoi pas si ces noms nous font traverser l'été?
Jusqu'à la Suisse.
En automne.

Allons, de ce même pas.
Oui, allons.



vendredi 12 juillet 2013

Toujours Marseille manquera, dis-je

Toujours.
Oui, répond Bosseigne d'une voix distraite.
Manquera, tout.
Tu parles comme Pessoa, maintenant.
Trop d'honneur, Bosseigne, trop.

Je revenais de Marseille. Prise à la fois dans une joie et un désespoir. Où était dans la ville ma famille morte? Je ne savais pas comment expliquer à mon parent cette envie de parler et de me taire en même temps, parler de tout ce qui manquait à dire de cette ville si vivante où marcher avait  été la seule manière pour moi de l'habiter. J'avais ressenti, y retournant, une joie exubérante à la traverser, à en être traversée de part en part, le corps redevenu dans cet exercice d'une étonnante souplesse. Comme l'esprit, lui-même revigoré par la lumière d'été. Comme la traversée de la Méditerranée tandis que le ferry boat vous emmène d'un bord à l'autre du Lacydon.

Et maintenant que tu n'y vis plus, elle te manque, conclut Bosseigne.
Ce n'est pas ça.
Comme ta mère. Elle est morte et elle te manque, c'est simple.
Ce n'est pas ça.
Tu te répètes, c'est ennuyeux.
C'est la connaissance que j'en ai. De cette ville.
Tu la connais bien, c'est la ville de tes parents, de tes grands-parents, de ton origine.
Je me sentais hier en pleine possession de moi-même et de Marseille, et puis non. Me manquait la perception de sa globalité. Même son histoire, entre l'incendie des Nouvelles Galeries et la rafle du Panier, entre la Peste de 1721 et le Chevalier Roze, tout est troué, manquant et la mer plus que tout autre, si belle à mes pieds depuis le Fort St Jean.
Eclats, c'est ce que tu veux dire. Eclats de ville, comme des souvenirs éclatés.
Oui. Bribes et débris. Ces deux mots si ressemblants. Et dans cette ville je n'ai plus aucun parent.
Moi non plus.
Tous morts.
Ou partis pour certains, comme nous.
Marseille est bien vivante. Place des Moulins ou Jean Jaurès, cours Julien, vieux rêve d'y revenir.
Vieux, donc à oublier.
J'ai regardé ces noms, tout ce que j'ai su par mon père et par ma mère, les Mauvestis, la rue Caisserie, Pierre Puget, la montée des Accoules, les Rois Mages, jusqu'au mot de panier et je me suis rendu compte qu'ils avaient imprimé en moi tous leurs caractères d'imprimerie. C'est avec eux que j'écris. Une recomposition des lettres si tu veux pour tenter une description de l'état de la ville et le nôtre ensemble. Mais à quel titre? Je me demande quelle est la légitimité d'une telle entreprise. Ce que je ressens est si puissant et en même temps ce que je peux en dire, si faible.
Si comme moi, tu rédigeais une thèse, tu verrais combien ce sentiment est normal et nécessaire.

Nous avons arrêté là notre conversation. La chaleur arrivait. Il fallait mettre les volets "en cabane" et se réfugier à l'intérieur.

Oh, je ne t'ai pas dit.
Quoi donc?
Sur le parking, dans la poussière, j'ai trouvé une petite âme.
Marseillaise?
Je ne sais pas. Regarde.

Et j'ai ouvert la main.
La petite âme s'est envolée, cigale du matin, nous entraînant plus loin.
En Chine.
En Asie des Douleurs.
A Marseille, au Panier en 1943.
Puis en 1945.
Boulevard de la Libération.
Mains serrées sur le ventre.
La pancia en italien.
Et là, j'ai terminé le café de Bosseigne et nous nous sommes séparés.
Jusqu'au soir.






mercredi 10 juillet 2013

Et Bosseigne sous l'aiguille sourit!

Bien sûr, ai-je souvent pensé, il y a les mots. Ceux de Bosseigne. Les miens. Ceux des poètes comme Ercolani ou Favre.
Mais ils ne nous suffisent jamais.
Ou plutôt l'usage que nous en faisons ensuite.
Ne nous suffit pas.
Toujours à tenter autre usage.
Par maladresse ou désir.
A cause de notre insuffisante mémoire.
Nous pourrions nous nourrir de leurs mots.
Mais non.

Toujours à chercher midi à quatorze heures.
Favre à Ercolani, Azam à Sacré.
Sacré nom.
Et à poursuivre les fantômes. Mots et noms mêlés.
A sebalder plus haut que son derrière.
A joycer sur les lignes.
Puis arrêt brutal.
Chut!

Et là, papier d'emballage indien.
Sans Bosseigne, retrouver Bosseigne, son visage.
Lui, donc.
Dans le silence de la brodeuse, les mots de l'ami.
Mon parent. Celui à qui ma mère a légué son fauteuil.
Que ce matin avec application sur ce bout de papier chiffonné je brodais.
C. m'avait offert de la cannelle et du poivre emballés dedans.
Et voilà.
Voilà un visage.
Celui de.
Bosseigne.
Voilà!

mardi 9 juillet 2013

Il y aura la mer, demain. Un bleu illimité.

La musique, tu connais mieux que moi, dit Bosseigne.
Non.
Je ne connais que ce bonheur qui me vient en écoutant les fugues de Bach, mais je ne sais rien de la musique.
Oui.
Cette jeune femme et son violoncelle, hier. Dans un étui blanc. Et alors ce titre que tu déposes sur la nappe.
En si mineur.
Evoque pour moi une hypothèse modeste. Un chant issu des profondeurs.
A cause du mot mineur, tu vois des galeries. Joséfine la souris dans la colonie pénitentiaire.

Nous nous sommes regardés et avons haussé les épaules en même temps. Mon parent et moi, si proches parfois, au point d'avoir les mêmes réactions. Mais parfois, deux chiens ennemis. Mais là, ce matin, amicaux, tout simplement, grâce au café excellent.


Je te traduis au débotté.

Peau contre peau,
l'ombre contre l'ombre,
avec le désir de renaître encore,
furieux et muets.
Feindre de ne plus écrire, extase.

Extase, écrire encore.

Les pierres deviennent le vent, si on les regarde.
Roulent libres, légères.
Flammes fusées dans l'air, délivrées de la terre,
elles choisissent leur commencement.

Il y aura la mer, demain. Un bleu illimité.

(En si mineur, de Marco Ercolani, edizioni Smasher)

Et nous, quand ce fauteuil sera revenu, qu'allons-nous devenir?
Question sans réponse, Bosseigne; il faut attendre et espérer.
Ce qui revient au même en espagnol, non?
Là, en italien, aspettare...
Et toi, tu crois que ce fauteuil va changer notre vie?
En tout cas, notre attente en sera modifiée.

Mon parent est ainsi, toujours à chercher plus loin que la table blanche du petit déjeuner sous le figuier.
Mais ce poème pour aujourd'hui, avec le vent qui fait rouler les pierres et les rêves ensemble.

Demain, la mer.
Nous rêvons.
En même temps, aux mêmes choses.
Le bleu sans limites où se noyer la nuit, en silence.
Pluie d'été?
Demain.


vendredi 5 juillet 2013

Pour ce soir Bosseigne serait Mopse...Et voilà tout.

Mopse et Bosseigne, ai-je pensé...
Et Bosseigne comme s'il m'avait entendu penser:
Mopse, tu ne le vois plus?

Le silence. Ce matin, mon premier mot a été papillon.
Puis la journée a passé.
Ensuite tout s'est brouillé pour revenir à Mopse.

Unrecounted, W.G Sebald

Non, je ne le vois guère.
Guerre et paix! Dis-moi, vous aviez de grandes conversations sur la littérature, non?
Non.

Je voulais en revenir plutôt au papillon du réveil. Mais Bosseigne ne lâche pas facilement sa proie.

Ce nom, tu imagines combien il m'étonnait quand je t'entendais le citer. Mopse!
Trouvé chez La Bruyère qui l'a lui-même trouvé dans l'Odyssée, je crois.
Un vieux de la vieille!
Si on peut dire.
Laconique. Encore l'Antiquité. Ma chère, ce soir, tu es une tombe.
C'est à cause des sentiments. De ce que nous en avons dit. Du papillon du matin.
Tu avais des sentiments pour Mopse, dans le temps, disait ta mère.
Possible.
Il y avait aussi une fille, Reine, je me souviens, parce que je trouvais ce prénom très beau.
Régine, Régina, Reine. Oui. Encore l'Antiquité.

Bosseigne sait quand je n'ai pas envie.
De parler. De manger. De rien. Envie de devenir aussi invisible que la lumière la nuit. Mais il continue, c'est sa manière.
Nous nous connaissons alors nous poursuivons. C'est notre manière d'être parents.
Apparentés. Appareillés. Un bateau familial en quelque sorte dans lequel tous les matins et tous les soirs nous appareillons. Vers le jour. Vers la nuit. Sous les étoiles.

Il faisait quoi, ce Mopse, dans l'Odyssée?
L'Odyssée, je n'en suis plus sûre. Il était devin.
Comme Calchas, ou Tirésias?
Oui.
Comme toi.
Hein?
C'était pour te faire un peu bouger. Tu es aussi silencieuse qu'immobile. Les gestes aussi nous trahissent. Et depuis que nous sommes attablés, tu es plongée dans un mutisme et une immobilité...désagréables. Est-ce à cause de la chaleur?
Non. A cause d'un mot.
Comme toujours.
Un mot mobile et doux cette fois, papillon. Plus mobile que musical, tandis qu'en effet Mopse...
Les noms, il n'y a tout de même pas que ça dans la langue. Les verbes par exemple...

Mopse et Bosseigne ont en commun de ne jamais lâcher le morceau.
En l'occurrence moi.
Proie facile, surtout le matin.
Surtout le soir.
Leur captive.
Et voilà, ai-je dit à haute voix, en allant me coucher.
Bonne nuit, Mopse.

Bosseigne n'a pas regimbé.
Pour ce soir il serait Mopse et voilà tout.




jeudi 4 juillet 2013

Une manière Bouvard et Pécuchet, dit Bosseigne

Il y a des mots, on les prononce rarement.
Beaucoup.
Ils restent où? Ces mots si on ne les prononce pas?
Dans les dictionnaires!
Bosseigne éclate de rire. Ca m'apprendra à démarrer de la sorte une journée qui s'annonçait bien.

Ton café est délicieux, dit mon parent pour rattraper son rire.
Tous les matins nous recommençons. Je ne dis toujours rien. Comment poursuivre ce qui, Bosseigne a raison, relève d'une discussion Bouvard et Pécuchet? A mon tour, j'ai envie de rire.

Nous enfilons des perles, comme en passant, tous les jours.
Ces perles sont des mots et font des phrases!
Le rire est le propre de l'homme, tu es un homme, donc...


Et là, nous rions tous les deux. Qui de nous deux est Bouvard, qui Pécuchet?
Et le café joue son rôle, tantôt très bon, tantôt décevant. Et ce n'est pas faute de m'appliquer à trouver la meilleure manière de le faire. Et puis l'été a toujours un petit goût de déception, pourrais-je dire, comme le café du matin. Mais se taire est aussi une manière Bouvard et Pécuchet. Alors je tente.

Rivière, par exemple.
Tu parles d'un livre?
Non, du mot.
Tu trouves que c'est un mot silencieux?
Oui, surtout pour nous qui vivons près d'un fleuve.
Ce qui justifierait le peu d'usage que nous en ferions?
Je parlais des mots qui sont dans notre tête en silence.
Une sorte de refus de l'arbitraire du signe, en quelque sorte?

Là Bosseigne s'égare. Mais je ne lui en dis pas un mot. Chacun sa rivière. Et je déguste mon café du Mexique.

Ce que tu sembles dire, c'est que n'habitant pas le long de la Loire, qui est une rivière, nous n'avons pas d'usage de ce mot?
Ce n'est pas ça.
Tu es un drôle de pistolet linguistique, toi!
Personne ne parle ainsi, Bosseigne, à part toi et moi.
C'est le Bottin des mots anciens...et des expressions démodées.
Tiens, Bottin, à part la rue Sébastien Bottin, personne n'aurait l'idée d'employer ce mot pour y chercher une adresse ou un numéro de téléphone. On dit annuaire aujourd'hui. Notre conversation est vaine le plus souvent.
Mais drôle, une manière Bouvard et Pécuchet! dit Bosseigne et encore une fois, je note la perspicacité de mon parent et notre commune manière de voir le monde.

Dans le dernier titre d'Edith Azam il y a le mot rivière et souvent, quand je n'arrive pas à m'endormir, je recherche dans ma pauvre mémoire le titre entier et je revois la couverture du livre et le beau dessin d'Elice Meng et je m'endors dans la couleur. Et la rivière n'a rien de la mer, elle est verte et ombreuse et douce aux corps qui la pénètrent. Sur ma table, je transporte, telle une fourmi mélancolique, des piles de livres que je ne veux pas oublier après les avoir lus et aimés, comme si leur présence à côté de moi allait graver plus durablement les mots qu'ils contiennent.

On ne se souvient parfois que du titre d'un livre, et encore! et pourtant on l'a aimé, conclut Bosseigne en  mettant sur le plateau les reliefs du petit déjeuner. C'est ainsi, un rappel de notre condition. Il vaut mieux en prendre son parti.

Ou en tirer parti?
Egréner dans le noir les perles retenues, rivière, vrac, panier, et pour chacun nouer le fil du poète à qui il revient.
Oui, c'est une chose possible. Se fabriquer un dictionnaire modeste où le mot rivière donne sur le nom Azam comme Vrac sur le nom Favre, ainsi de suite. Comme une fenêtre ouvre sur la beauté d'un jardin.
Panier, James Sacré.
Ah?
Tu peux choisir un autre mot. Pour moi ce sera panier.
Et comme tu vas au marché ce matin, ne l'oublie pas.

Mon parent, ce Bouvard, m'accompagne tous les matins.
Et file vers ses travaux et moi, Pécuchet de jardin, les miens.
Nous nous en contentons.
Cette vie de mots, la nôtre.
Pour combien de temps encore?



mercredi 3 juillet 2013

Schumann et les étoiles de Sebald

Sur l'usage de la métaphore, dit Bosseigne.
Oui?
Je pensais à des noms allemands.
Des noms?
Des noms de poètes et de musiciens. A mes yeux, la seule justification allemande.
La poésie?
Non, les poètes et les musiciens.

Mon parent est insaisissable. Au moment où je pensais en avoir fini avec lui sur un tel sujet, le voilà qui le remet en selle. Chevauchée du matin sous la pluie.


Et mon parent de se mettre à réciter un poème.
Avant même d'avoir bu le café matinal.
Bosseigne!

Les sentiments

mon ami
écrivit Robert Schumann
sont des étoiles
qui ne nous guident
qu'en plein jour

Un poème de Sebald. Mort dans un accident de voiture en plein jour.
En Angleterre.
Oui.
Un écrivain que tu aimais.
Beaucoup, à cause.

Nous nous sommes tus, brusquement saisis par une crainte un peu superstitieuse. Pourquoi dire ce qui nous fait aimer un écrivain, il est plus normal de dire que c'est son écriture qu'on aimait, non?

Ce poème est devenu à son tour une étoile, a commenté Bosseigne.
Et Sebald le nom d'un sentiment, ai-je poursuivi.
Ce qui nous lie les uns aux autres.
Les sentiments.
Et cette manière, par le poème, de traverser le temps. Le temps que nous mettons à comprendre nos sentiments.
Il y a des poètes qui détestent qu'on évoque ce mot. Sentiment. Comme si de sentiment on arrivait tout de suite à sentimental.
Sentimental bourreau, tu te souviens?

Oui, Bosseigne, je me souviens. Mais je n'en dirai rien. Je continuerai à rester dans le nom de Sebald, dans le visage sur la couverture de la revue, dans les yeux dessinés par son ami Jan Peter Tripp, dans le mot allemand unerzählt. Oui, à rester. Et le mot ce matin sera oui. Je verrai aussi un visage détourné, celui de sa fille par exemple. Et le sien, attentif à la réponse qui ne lui sera pas donnée. Ni ce matin, ni jamais.

Te rappelles-tu

le gris si singulier 
de la lumière
lorsqu'en mars
nous étions
sur l'île aux paons

C'est curieux ce que tu as dit tout à l'heure sur la justification allemande.
Je voulais parler de la langue allemande.
Et?
Sa seule justification, pour l'étudier, voire la parler, la lire, c'est la poésie.
Sebald.
Oui, mais on peut ajouter d'autres noms.
Evidemment. Mais lui a poussé très loin cette question.
Surtout dans sa poésie.
Pas seulement, et son départ de la terre natale a été une tentative de réponse.
Comme un poète portugais a choisi d'avoir plusieurs identités?
Oui.

Je n'avais plus envie de parler avec Bosseigne. Je redoutais comme souvent une pirouette inattendue. Qui me laisserait sans voix pour la journée. Pourtant ce nom de Sebald.

C'est à partir d'une lettre de Robert Schumann. Une véritable.

Bosseigne avait envie que la conversation se poursuive ce matin. La rêverie pluvieuse ne l'incitait ni au silence ni à l'étude.

Une lettre de jeunesse adressée à son ami le poète Jean Paul. il ne sait évidemment pas ce qui va lui arriver. Il ne sait ni l'amour de Clara et leurs enfants, ni la folie. Il ne sait rien et redoute déjà tout. Il écrit: "Les sentiments sont les étoiles qui ne nous guident que par ciel clair tandis que la raisone st une aiguille magnétique qui continue d'orienter le navire lorsque même les étoiles sont cachées et qu'elles ne brillent plus."

J'ai essayé moi aussi.
Toi?
Oui, d'écrire les sentiments.
Les décrire?
Non, les écrire. Sebald dans son poème dit mieux que le musicien l'inquiétude.
C'est un poète. Il arrive à ouvrir la fenêtre bien davantage. Et les étoiles ici brillent plus que la raison.
Mais ne nous conduisent pas moins à la destruction.


Finalement, a conclu mon parent, on en revient à ce que tu disais des mots à collectionner. Aujourd'hui, ce serait le mot sentiment.
Oui, Bosseigne, ou étoile.

Nous avons terminé notre petit déjeuner.
Tout rangé, balayé, lavé.
Chacun retournant à son rêve du jour.
Et voilà.







mardi 2 juillet 2013

Par où les livres nous traversent

Tu sais, on ne sait pas, ai-je commencé.

Mais lui, Bosseigne, uniquement préoccupé de son travail, ne me regardait pas. Ne pouvait donc voir mon agitation ni ma langue silencieuse s'agiter inutilement, là, dans ma bouche, au lieu de mastiquer mon pain.
Ma façon maladroite de commencer, voilà qui devrait me préoccuper davantage, ai-je pensé.
La rhétorique est un art, aurait pu me rétorquer mon parent, mais là, Bosseigne vraiment trop éloigné du sujet, visiblement soucieux. Il aurait fallu lui demander d'où venait son inquiétude. A la place de la bonne question, j'ai osé celle qui me tenait depuis l'éveil.


Par où les livres nous traversent, on ne sait pas.
Mon entretien ne s'est pas bien passé hier, a dit enfin Bosseigne.
Pourtant, ai-je tenté.
Je n'étais pas en forme ou alors cette question sujet/objet dont nous avions parlé, ou encore ton exécrable café.
Merci, ai-je dit. Merci de me coller une part de ton échec sur le dos.
Tu es vexée? a demandé surpris Bosseigne. Et puis d'échec, il n'est pas question. J'ai le poste.

Voilà bien mon parent, me suis-je dit, rongeant mon énervement sur un bout de pain grillé noirci.

C'était quoi, ta question, au fait? a-t-il repris sans attendre ma réponse concernant mon éventuelle susceptibilité matinale.
Les livres, on ne sait ce qu'il en reste en nous ni comment ils entrent en nous.
Par le regard, par l'esprit, par...
Une amie hier en parlant de sa mère a dit qu'elle souffrait d'un cancer de l'esprit.
Tu as l'art des fausses pistes.
Fausses trappes. Avec toi, il faut être vigilant.
Vigilante, non?

Je n'ai plus rien dit. A quoi bon. Bosseigne, maintenant qu'il avait vidé son sac, avait envie de rire à mes dépens et je n'étais pas en état de jouer au jeu du chat et de la souris des mots. Il avait de toute façon une longueur d'avance sur moi, sa jeunesse. Et puis le brouillard ce matin avait tué en moi l'énergie joyeuse du jardin.

Tu as remarqué que fauteuil commence comme faux, faux-semblant par exemple? Ce fauteuil est un faux problème, a-t-il conclu en éclatant de rire. Ce cancer de l'esprit dont parle ton amie, ne serait-ce pas cette manière biaisée d'entendre le langage et de le déformer jusqu'à en faire une machine à souffrir?
Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
M'étonnerait, ma parente chérie, que tu n'entendes pas ce que je sous-entends...A malin maline, non?

Cette propension de Bosseigne à jouer sur tous les tons sa chanson m'énervait. Malines est une ville où est allé Sebald, aurais-je pu rétorquer.  Je n'avais pas envie de lui faire ce plaisir. Mais en même temps, comment se passer de sa compagnie? Mon parent et moi avons partie liée, ai-je pensé en le regardant engouffrer ses tartines. Son solide appétit va de pair avec sa manière de voir le monde, me suis-je encore dit, une manière large et vorace bien différente de la mienne, si maladroite et engoncée dans le langage au point d'en être la prisonnière, comme cette histoire de fauteuil, révélatrice de ma difficulté à accepter les mots comme ils viennent. Car plus que l'objet, c'est bien le mot( comme le nom de Sebald tout à l'heure) qui m'a retenue.

Tu es fâchée? a repris Bosseigne.
Y aurait-il une raison que je le sois?
Cette histoire de livres m'intéresse. Je me demande souvent où se déposent tous les livres que nous lisons, que nous croyons oubliés, perdus, et qui en fait se cachent bien quelque part. Ton Montaigne, par exemple...si prolixe, que deviennent tous ses chapitres, ses gloses, ses remarques? Je ne parle pas des citations abondantes qu'il fait en grec ou en latin que nous ne pouvons engranger facilement, mais le reste? Lui qui a écrit sur les transports et les bibliothèques, aurait-il réfléchi à ce que représente un fauteuil? Qui sait si quelque part dans son texte, ne se cache pas...
Oui, une autre question, pourquoi Montaigne nous aura-t-il requis? Lui plus qu'un Agrippa. Ou un Ronsard. Et plus Du Bellay que Ronsard. Mais là n'est pas la question initiale.
Toutes les questions de ce jour sont initiales.
Ne joue pas sur les mots, Bosseigne!
Tu disais par où les livres nous traversent, où, dans le corps?
Oui, restons-en là, dans le corps.
Et la tête, ma chère alouette?
Le corps, Bosseigne, est le lieu.
Le lieu du vivre?
Voilà, tu l'as dit, le lieu du livre.
Bravo, s'est écrié Bosseigne, et il nous a resservi du café.
Un excellent café qu'il avait lui-même préparé.
On n'est jamais assez prudent avec sa famille.

Le corps est donc le lieu du livre, a -t-il répété.
Ce sera la phrase initiale.
Bonne journée, a-t-il dit en quittant la table du petit déjeuner.
Oui, Bosseigne.
Bonne journée.









lundi 1 juillet 2013

Un fauteuil ou une baleine sur le mont Ventoux?

Quelque chose comme.
Une baleine.
Mais ne me parle pas de métaphore comme trop souvent on le fait.
Blâmant l'usage ou le recommandant. Citant pèle-mêle Mallarmé et Tranströmer.
Tu sais, Bosseigne, où nous en sommes de tout ce fatras.
Paroles en vrac, vas-tu dire, au moment du réveil.
Vrac conversation, Claude Favre, tu la connais?

oeuvre de Claire Cuenot

Oui, et reparlons collections.
De mots et de gestes?
Non, de noms.
Nom de nom!
Bosseigne, arrête de te moquer de mes tentatives de mettre en ordre la journée!

Bosseigne rit. Il a bien dormi, semble-t-il. Le jardin brille. On peut dire qu'il brille. Ensuite il change. Mais là, ce matin, il brille. Je ne le dis pas à mon parent. Parce que le café est insipide. Je l'ai fait trop vite en pensant à cette baleine. Tant pis. Demain il sera plus fort, le café.

Il y a des gens qui collectionnent.
On l'a déjà dit, rétorque Bosseigne qui grimace en découvrant le café du matin.
Il n'est pas bon, je sais.
De collectionner? Je n'en sais rien, à vrai dire. C'est ton café qui est mauvais. Dès que j'aurai mon fauteuil, enfin celui de ta mère, je pourrais dire que je commence une collection de fauteuils! C'est le premier fauteuil qui compte, non?
Ce n'est pas drôle.

Bosseigne m'agace quand il est ainsi, moqueur et sans considération. Mais après tout, n'a-t-il pas raison comme toujours de pointer du doigt mon ridicule? Bosseigne, mon critique quotidien, je te salue aujourd'hui encore pour ta perspicacité et ta présence à mes côtés, mais ça, je ne le lui dirais pas. Et je reprends mon antienne favorite: fatras et fatrasies.

C'est ce fauteuil, commence Bosseigne, en me coupant l'herbe sous le pied.
Quoi, ce fauteuil? On en a assez parlé. L'été est là. Ton fauteuil sera fini. La tapissière va te téléphoner. Ou le Joker. Et cette histoire au moins sera terminée.
Cette histoire seulement?
Si le fauteuil revient dans cette maison, tout sera fini.
Mais non, tu trouveras un autre objet à invoquer, j'en suis certain. Le fauteuil aura joué son rôle. Il faudra un autre sujet.
Objet, tu disais.
En l'occurrence, objet ou sujet...
Objet au sens classique: ce qui est là. Or le fauteuil n'est pas là.
Sujet du discours alors?

Le café ne peut nous tenir en silence. Il est vraiment mauvais. Je propose à mon parent d'en refaire. Il accepte tout de suite. Nous reprendrons notre conversation où nous l'avons laissée, dit Bosseigne en me regardant filer à la cuisine. Je dois me concentrer sur ce que je fais, ai-je pensé, tout en nettoyant la cafetière. Un bon café ne se fait pas en passant, sans y mettre toute son attention.

Voilà, ai-je annoncé, en posant la cafetière brûlante sur la table.
Merci, a dit Bosseigne, je file. J'avais oublié un rendez-vous à l'université pour définir le titre de mon cours pour l'an prochain. Ce sera pour demain.
Et il est parti, me laissant à mes réflexions sur la distinction entre objet et sujet.
Fauteuil ou baleine?
Nous approfondirons la question demain, a encore ajouté Bosseigne en déposant un baiser sur mon front.
Et voilà pour aujourd'hui, ai-je pensé.
Oui, voilà.