samedi 5 décembre 2015

Langue de trahison. Bouche rouge.


Se potessi scrivere bene in italiano, direi : lingua di traditori.
E poi.
Mais non. Aucune langue n'est celle du traître. Ni de l'assassin.
Pourquoi l'italien est mort. Perchè. A cause que.
La langue arabe n'est pas responsable de la folie des uns.
En elle comme en allemand tant de douceur qui passe par la gorge.
La musique de Bach n'est pas la musique inventée par les nazis.
Pourtant. Je repense aux paroles si dures de Jankelevitch.
La langue italienne nous retient dans sa bouche.
Bouche aux lèvres peintes, comme la bouche de la mort.
Lèvres rouges sur masque de mort.
Que faire de la lingua italiana? Pero...Non lo so.
J'aimerai toujours Caproni, Ungaretti e tanti altri.
Amici.
Poeta.
Ma.

La mia madre diceva: italiens traîtres. Bêtise. Maternelle pour un(e) idiot(e) maternel(le). A cause de la guerre. E poi.
Bizarrement celui qui est trahi ressent de la honte à l'avoir été.
Comme si la maladie l'avait à nouveau désigné.
Le rire lui est encore possible.
Mais revenir au bleu?
Sur les corbeaux portugais brille un peu de cette couleur.
Revenir vers cette langue.
Remplacer la souplesse de la danse italienne par la raideur portugaise.
Et son jeu en bouche: chut, chut.
Ce que nous savons.
Ce que nous ignorons.
Mon cher Bosseigne.
L'être à l'envers.
Le 13 novembre un monde a cru mourir.
Ce n'est pas fini.
Tout se poursuit.
Même la trahison.
Et l'amour?
Aussi.

vendredi 4 décembre 2015

Monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé, relisant Mandelstam.

Quels sont les noms des endroits où le Blond et moi marchons?
Ici comme ailleurs, tout a un nom.
Quartier de la Condamine.
Chemin du Pigeonnier et de la Maison basse.



Landes, taillis, vergers, tout s'est mélangé. Confusion d'herbes, d'ombres, de couleurs.
C'est ici que nous marchons ce matin. Sans Bosseigne parti vers d'autres solitudes.
Nous allons en compagnie d'une colline, et de ses feux d'automne.
Le chien a cru voir un cadavre sur le goudron de la petite route. Vite.
Je l'ai suivi, croyant moi aussi à une mort emplumée.
Effraie, faucon crécerelle, buse peut-être ou faisane échappée loin de son chasseur.
Ni l'une ni les autres.
Une carde, tombée d'un tracteur où ses congénères s'entassaient en prévision des fêtes de fin d'année.
Le chien et moi étions un peu déçus. Nous nous étions trop vite emparé d'un rêve de plumes et nous nous retrouvions en face de traditions provençales qui parfois agacent tellement.
Ce matin pourtant, j'avais disposé sur une assiette lentilles et grains de blé mis à germer.
Il y a des rites qui réconcilient et d'autres qui.
Je n'ai pas trouvé le verbe.
Qui ne boutiquent pas. Qui séparent. Des rites qui referment le paysage et d'autres qui l'ouvrent à la steppe, ai-je pensé. Le chien reniflait les sentes entre les herbes sèches: passage de bêtes sauvages jusqu'en plaine. Un rite pour un chemin frayé à peine.

J'avais en mémoire une phrase de Mandelstam dans le Voyage en Arménie :
"...un homme acclamé pour n'être pas cadavre encore."
Et là, une carde décevante de n'être pas oiseau.
Un certain désordre alors?
L'ordre doré de l'hiver régnait autour de nous. Pas de monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé.

Au soir, que reste-t-il quand le ciel change sans cesse?
Annette. Les halliers, le jeune homme et le médecin, un couteau aussi et le sang. Et les bleus changeants.  A les regarder, on ne peut croire que ce monde va disparaître et pourtant de minute en minute le ciel. Rouge et bleu.
Comme nous ne pouvons penser notre effacement.
Nous cherchons à découvrir des signes encourageants.
Nous allons vivre. Encore.
A cause du jaune éclatant des érables sur la rive droite du Rhône.
D'un trait de lumière qui joue dans l'herbe brusquement.
Nous y voyons des signes, mais ce sont des illusions, dit Bosseigne.
Coups de feu: le chien se met à courir. Je crie dans la nuit aux chasseurs de retourner dans le livre.
Ils ne m'entendent pas. Ca claque encore. Le chien disparaît. Moi aussi.
Annette, gentiment, m'aide à tout faire rentrer dans l'ordre.
Je suis très fatiguée tout à coup.

Besoin que Bosseigne rentre.
Besoin d'un regard.
Le chien ne suffit pas.
Il le sait, s'agace de ce qu'il perçoit au dehors.

Sur la table, devant la fenêtre noire, livres empilés.
Amicaux. Mais sans regards.
J'attends un regard amical. Qui ne vient pas.
Livres de plomb et de papier mâché.
"Portes du coeur, chien battu, je vois un temple, je tremble, que se passe-t-il?"
Alejandra sort du jardin aux statues brisées. Vient à ma rencontre.
M'aide à devenir aveugle à mon tour.


Pourquoi Sebald était-il tellement fasciné par les yeux au point de redouter de devenir aveugle, du moins est-ce ce qu'il raconte, se souvenant  des "peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l'obscurité qui nous entoure" au contact d'animaux enfermés dans le zoo d'Anvers.  A cause de leur gémellité?
Deux yeux, un seul regard.

Et ce mystère du nom de Gregor. Utilisé deux fois, Austerlitz, les Anneaux de Saturne.
Emprunté à Kafka.

Et ici? Sur la carte, quels noms retenir, voler, inventer?
Peut-être, demain, boutiquer en cupesse un itinéraire nouveau?

Et toujours pas de fauteuil.
En cette fin du monde, nous serait-il rendu?

"Si célébrer était possible."


(citations en italiques: Alejandra Pizarnik, Extraction de la pierre de folie)





mercredi 2 décembre 2015

Se réveiller triste ne permet pas de boutiquer, ni de faire cupesse dans le pré.

Est-ce qu'une cupesse se boutique, demande Bosseigne.
Boutiquer sa journée en toute sérénité, est-ce possible?
Tu ne réponds pas à la question.
C'est une histoire d'alphabet. Après le A...
Le B. comme bienveillance, bonheur, bonjour!
Et le C comme cupesse, c'est ça?
Ou cul par dessus tête?
Et encore culbute, carambole, carrosserie de hasard, les mots!
Et contentement, pour dire le paradis.
Difficile, quel désordre!
Pas la lettre D, Bosseigne, restons-en à C. Se contenter.
De peu?
Non, de ce café, du côté où nous sommes, du coin doré sur la façade des voisins ce matin.
Se cloîtrer dans le contentement de soi, en ce moment, me paraît une.
Connivence avec l'ennemi?
Une désertion.
Non, je ne crois pas. Se réveiller triste ne nous permet pas de boutiquer, ni de faire cupesse dans le pré.
Tu y reviens?
Au pré? Plus que jamais quand il est ourlé de givre comme aujourd'hui.





Là nous avons ri tous les deux.
Nous imaginant cabriolant trempés dans la fraîcheur matinale.
Et ensuite courant vers la maison et son feu.
Mais nous sommes restés assis, l'un en face de l'autre, à nous contenter de ce café colombien de première qualité.


Mais. Lectures. Rappel à l'ordre des douleurs. Ombres de nos mères. Mots de Claude Favre. Aphasies. Nuits.
"_d'une longue douleur _Pavese_et d'un long silence" (#poissons crevés_rustines)

Puis.
"Réveil traversé de frissons sans cesse renaissants. Jamais encore un tel saisissement après un rêve."
Encore Gustave Roud. Nuits blanches plus souvent qu'à mon tour. Chutes. Disparitions. Larmes.

Le sourire revient dès que certains visages en mémoire reviennent. Les cauchemars de la nuit dissipés par deux yeux noirs et un visage d'enfant rieur. Dès que Bosseigne prépare le café. Dès que l'odeur du jour comble le trou de la nuit.

Me revient cette idée de Sokorov que la peinture européenne a inventé le portrait. C'est une idée réconfortante. Avant le cinéaste russe, lecture éclairante de Lévinas. Pour Sokorov, ces visages de nobles et de rois sont en fait avant tout des visages d'humains qui n'avaient rien d'exceptionnel, des visages qui nous parlent directement. Mais n'est-ce pas le cas pour tout portait? L'Egypte, Rome nous ont donné des visages qui ont requis notre attention durablement, se sont mêlés à nos souvenirs et continuent à vivre en nous.
Il y a les portraits du Fayoum, pour moi si importants qu'au Louvre je commence toujours par là. Dans ces regards, je croise des êtres encore en vie. Des fils, des pères, des jeunes fiancées.

Et maintenant? questionne Bosseigne qui considère avec curiosité le livre orange posé près de moi.
Peut-être je te lis un peu de Khlebnikov?
Le mollah des fleurs?
Un extrait des Voix et Chants de la rue.

-Le Tsar!
Et nous!- Et nous nous nous regardons et nous    nous  regardons!
Les tsars  les tsars tremblent!
Le grand prince
Quoi? ça commence déjà?

(Il regarde sa montre)

Oui    c'est l'heure déjà!


(extraits de Claude Favre et Khlebnikov, traduction Yvan Mignot, dans la très belle revue Camion d'octobre 2012/ film Francofonia d'Alexandre Sokorov)


vendredi 27 novembre 2015

Rire des sous-bois, Avram Sutzkever.




Forêt que je connais, maison de fous pour arbres
Enfermés dans les bois. La clé chez le gardien.
Ils hurlent, s’arrachant les oiseaux de la tête,
Pendant l’orage, ils boivent le vin des éclairs.
Par leurs verts corridors, verts de l’éveil du cuivre,
Se promènent les jours. Ils viennent un par un
En chemise blanche et par les mêmes corridors
Disparaissent, taches bouillonnantes sur la blancheur.
Chaque arbre est prison en prison. Mais les racines
Courent avec le rire moussu des sous-bois
(...)
Un ami pour Annette, ce sera bien pour aujourd'hui. Et pour Bosseigne. Et moi. Ce sera ce rire des sous-bois. Avec le vent et le doré des feuilles. Nous marcherons accompagnés par le rire moussu des sous-bois. Ce sera tout. Merci.
in Où gîtent les étoiles, oeuvres en vers et prose, Seuil, 1988

jeudi 26 novembre 2015

"Avignon couvert de forêts", Abkhasie, aphasie,Arménie

Ramasser des cailloux (petits éclats de calcaire, tessons), les serrer dans ses poches pour ne pas perdre de vue le retour.
Le petit Poucet veille.
En marchant de chez nous au village, nous apprenons à disparaître du paysage. Nous égarer est la seule manière de vivre ici. Bien sûr, nous connaissons ou croyons connaître le chemin de la maison.
Et pourtant il nous arrive dans un vent joyeux et froid, de nous retrouver ailleurs, si loin de ce petit pays où nous sommes établis, Bosseigne et moi.
De ce petit pays, ai-je pensé, et de ses habitants. Sans le vent, pourrions-nous les supporter? Eux aussi sont pulvérisés par sa force, soufflés, transpercés. Allégés. Comme nous.
Sans le vent, nous serions moins légers, ai-je commencé.
Le vent, répond Bosseigne, permet le voyage, la lumière, le ciel, les arbres sans oublier les nuages qui filent à toute vitesse au sud.
Alors le paysage s'inverse: la colline devient Ararat, le village, une île.


Mon parent est joyeux. Quand on marche ainsi, on ne pense pas au fauteuil disparu ni aux douleurs du monde. Ni à la peur. Nous respirons en rythme. Le pas rapide que nous avons choisi excite en nous une certaine gaieté. Par la grâce du vent nous voyageons en terre nouvelle. Je me réconcilie avec les maisons, les champs et les vergers dociles. Je suis en Abkhasie. De nouveau la lettre A vient à notre rencontre.
Ce village étroit qu'il m'arrive de détester, par la magie du vent, s'ouvre à une autre langue.
Son nom lui-même se métamorphose, soufflé en désordre, il devient Soukhoumi dont Mandelstam précise qu'il est à la fois village du deuil, du tabac et des huiles aromatiques. Ce qui pourrait s'appliquer à B. Deuils, histoires de famille et huile d'olive.
Mais nous ne sommes plus à Boulbon, nous venons d'arriver avec Mandelstam à Soukhoumi:
"C'est là qu'il faut entreprendre l'étude de l'alphabet des langues du Caucase. Chaque mot commence par la lettre A."

Mandelstam ramasse un éclat d'os, regarde l'Ararat, se penche vers le sol, s'étonne "de la folle combustion des pavots, ou se livre à des considérations scientifiques sur les nervures de la feuille de capucine. Tout l'intéresse. Tout l'amuse aussi. Comme si rien de terrible n'allait arriver.

C'est que, reprend Bosseigne, il est bon d'avoir dans sa poche, outre les petits cailloux du retour, un récit de voyage. De ceux qui tiennent peu de place mais sont précieux de mots.

En marchant contre le vent, on parle peu.
C'est au retour que reprend le fil.
Un mot trotte dans ma tête: minote.
Farine à minote.
Tous les jours je fais du pain.
Enfant j'allais à la minoterie.
Une minote de Marseille.
Je traçais un cercle de farine
et je jouais dedans.
Minoterie: farine à minote?

Bosseigne rit.
Et me jette à la figure feldspath, schiste, diorite, grès, et autres cailloux du chemin.
Dit qu'il a faim. Que le soleil baisse. Que le vent se renforce.
Qu'il a envie d'un café et d'une tartine.
Que c'est le soir.
Qu'un livre comme celui que nous tenons contre le vent nous sera encore utile.
(Voyage en Arménie, Mandelstam, traduit par André du Bouchet.)
Qu'il fera du feu en rentrant.
Mais pas avec le livre, non.
Il rit, il rit, mon parent.
Et je me tais et je me tais.
Je pense à Annette, à la chasse, fusils qui claquent, chiens courant, renard mort.
Et aussi à ce poème de Sebald que je voudrais savoir par coeur.
Il y est question de sa fille, d'un moulin et du meunier "aux pattes blanches", de la mélancolie aussi et d'un music hall dont Kafka parle dans l'Amérique.
Je me souviens seulement de ces mots:
..." Des roses mousse croissent dans les Alpes. Avignon couvert de forêts."
Et je me tais.
Mandelstam en poche.




mercredi 25 novembre 2015

Akhmatova, Annette, André, la langue, et toujours la lettre A!

Le soir et le matin, Bosseigne et moi nous faisons conversation.
Parfois en silence.
Parfois ici, parfois perdus dans nos errances mentales.
J'aime bien, pour ma part, filer vers une forêt que je connais un peu, du côté de Montrichet dans le pays de Vaud. La pente est douce et les fougères nombreuses qui atténuent la course des bêtes dans les fourrés. On y trouve des fontaines au détour des chemins. J'aime apercevoir des ombres aimées. 
Bosseigne, lui, marche souvent sur un rivage, loin de toute colline.





Et ce matin, nous revenons ensemble vers Arles où nous étions hier soir.
Décidément retenus par la lettre A.
La langue, a commencé mon parent, me regardant par dessus ses lunettes, ah, la langue. Et il s'est tu. Me regardant toujours.
Et cet homme, ai-je dit, cet homme, André M., il était la langue lui aussi, non?
Et Akhmatova, aussi.
Ce qui se passait là, d'insensé et de terrible, en ce temps, cette femme, cette mère épuisée, poète, écrivant le passage strident des paniers à salade et elle et les autres femmes faisant la queue aux Croix, la prison de brique et tous les souvenirs de la jeune fille joyeuse et célébrée tandis que pèse sur la langue et le pays un poids de plomb.
La poésie, a commencé Bosseigne, la poésie. Et la musique de Britten, a-t-il murmuré.
André, l'homme, lui, récitait le poème comme s'il l'avait écrit. J'ai pensé que nous devrions apprendre par coeur. Comme à l'école autrefois. Ce qui m'effrayait tant. Parce qu'on ne m'avait pas montré l'importance de cet apprentissage, non pas fait pour exercer la mémoire seulement. Je l'ai fait pour un ou deux poèmes, Rimbaud, Trakl surtout et puis ai renoncé. Non parce que je n'y croyais pas, mais à cause de ma mémoire. Pourtant.
André, un fils, un homme, c'est ce que dit son nom.
La mère faisait la queue pour donner à son fils un colis de nourriture. N'ai pu m'empêcher de penser à la fille de Tsvetaïeva. Fils et fille emprisonnés. Et leurs mères écrivent ce qui leur reste de force dans la langue qui les unissait pour les nourrir. Pour réunir toutes ces femmes devenues le temps d'une journée des amies réunies pour la même raison dans une queue interminable.

J'ai pensé à nouveau combien la langue nous manquait.

La langue russe, bien sûr, mais aussi allemande. Toutes nous manquent, me suis-je dit encore. Bosseigne ne disait plus rien, reparti marcher sur ce rivage inconnu où la mer est grise et vaste comme une main amie. Loin de toute forêt.

Et j'ai ouvert enfin le livre d'Annette.
Cadeau précieux d'où immédiatement une foule a surgi, chiens, renards, cavaliers et l'herbe!
Mon parent a quitté en silence la table du petit déjeuner mais je n'étais pas seule pour autant. Outre Novalis, posé sur un meuble comme livre ouvert, la lande et ses marais étaient le paysage du matin, éclairé à peine par la lueur pâle du jour. Le livre a la couleur du bois, ai-je remarqué, ou de l'animal sauvage, il est brun.


A comme Annette. Les allemands lettrés, les poètes, tous connaissent Annette von Droste-Hülshoff. Tous, sauf moi, me suis-je dit en découvrant il y a quelque temps un de ses poèmes qui m'avait bouleversée. Amis poètes italiens aussi qui ont écrit Nodi del cuore, mais français? Peu. Suisses romands, oui. Et ce livre là posé sur la table, publié aux éditions La Dogana en 2013. Le livre a été composé à Versoix où je suis passée en septembre. Géographie minuscule et tendre.

Lorsque le A de attentats nous vrille les oreilles et le coeur, il est bon de lire le poème d'Annette après ceux d'Akhmatova:

"Pourtant, ciel, rien d'autre pour moi
Rien que cela seul: pour le chant 
De chaque oiseau libre dans l'azur
Une âme migrant avec lui,
Pour chaque timide rayon
Mon ourlet diapré de couleur,
A toute main fervente ma poignée,
Et pour chaque bonheur - mon rêve."

Et je ne sais le lire qu'en français, dans la traduction de Patrick Suter. Même si je m'aventure dans la page allemande avec ravissement:

"Dennoch, Himmel, immer mir nur
Dieses Eine nur: für das Lied
Jedes freien Vogels im Blau..."

Et ce bleu adorable d'Hölderlin, je me demande s'il est le même que cet azur de la traduction.
Qui me gêne un peu.
Si j'avais à gloser.
Mais je ne connais pas la langue.
A peine celle dont je me sers.
Et ma tentative de traduction hier d'un poème, A, d'Irini Athanassaki, me revenant en mémoire, me fait sourire.
Toujours, Bosseigne, l'envie de traverser la barrière, de rompre l'interdit, de passer outre avec la langue allemande.

A

Un ange aussi
elle est venue
a pris le bébé dans ses bras
le bébé s'est blotti contre elle
s'endort
bienheureux
maman reviendra
bientôt reviendra 

maman
bientôt


Ein Engel also
Sie kam
nahm das Baby in die Arme
das Baby kuschelte sich an sie
und schlief
glücklich ein
Bald wird Mama
wiederkommen
bald

Et là je retrouve le nom de la musicienne: Wieder, et la journée peut commencer.








lundi 23 novembre 2015

Revenir à la lettre A comme Amérique, Ararat, Arménie, Artaud, attentats...

Nous sommes loin. Dit Bosseigne. Loin de tout.
Et il allume une cigarette, lui qui ne fume pas.
C'est pour me rapprocher, dit-il.
Sur les images d'autrefois, les gens fumaient.
Et encore les vieilles personnes dans les années 80 fumaient.
Ma mère, par exemple, me suis-je souvenu.
Mais en de rares occasions, comme le thé qu'elle buvait à petites gorgées dans des tasses délicates au bord doré. Elle conviait ses amies pour cette cérémonie si peu marseillaise qui devait leur montrer à quel point nous savions vivre. C'est ça, me disait-elle, la distinction que donne le savoir-vivre. Même si nous vivons en achélème. Pourtant la cigarette avait mauvaise presse. Sauf lorsque ma mère utilisait un fume-cigarette en ivoire que lui avait offert une tante qui avait vécu à Saïgon. C'était autre chose, encore une démonstration de notre distinction, me disait-elle.

Dans notre famille sans patrie, il y avait eu la mort du frère de ma grand-mère, tué par de la cendre de cigarette, lui, le colosse blond, en Amérique, rejoignant ainsi dans mon imagination Soutter et son installation américaine, Colorado Springs.
M et ses dents éclatantes.
Soutter n'est pas mort définitivement en Amérique, mais en Suisse, et à ce moment mon grand oncle était déjà mort. Tous deux ont cependant croisé la grande femme dont la bouche s'ouvrait si grande qu'elle les a dévorés. J'ai longtemps cru aux dires maternels. La femme américaine, disait-elle, tue son homme. Une mante religieuse, m'expliquait-elle, qui a tué mon oncle aidée par de mauvais amis. Ainsi elle mêlait habilement ensemble le filtre mortifère préparé par ses amis (inconscients sans doute du dangereux mélange qu'ils avaient concocté) et la cupidité de la future veuve. Tenant en ce seul mot: Amérique. La légende familiale avait ainsi acquis son épaisseur et sa puissance.
Et mon grand oncle naturellement s'est transformé en Louis Soutter.


Amérique interdite, restait l'Arménie et sa merveille enneigée, le mont Ararat.

Il est étonnant, mon Bosseigne, que ce nom d'Ararat ait accompagné notre enfance si tôt.
Depuis toujours, non? a-t-il répondu.
Plus tard, je ne sais pas très bien pourquoi le mont Ventoux l'a remplacé.
Une montagne pour toutes celles perdues que nous ne connaîtrions jamais, en fait.
Sans doute, oui, et ce blanc sommet en évoque d'autres. Et puis, ai-je poursuivi, c'était le pays de nos voisins arméniens, ceux dont les noms rimaient entre eux comme chanson, et dont ma mère parfois se moquait, jamais très méchamment, mais un peu perfide à sa manière. Les cheveux teints des femmes par exemple.
Leur exil, leur religion, leurs  façons.
Oui, et ce boulevard que nous longions pour aller à l'école, le boulevard Ararat.
Plus tard la surprise de découvrir que la famille d'Antonin Artaud habitait tout près du jardin zoologique. La photo qui montre l'immeuble devant laquelle il nous arrivait de passer pour aller au zoo.
Ces rapprochements géographiques surprenants qui nous conduisent d'un pays à l'autre, d'un temps révolu à aujourd'hui, a encore dit Bosseigne, avant de plonger dans son café, tête baissée.

Aujourd'hui, attentats?
Lettre A, a soupiré mon parent.
Automne aussi.
Et auto, pour aller à A.
Ce qui arrive et ce qui n'arrive pas, nos vies.
Et d'autres. Roud, par exemple dont je suis le cours comme d'un fleuve fatigué.
Et qui te donne force à continuer.
Demain on passe à B ? a demandé Bosseigne.
On verra, c'est l'avenir, on ne sait rien de lui.
Du reste, je n'ai jamais fumé de ma vie!

Nous avons ri.
Enfin.
Premier matin joyeux depuis.

(citation extraite de Louis sous la terre, de Sereine Berlottier)

dimanche 22 novembre 2015

Entamer le jour/embarquer sa journée avec une capite.

23 novembre, capite brûlée, vent du nord, début d'hiver. Entame du jour.

Une capite?

Nous sommes restés hier soir longtemps à regarder le feu et des images d'un vieux film de Gus Van Sant, Mala Noche. Toute la nuit dans les noirs et la lumière dans les éclats. Un poète, jeune et beau, tombe amoureux d'un jeune mexicain insaisissable jusque dans l'amitié.

Et ce matin, réveillée tôt, seule à boire mon café, j'ai ouvert encore une fois le Journal de Gustave Roud.
D'abord je lui vole un mot, capite, et l'installe sur la table. Il fait froid dehors et nuit encore. Ce sera le premier mot. Dans le sommeil, un autre était venu: entamer. Le premier, une pépite de tristesse, un 4 juillet 1960, Gustave Roud note :" cette croissance offensive du silence intérieur" qui le cerne et le dévaste. Pourtant c'est l'été. La saison où il marche et prend des photos. D'ailleurs, il retrouve un instant ce bonheur que lui procure la beauté: "le moiré soyeux de la peau, dans la lumière sans dureté." Plus tard encore, il contemple la nature, "dans l'ombre de la petite capite" dont je suppose qu'elle est cabane, abri, maison légère dans la langue du pays de Vaud.
L'asile doux où seul regarder autour de soi importe. Voir. Entendre. le chant des alouettes.
Dans ma capite, aucun oiseau à entendre.
Silence.

Maintenant le soleil est levé. Le jour commence. Le vent oscille les cyprès. Une vieille mouche bourdonne avant de s'éteindre. Bosseigne s'active en bas. Le bruit du monde s'entend d'ici. La radio. Que nous écoutons avec compulsion.
Dans l'attente, la crainte, le désir secret d'une mauvaise nouvelle?
D'une parole libératrice?

Entamer signifie d'abord souiller, toucher en enlevant une partie. Porter atteinte. Diminuer.
Puis commencer à.
Convaincre.
Entreprendre enfin.

Je m'astreins à lire et relire le Journal de Roud.
Son inactualité apparente, les soucis qui le traversent, son inquiétude permanente, je m'en nourris.
Je ne saurais employer un autre mot.
Comme Pizarnik qui repose sur la table dans sa couverture rouge.
Ils me semblent tous deux répondre aux questions qui se posent.
Comme papillons, comme oiseaux, comme fleurs peuvent aussi nous répondre.

"C'est comme faire l'automne. Tu n'attendais rien de sa venue. Tu attendais tout."

Être en guerre. Être en paix.
Le corps même des cyprès est traversé par le vent et le soleil.
En même temps, le froid vif et la lumière.
Écrire, ne pas écrire une oeuvre, quelle importance aux yeux de vos proches.
Répondre aux lettres, oui, mais écrire dans le silence?
Ce Journal de Roud, comme la correspondance de Walser, par contre, m'ouvre un chemin. Je vois son auteur, ses routes, sa solitude me parler de nous, bien plus que de lui-même.
(En discuter avec Bosseigne?)

J'ai entamé de bonne heure.
Endormie avec Louis Soutter ( Louis sous la terre, de Sereine Berlottier).
Entrepris le matin avec Gustave Roud.
Dans la casine, (autre mot pour dire capite).
Et poursuivi avec Pizarnik.
Pas ouvert Austerlitz, qui m'accompagne sur la table, mais que je n'ouvre pas.
N'entame pas.





lundi 16 novembre 2015

Avant de m'embraquer pour la nuit

"Devenir un homme et citoyen guindé et revêche, et qui plus est, chargé de responsabilité, c'est trop tard pour moi: j'ai toujours été très malheureux, voilà pourquoi j'ai toujours été un homme très heureux et je le resterai. Il est parfaitement exclu, pour cette raison, que des gens qui ne sont pas bien disposés à mon égard puissent me nuire."
R.W. in Territoire du crayon.


Voilà. Nous avons entendu des mots. Beaucoup. Trop?
Alors j'écris Walser en haut de la page. Pour commencer.
Des gens mal disposés ont nui à d'autres qui ne les connaissaient pas. Des gens mal disposés. 
Ils n'ont pas tué le livre posé sur la table. Ni la langue dont nous usons maladroitement.
Mais il est exclu que ces gens mal disposés parviennent à détruire ce qui a existé.
Même les morts. Ni le soir, ni le matin.




Bosseigne se tait. Je le regarde boire son café. S'éloigner vers la colline. Se séparer du fracas. En silence.
Avant de partir dans sa chambre hier soir, mon parent a prononcé cette étrange phrase: avant de m'embraquer pour la nuit...et il m'a laissée dans le noir, devant le feu, à rêvasser à cet étrange verbe: embraquer.

Sur la table est resté le Territoire du crayon.
Et le verbe de mon parent : embraquer.
En déplaçant une lettre, Bosseigne a tenté de saisir la violence de la nuit qui est venue sur Paris, ai-je pensé. Ce déplacement était involontaire, aurait-il pu argumenter. Mais nous ne parlons guère de mots en ce moment. Ni de la qualité du café que nous buvons. La beauté des paysages dans lesquels nous vivons nous saisit toujours et nous rend parfois si tristes. La lumière surtout, exceptionnelle cette automne. 

Nous voilà donc embraqués dans la nuit, mon cher Bosseigne et nous n'en dirons rien à nos amis qui le sont aussi, embraqués. Walser plus que jamais. Et cette étrange conversation avant-hier avec une amie qui m'a demandé, mais avais-je bien entendu, si Gustave Roud se déplaçait encore. Il est mort depuis longtemps, ai-je sottement répondu.

Mais non, son Journal est sur la table du petit déjeuner.
Je peux l'ouvrir, comme n'importe lequel de ses lecteurs, le 17 novembre 1939:
" Ce soir un peu vexé de voir paraître tant de poëtes (sic) au micro - (...) je décide noblement de ne rien faire pour obtenir de futures audiences et de vouer mon hiver à un poëme aussi distant que possible."

Walser, Roud, un retrait volontaire?
La tentation de l'ermitage revient. Ne vivons-nous pas comme en retrait du monde, mon parent et moi, dans cette île saint Pierre que nous nous sommes fabriquée après la mort de ma mère?
Le bruit que nous redoutons arrive jusqu'ici: nous sommes embraqués.

Il y a quelques jours, j'ai écrit un long texte où passent des figures guerrières comme Orlando et Angélique, les fellaghas et les monstres antiques. Dans quel but? Réfléchir, écrire, penser. Tout ensemble.


Je cherche moi aussi la sortie du labyrinthe.

Mais la fatigue parfois est la plus forte. Et la peur.
Alors je retiens mon effroi,
je dessine une petite vasque où dormir avec les souvenirs. 
Le fond est garni de feuilles de sauge. 
Le sommeil y embaume.
Les cauchemars s’éloignent à grands pas.
Je les vois qui me quittent.

Et ces mots de Gustave Roud encore:
..."ma vie, je l'ai vraiment donnée à vivre à d'autres. S'ils s'éloignent il me semble que je vais perdre mon souffle et - mon sang."

Bosseigne va revenir.
Il redescendra de la colline.
Peut-être ramènera-t-il du thym.
Des brindilles, des broussailles.
Et nous ferons un repas odorant.
Et maintiendrons le feu.
Nous sommes embraqués, dirai-je.
Ensemble.
Embraqués.




mardi 10 novembre 2015

"L'âme n'est ni au-dessus, ni au-dedans. Elle est un voyageur sur la piste ouverte."

Méréville ou merveille, ça reste miraculeux.
De rester béant devant sa tasse.
A se demander si vraiment.

oeuvre de George Stolf


Mais c'est vraiment leur nom, a dit la cousine de Bosseigne.
On dirait deux seins, a-t-il osé, mais tout le monde doit penser la même chose, non?

Et Bosseigne nous regarde, nous, deux femmes assises devant nos tasses de thé, à béer.

La Norvège m'avait effleurée mais on avait sonné à la porte.
Alors j'avais repoussé mon livre et la quiétude supposée qu'il allait entraîner.
C'était la cousine de Bosseigne. Nous ne la voyions pas souvent. Nous l'aimions bien, chacun à notre manière. Elle appartenait comme nous à cette famille sans origine qui était la nôtre. Où trop d'origines brouillait parfois nos vies. Elle avait choisi une voie qui la tînt la plus loin possible de nous, tout en restant proche. Elle était médecin. Psychiatre. Dans un autre département. Pour oublier ses patients, elle faisait des confitures.

Un beau nom, tout de même, a-t-elle repris. E ce qu'on peut en faire est délicieux. Vous m'en direz des nouvelles.

Et le silence nous a repris tous les trois. Une fin de journée. Un ciel clair à compter les étoiles. A marcher en direction du nord.

Le thé ne remplacera jamais l'excitation que procure le café. Loin de provoquer la réflexion, il l'endort. C'est du moins mon point de vue, a commenté Bosseigne, pour nous contraindre à sortir de notre torpeur.

Je n'ai pas d'avis, a répondu la cousine. Et je n'aime pas le café à cause de son odeur.
Justement, c'est elle qui.
Non, ai-je coupé, non. Restons sur ce nom de méréville qui me fait penser aux petites filles modèles. Leur mère s'appelait madame de Fleurville.
Nous sommes loin d'être.
Des enfants modèles?
D'être tout court. Enfants, parents, orphelins, tout à la fois, tout en même temps.
Je vous ai apporté ce pot de méréville comme le chaperon l'apportait à sa mère grand pour la maintenir en vie. Pour maintenir le lien entre elles, puisque sa mère ne se déplaçait jamais, il fallait que ce fût la petite.
Il n'y a plus de mère ici, a souligné Bosseigne.
Ni de mère grand, a conclu la cousine de mon parent en se levant de sa chaise. Ce qui n'empêche rien.

"L'âme n'est ni au-dessus, ni au-dedans. Elle est un voyageur sur la piste ouverte."

Quand la cousine de Bosseigne avait sonné chez nous, j'étais arrêtée sur cette phrase de D.H Lawrence. A cause de mon eczéma. Et de cette conviction que l'âme s'exprime par la peau. A fleur de peau. Et à cause aussi de la piste sur laquelle, tel un bon chien de chasse, je poursuivais ma route depuis des jours et des jours.

Je vous remercie de ce moment. Au fait, a repris notre visiteuse, à son tour songeuse.
Oui, a questionné Bosseigne. Oui?
Il n'y avait pas un fauteuil voltaire ici, le fauteuil de ta mère, a-t-elle ajouté en s'adressant cette fois à moi.
Il est en rénovation, ai-je répondu un peu trop vite.
On espère qu'il sera prêt pour Noël.
Si tu viens à cette période, avec ou sans merveille, tu le verras.
Ici, au salon? a-t-elle encore questionné.
Ma mère l'a légué à Bosseigne à sa mort. Donc il ira dans le bureau de ton cousin.
Oui, bien sûr, il sera ici, qui sait? On verra, a commenté Bosseigne.
A suivre donc.

"L'obscurité est un lieu, la lumière est une route", a dit le cousin à sa cousine, en la raccompagnant.
Il faisait sombre déjà. Dylan Thomas, pourquoi pas?
Une soirée de marche à travers des paysages inconnus.
Seule. Sac à dos sur la page. Léger.
Sans déplacer autre chose qu'une main.
La cousine de Bosseigne avait laissé sur la table, entre nous, deux superbes pots de confiture de méréville, autrement appelée citre.

Mon parent a crié je vais marcher un peu. Tu viens?
J'étais déjà partie depuis longtemps.
Comment le rejoindre?

A plus tard, ai-je crié à mon tour.
Et allégra, ai-je murmuré.
D'un mot, la nuit s'est refermée.
Et je suis repartie vers le nord.









jeudi 5 novembre 2015

La couturière est capricieuse

Et aujourd'hui? demande Bosseigne. Que ferons-nous?
Nous irons à Arles voir l'ami Brémond.
En compagnie?
De la mémoire et du fil.
Hein?
Ecoute: "c'est la mémoire qui tient l'aiguille et c'est, de plus, une couturière capricieuse..." C'est une experte en tissage qui a écrit cette phrase.
Qui?
Je te laisse deviner. Pour l'heure, lessive et rangement du linge.


Novalis?

Et Novalis?
Plus tard, aujourd'hui on range la maison, on aère, on bat les tapis, on ouvre grand à la lumière la maison.
Et la couturière?
Un peu comme ton amie la Tapissière.
Qui n'est pas l'amie de mon fauteuil, s'écrie Bosseigne au comble de l'indignation.
En tout cas capricieuse.
Il y a beaucoup de chèvres en Cévennes.
Ce sont les dévoreuses du fauteuil, peut-être tout est de leur faute?

Aujourd'hui c'est moi qui ris. Pas mon parent qui se renfrogne dès que le mot fauteuil est prononcé entre nous, obstacle insurmontable de la mémoire. 

Et puis, ai-je repris, nous irons à Arles voir les dessins de Van Gogh, tu aimeras leur jeunesse.
Bosseigne se tait, Bosseigne rumine, Bosseigne est fâché.

Et d'abord, qui est cette experte en tissage?
Tu veux un indice?
Bossseigne acquiesce.
Elle aimait les promenades.
Comme Walser?
Plus au nord et à l'ouest.
Bretonne?
Presque. L'eau lui importait tellement. Mais la suite n'est pas drôle et tu vas trouver tout de suite.

Bosseigne ne trouve pas, ne cherche pas, s'en va.
Claque la porte.
Me reviennent ces mots que je ne veux pas oublier: la fièvre de la bonté et sa grâce, écrits par une tisserande de l'impossible, Cl. F.
Ne veux ni ne peux.
Et garde pour aujourd'hui et demain cette"sève dans la bouche".
Je ne dis rien à mon parent de la douleur des mots de Cl.F. 
J'étends le linge au vent claquant les draps, mes mains amies unies aux siennes dans le tissu mouillé.
On ne sait pas écrire.
On ne sait pas.
Mais la bouche sourit.
Les mains tendent le drap.
On fait son travail.
Exactement.

Il a plu pendant deux jours.
Aujourd'hui il fait soleil.
C'est bien.


mardi 3 novembre 2015

Comptine des émigrants/Sebald



Beau linge, dit Bosseigne en claquant son livre sur la table du déjeuner. Les Emigrants, Sebald. Un livre épuisé, commente-t-il.
Tellement de fatigue, ai-je commencé.
Oui, la sienne d'abord, lui qui a tant marché, et celle des émigrants qui ont parcouru tant de lieux et rencontré tant de vies différentes de la leur.
Et ce linge, ai-je demandé, le leur?
Non, celui des enfants. Ta mère ou la mienne utilisait cette expression pour nous désigner quand il était question de sujets à ne pas aborder quand des oreilles d'enfant écoutaient.
Et pourquoi à ton tour?
Il y a des gens, a repris Bosseigne, qui n'entendent jamais ce qu'on voudrait qu'ils entendent.
Ce sont eux, le beau linge alors?
Oui, mais c'est un peu le contraire. Là on voudrait qu'ils entendent. Nos histoires d'émigrants.
Notre famille?
Oui, la tienne, la mienne, la même que celle de tellement de familles.
Ici comme ailleurs, les émigrants ont peuplé les collines et les ports.

Il y a ici au moins trois émigrants, a-t-il poursuivi.
Je savais à qui pensait mon parent.
Quelqu'un que nous avions l'habitude de côtoyer. Qui était intimement lié au paysage, aux champs, à la colline.
Claude.
Qui ne s’appelle pas Claude.
N’est pas originaire de notre village.
Comme Bosseigne et moi.
Tous trois venus d'ailleurs.
Nés de la mer.
Claude aime les oiseaux, les chats et les fleurs. En énerve quelques-uns. A cause des croûtes de pain sur le pavé. Des feuilles et fleurs fanées. Qu'il faut faire balayer aux employés municipaux.
Alors, un jour, Claude sur sa boîte aux lettres a écrit son vrai nom : Aziz.
Les oiseaux le reconnaissent, même avec son nouveau nom, a commenté le boulanger.

Un jour nous lui avons demandé la permission de le prendre en photo. Mais Aziz a dit non. Nous n'avons pas insisté. Il est bon de le savoir vivant, marchant le long des routes, un bouquet à la main. Selon la saison, asperges, fenouil ou fleurs des champs.

De temps en temps Claude-Aziz traverse la mer. Reste au loin. Puis nous revient.
Où est-il en ce moment, demande le boulanger inquiet,  quand Aziz est au loin.
En Algérie.

Aziz a un sourire pour le boulanger et pour certains qu'il aime bien. Mais rien pour les autres dont il redoute l’indifférence, la haine des oiseaux, le goût de la propreté. Il dit : à certains je ne dis pas bonjour. Et il nous fait un clin d’œil.

Rouvrir Sebald, Les Emigrants. Fuir en Suisse. Et compter en chantonnant les émigrants innombrables dont nous sommes. 
Ecrire les routes.


samedi 31 octobre 2015

"Heureux d'exister comme une femme", écrit Robert Walser dans son poème L'île.

Cosa mentale.

Le souvenir dissocié de la mémoire, dit Fini, écrit Sebald, engendrait une grande souffrance chez l'oncle A.

Il y a un oiseau perché sur le plus haut des quatre cyprès. Se tient dans la lumière du matin, immobile. Oiseau blanc? Un autre le rejoint. Tous deux offrant leur poitrail blanc au soleil. Un moment j'ai rêvé de mouettes venues de la mer. Ou d'oiseaux bulbul. Ce ne sont que des pies.

Le figuier resplendit encore.
Avant de disparaître.
Un coup de vent et ses feuilles joncheront le sol.


Les Emigrants, toujours sur la table. Avec, sur la couverture, ce labyrinthe en forme d'escalier, sensé évoquer la mémoire, celle des émigrants et de leurs familles.

Emigrer en Amérique.
Juifs allemands, italiens, suisses, arméniens, tous à la recherche d'une terre où le mot exil n'aurait rapidement plus de douleur en lui. Laissant derrière eux tristesse et souffrances. Misère le plus souvent.
Ceux dont je lis l'histoire ce matin sont partis dans les années qui suivent la première guerre du XX° siècle. Et l'exil a poursuivi son chemin en eux.

C'est le mot cendres allié à Amérique qui ravive une histoire familiale oubliée.

Ma grand-mère, M.L.B., en plus d'une soeur, avait un frère. C'est de ce dernier que Sebald réveille le souvenir. C'était un oncle d'Amérique. Petit-fils de ce L.B. qui naquit à Moudon, il est né à Marseille. A pris un transatlantique et s'est marié en Amérique comme Louis Soutter. Comme lui, il a épousé une femme terrible qui, disait sa nièce, ma mère, l'a ruiné. Ce sont les femmes qui mènent les hommes par le bout du nez, en Amérique, disait-elle. Elle en faisait un portrait très élogieux, un garçon magnifique, grand et élancé, un vrai Suisse de Marseille, un doux géant qui la prenait sur ses épaules quand elle était petite !
C'est le récit de sa mort qui amène avec lui le souvenir des cendres.
Peut-être est-ce de cette manière, en me racontant comment cet oncle adoré était mort, que ma mère a su prévenir toute envie de fumer chez sa fille. Je ne vois que la lettre A pour le désigner, ignorant son prénom. Me l'a-t-on jamais révélé? Aucune archive familiale en ma possession ne donne d'informations à son sujet.
Mon oncle d'Amérique, A.B., racontait ma mère, était un homme merveilleux et doux et ce sont ses mauvais amis qui l'ont tué. Ils ont versé par jeu des cendres dans son whisky et il en est mort. Des cendres de leurs cigarettes, quand il avait le dos tourné.
Elle mettait ensemble la sournoiserie des amis, le fléau du tabac et l'Amérique de toute façon pernicieuse. Me mettant en garde contre ce qu'elle jugeait des dangers mortels.

Je ne sais pas si on peut mourir de cette façon.
Mais l'émigrant de Marseille, mon oncle presque suisse, en est mort selon ma mère, là-bas, très loin, en Amérique. A cause des ces cendres de cigarette dispersées dans son verre. Alcool plus tabac plus exil=mort de A.B.
Il n'a rien laissé, sa femme ayant tout gardé pour elle, avait conclu ma mère, sa nièce. Est-ce à cause de cette mort lointaine et tragique qu'elle a toujours détesté les voyages et l'Amérique?
Peut-être.

Il va falloir que je lise quelques pages à voix haute des Emigrants à mon parent, ai-je pensé.
Il faisait vraiment jour maintenant. Un jour doré comme la veille, grâce aux feuillages des arbres, ai-je noté, qui donnent au ciel si bleu de ces derniers jours une plus grande intensité.
Et que je raconte à Bosseigne les cendres glissées dans le verre de mon oncle, le doux géant.

Lui qui aurait pu dire, arpentant les avenues de Manhattan enneigées, bien au chaud dans sa pelisse, qu'il était " heureux d'exister comme une femme"(Robert Walser).