mardi 18 août 2015

Chien noir/chien blond

Et là, enfin revenue au calme d'un fauteuil, là, tombant d'un livre où sans doute elle avait été utilisée comme marque-page, une photo du chien noir que nous avions tant aimée.
Et devant ce regard que je reconnaissais, je suis restée interdite.
Ce regard, je le connaissais, l'avais connu et aimé. Un regard d'amitié. Et les poils blancs autour du museau me disaient que Vadim n'était plus si jeune. La photo était datée de quelques jours avant sa mort.

Et le chien blond est entré à ce moment-là dans la véranda. A planté son doux regard dans le mien. A vaguement frémi. Puis est ressorti dans le jardin.

Et.


C'est la seule conjonction à laquelle Deleuze donne toute son importance.
Il faudra que j'en reparle avec Bosseigne, me suis-je dit.
Il y avait du linge à étendre.
Un repas à préparer.
Deux chiens à garder en mémoire.

Et un nouveau fauteuil.
A voyager. A rêver.
En avoir un et.

lundi 17 août 2015

En avoir ou pas, ai-je commencé. Rocader ou pas, a répondu Bosseigne.

En avoir ou pas, mon cher Bosseigne, c'est par là que tout commence.
Un fauteuil, a ricané mon parent. Nous en avons un et bientôt nous en aurons deux, un chacun.
J'ai toujours été intriguée par cette manière de poser le problème.
Binaire.
Oui, d'une part, mais surtout la possession ou la non possession, ici, semble un destin.
Non savoir et savoir, a rétorqué mon parent.
Le et est fondamental. Le ou est fatal.
Leçon de grammaire n°1, a commenté Bosseigne en sucrant son café, un Guatemaltèque corsé.
Et sans sucre, s'il te plaît, tu vas perdre l'arôme.
Chacun son fauteuil, chacun son café. N'oublie que nous allons chercher le tien aujourd'hui! Un fauteuil club en cuir! Tu en feras l'usage qu'il te plaira. Fauteuil à rêve pour voyager ou, et. Pour l'instant tu n'as pas besoin de répondre.

Mon parent avait raison, une fois de plus.

Le titre du roman de Hemingway (que je n'avais pas lu) m'irritait depuis longtemps. Comme si la conjonction éludait la réalité. Il n'y avait pas de choix possible. On était d'un côté et pas de l'autre.
Ce verbe aussi, avoir, résonnait étrangement. En avoir. De l'argent, du pouvoir, du sexe. Un fauteuil?

Tu ne dis rien, a remarqué Bosseigne, moqueur.
Cette proposition me paraît fausse. D'ailleurs il arrive qu'on soit à la fois l'un et l'autre.
Mais non, on a de la famille ou on n'en a pas.
Faux. Personne ne vient de nulle part. On peut ignorer qu'on a une famille, ça oui.
Moi, par exemple, a commencé Bosseigne mais je connaissais la chanson, alors je l'ai interrompue net.
Déjà tu vis dans un héritage familial, et tu vis avec quelqu'un de ta famille.
Je n'ai ni père ni mère, ni frère ni soeur, ni enfant.
Et moi?
Tu es ma parente. Comme moi je suis ton parent. Est-ce suffisant pour parler de famille?
Si tu vas sur internet, tu trouveras certains de nos ancêtres qui ont été peintre, poète, émissaire de Richelieu dans le roman Le masque de fer d'Alexandre Dumas, et ce n'est pas rien, chef de bataillon, capitaine des pompiers...ils forment ce que la plupart des gens appelleraient une famille.
Sur la base d'un nom identique? Donnée insuffisante, ma chère!
Ou, toujours pour toi alors?
Oui, je ne vois pas comment faire autrement. Soit ils sont apparentés, soit ils ne le sont pas. Ces gens ne sont pas forcément liés par le sang. Ou ils en font partie, ou pas.
Et ceux dont tu parlais hier?
Ils forment une autre sorte de famille. Là, il s'agit d'en être. Pas d'en avoir. Et avec eux, on peut utiliser la conjonction et, qui les relie à nous.

Et notre conversation s'est arrêtée là.
Ma fatigue expliquait mes difficultés grammaticales.
Et.
Mon impuissance aussi. Face à Bosseigne.

Rocader ou pas, a-t-il dit alors. Tu verras. C'est un verbe que tu vas aimer. Beaucoup.

Et nous sommes  sortis ensemble au jardin.
Premier matin frais. 16°, avons-nous constaté.
Matin automnal, qui nous prépare à la fin.
Allons donc rocader ce fauteuil, a déclaré Bosseigne.


Oui, c'est exactement ce qu'il nous faut pour commencer la journée.
Rocader.


dimanche 16 août 2015

Le non savoir ou le fauteuil multiplié

Si un voyage.
Un autre voyage? Ne venons-nous pas d'en faire un?
Oui, c'est vrai. Mais si un voyage nous menait comme en rêve dans une contrée où nous pourrions croiser les ombres de nos disparus les plus aimés ou les plus admirés, quel pays choisirais-tu?
Moi?

Incrédule, j'ai regardé Bosseigne un moment. Etait-ce vraiment à moi qu'il fallait poser cette question? Mon parent depuis qu'il était entré en possession d'un nouveau fauteuil n'était plus le même. moins mélancolique, plus hardi dans ses prises de parole.

Quelle question étrange, ai-je murmuré.
Je la répète alors: quel pays?
Pour y croiser des ombres, est-il vraiment besoin d 'un pays réel?
C'est comme le fauteuil, a répondu laconiquement Bosseigne.

Comme je me taisais, il a expliqué:
Nous avons besoin de choses réelles pour installer nos rêveries.  Comme ce fauteuil de châtaignier, certes plus rustique et moins confortable que celui dont j'avais hérité de ta mère, qui comble en moi un vide et me permet de m'installer à nouveau dans mon bureau.
Sans lui, tu ne pouvais pas t'y installer vraiment?
Tu le sais bien. A la fois travailler et rêver. Songer serait un verbe presque plus approprié. Non savoir incombe ainsi au fauteuil. Il est le lieu de l'inconnaissance heureuse.
Mais ton travail de recherche a une dimension scientifique, objectai-je.
Eh bien, c'est une manière pour moi de m'en détacher.
Le fauteuil de ma mère aurait pu jouer ce rôle?
Je n'en suis plus si sûr. Tu n'as toujours pas répondu à la question.
Le non savoir serait l'attitude adaptée au fauteuil et à ton existence présente?
En quelque sorte. Un besoin de se sentir embrassé.
Les bras du fauteuil que nous avons acheté sont un peu raides, non?
Autour de nous, des sièges, chaises, fauteuils, tabourets. De l'importance d'être assis pour rêver.
Je ne suis plus sûre de te suivre.
Dans le pays où croiser les disparus?
Je n'ai aucune envie de croiser ma mère.
Mais Simone Weil, Walter Benjamin, Robert Walser ou Rigoni Stern?
Je n'ai pas de fauteuil à ma disposition. Seulement une chaise inconfortable. Ce ne doit pas être suffisant. Et puis, je connais un vieux peintre qui ne comprend pas que l'on puisse dessiner assis. Position qui à ses yeux ne convient qu'à des fonctionnaires de l'art!


Bosseigne ne m'écoutait plus. Je l'ennuyais. Mes objections n'entamaient en rien son discours. D'ailleurs il continuait son énumération:
Caproni que tu aimes tant, et Kafka dont tu lis compulsivement le journal, ou Ingeborg Bachman dont tu m'as rebattu les oreilles, sans parler de Thomas Benrhard.
Stop, ai-je presque crié, stop. Je veux bien revenir à la question du début. Un pays. Dante avait choisi l'enfer mais c'était un enfer italien. Même son paradis l'était. Je préférais que ce pays des ombres où nous promener ensemble ne soit ni la France ni l'Italie, ni même l'Allemagne.
Mais tu es d'accord pour entreprendre un tel voyage?
Sans fauteuil, ça me paraît difficile. Une chaise ne m'emportera pas très loin.
Je vais te surprendre.

Bosseigne a marqué un temps pour bien profiter de son effet.

J'ai une amie qui nous donne un fauteuil, a-t-il lâché en riant.
Je ne vois pas...
Tu ne la connais pas. C'est un fauteuil club, en cuir, idéal pour voyager au pays des ombres chères. Jusqu'en Sibérie si tu veux, en passant par la Suisse.
Tu avais oublié Gustave Roud, ai-je marmonné, un peu fâchée devant tant de dissimulation et de ruse.

Mon parent a ri encore. Il a dit: attends de le voir. Je vais le chercher demain. Et il précisé: ton fauteuil.

La Suisse est le pays idéal pour croiser les ombres que nous avons aimées, a-t-il repris. Toi sur ton fauteuil en cuir et moi.
Dans ton bureau et moi dans le salon?
Mais non, je ramènerai le fauteuil en châtaignier ici, pour voyager avec toi. Après tout, nous vivons ensemble.

C'était vrai. Pour combien de temps encore? Mon parent devenait fou. A moins que ce ne soit moi. Deux fauteuils. Il y a peu, nous n'en avions pas et l'absence de son héritage rendait mon parent très nerveux. La Tapissière était son ennemie numéro un. Et voilà qu'un masque africain semblait l'avoir guéri de son obsession.

Et moi?




vendredi 14 août 2015

Notre histoire est dans le tableau, dit mon parent!

Le lendemain matin, sur la table où nous prenions le petit déjeuner, Bosseigne avait déposé une autre de ses acquisitions.

Petite panneau de bois recouvert de peinture, avec un trou au milieu, en haut. Pour l'accrocher?

Regarde, dit mon parent, regarde bien ce tableau.
Je vois des personnages, une salle d'auberge, une signature.
Et encore?
Une femme très maquillée. Des hommes qui mangent et boivent.
Et?
Un aubergiste, une serveuse.
Où se passe cette scène?
Dans le Nord?
La personne à qui j'ai acheté ce petit tableau m'a raconté un peu.
Quoi?
Notre histoire.
Hein? me suis-je écrié un peu malgré moi.


Bosseigne semblait content de lui. C'est le fauteuil, ai-je pensé. Il est réconforté. Ou le masque. Ou les deux. Ou encore cette petite chose peinte qu'il me demandait d'observer.

Notre histoire est dans ce tableau. Manger, boire, tenter de poursuivre ce qui a été commencé. On pourrait même aller jusqu'à dire: dans tout tableau. Mais celui-là est l'oeuvre d'un pauvre errant qui payait son gîte avec sa peinture. Tu vois?



Je ne voyais rien. Mais je préférais attendre la suite. Qui viendrait, je connaissais mon Bosseigne.

Il s'agit d'un héritage. La femme qui me l'a vendu l'avait elle-même reçue de sa grand-mère. Celle qui nourrissait le peintre vagabond qu'elle avait recueilli par charité. Et lui peignait sur tout ce qui lui tombait sous la main: modestes supports d'une histoire commune et singulière.
Oui, ai-je acquiescé, pour témoigner de ma bonne volonté.
Nous héritons de choses qui nous dépassent et dont le fardeau est si lourd que nous devons en être débarrassés.

La phrase de mon parent flotta un moment dans l'air rafraîchi par la pluie nocturne. On était ailleurs: peut-être en Suisse.

Le fauteuil de ta mère ne reviendra jamais dans cette maison, par contre celui que nous avons acheté va y trouver sa place. Aucun fantôme ne s'assiéra dans mon bureau tant qu'il y sera. Et sois sûre que je le laisserai jamais sortir d'ici. Ou avec moi seulement. Eh bien, poursuivit-il, eh bien, nous voilà libres à présent. Et cette femme.
Oui?
Qui m'a vendu le tableau me l'a dit clairement: il ne faut pas garder les histoires trop longtemps avec soi.  Sa grand-mère avait accroché le tableau dans la pièce aux chèvres, m'a-t-elle confié, l'éloignant un peu du centre de leur maison. On ne sait jamais, a-t-elle ajouté et moi, je préfère m'en défaire. Cet homme, le gribouilleur, c'est ainsi qu'elle a appelé le peintre, est parti un jour. On n'a plus jamais eu de ses nouvelles. Et c'était très bien comme ça.
Pourtant, ai-je tenté.
Et nous ne léguerons à personne ce fauteuil, ni ce tableau. Et toi?
Hein?

Mon parent allait décidément beaucoup mieux. Sa mélancolie s'était muée en gaieté. Il s'amusait à nouveau à mes dépens.

Moi?
Oui, qu'as-tu acheté au fait?
Une bribe, ai-je répondu.
Bribe de quoi?
Je n'en sais rien, un morceau, un éclat de mur peint avec de la couleur rouge.
Ce qui tu as déposé dans le coffre de la voiture avec une mine de conspiratrice?
Un truc sans importance, mais j'y vois moi aussi un signe de protection.
Montre donc!
Je l'ai acheté parce qu'il ne coûtait pas grand chose et avait un air un peu mystérieux.
Notre histoire...
Oui, je sais.
Où est-il?
Regarde, ai-je dit à mon tour. Il est là!









jeudi 13 août 2015

Un fauteuil près d'une borne

Tout ce qui doit s'interrompre s'interrompt,  a maugréé Bosseigne, la tête renversée vers les étoiles.

Comme je ne voyais que le ciel troué de lumière, je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire. Mais comme souvent, je ne m'en suis pas préoccupée outre mesure. Nous étions en montagne, loin de la maison que nous avions reçue en héritage. A la poursuite de la Tapissière. Nos recherches s'étaient pour l'heure soldées par un échec. La quête du fauteuil devait-elle s'interrompre? ou s'agissait-il d'autre chose? Mon parent broyait du noir et l'approche de la fin de l'été le rendait morose. Je connaissais bien ses tendances mélancoliques. Ne vivais-je pas à leurs rythmes?


Une borne, n'interrompt pas, elle marque, un point c'est tout. Elle fait partie d'un ensemble et a une fonction bien précise, ai-je fini par dire.

On n'en voit plus beaucoup.
Mais si! Il suffit de bien regarder. Les anciennes sont remplacées par des nouvelles, en métal et des mêmes couleurs que les autres.
Tout de même, il n'y en a plus autant.
C'est à voir. Les métalliques sont plates.
Et les anciennes?
Souvent en granit et peintes. Elles indiquent de quelle route il s'agit, l'altitude et parfois même les distances.

Quant aux fauteuils...On n'en trouve pas toujours au bord des routes, a marmonné mon parent, agacé sans doute par le tour que prenait la conversation.


Nous n'avions pas retrouvé le fauteuil. Ni la Tapissière, à nouveau loin de chez elle, nous avait-on dit.

Quelqu'un qui la connaissait avait évoqué le Népal ou le Bhoutan, pays si lointains que rien en nous permettait d'espérer en son retour, avait ajouté Bosseigne.
Par contre, nous avions photographié des bornes kilométriques et fait le tour d'un village où était organisé un vide maison. Un peu de distraction, avais-je pensé, ne pouvait nous faire de mal. Aussi nous étions-nous arrêtés et avions entrepris d'arpenter le village. Chaque maison avait son jardin ou son garage ouverts et remplis d'objets hétéroclites à vendre. Bosseigne comme moi aime assez ce genre de musées que sont les brocantes en tous genres. Et l'idée de la trouvaille miraculeuse le maintenait en alerte dans l'espoir de combler enfin l'absence du seul meuble auquel sa vie semblait suspendue.


Et la mienne, me suis-je demandée, est-elle aussi liée à ce fauteuil ? Voilà du grain à moudre, me suis-je encore dit, tout en suivant mon parent dans les rues du village. Et c’est là, devant une remise ouverte, entre des vêtements usagés et des objets dépareillés que mon parent a découvert son nouveau fauteuil. Rien à voir avec son héritage, rien, sauf le mot pour le désigner. Très différent, en châtaignier et paillé, il offrait tout de même une assise à un lecteur assidu, et aussi un certain confort grâce à ses accoudoirs. En assez bon état, a dit la dame qui le proposait à la vente. Et puis, quinze euros, ce n’est rien pour un fauteuil !

C’est ainsi que nous sommes revenus de la montagne.
Un peu moins tristes.
Un peu moins orphelins.
Sans toutefois avoir élucidé le mystère du fauteuil de ma mère.
Ni les motifs secrets de la Tapissière à ne nous donner aucune nouvelle.
Mais mon parent avait désormais de quoi asseoir sa mélancolie.
Un masque de guérison et un fauteuil en châtaignier.
Moi, je ne savais pas ce que ça changerait dans nos habitudes.
Bosseigne a déclaré : c’est la bienveillance du masque qui a produit ce miracle.
Ce nouveau fauteuil est un miracle.
Je n’ai pas ri.

Mon parent non plus.
C’est une affaire sérieuse, a conclu Bosseigne en transportant le fauteuil dans son bureau.
Je ne l’ai pas suivi.
Je suis allée dormir.


samedi 8 août 2015

Toucher la borne d'indifférence et.

Repartir ou.
Partir.
On ne part pas?
Tu cites Rimbaud dès le matin?
A peine.

Il y a ce mot et l'objet. Borne.
Le poète, demande Bosseigne.
Non, la borne de notre enfance.
La limite, la frontière?
Non, blanche et jaune, la borne kilométrique. Mais aussi rouge et blanche. Celle dont parle Pasolini. Et Pouchkine.
Un russe, un italien?
Deux poètes. Mais je pensais aussi à la borne d'indifférence. Ou encore d'incertitude.
Blanche et jaune?
J'ignore ses couleurs. Mais elles existent autant que les bornes sur les routes de France.
On n'en voit plus guère pourtant.
Nous les comptions enfants, tu te souviens?
Dans la voiture de ta mère, oui, je me souviens.





C'est comme ce mot. Ou la blessure qu'il provoque. Comme souvent les mots. On dit : blessants. Le peuple, celui dont on rêve de faire partie. Ou de ne pas selon. Dont on vante la beauté. Ou pas. Qu'on dénigre. Un peuple rêvé, écrivait Pasolini, qui s'est perdu, qu'on a perdu. Et nous là, si loin du monde. Ou si proches. Du peuple, je ne sais pas. Borne d'incertitude. Ma mère refusait ce mot. C'était vulgaire, le peuple. Il fallait s'en distinguer. Elle voulait que je sois une jeune fille distinguée. Inconsciemment je rapprochais cet adjectif d'un autre: indisposée, qui ne semblait concerner que les filles. Puis les lucioles ont disparu.

Mais pas les vers luisants, m'interrompt Bosseigne en montant du doigt la haie.
Nuit des étoiles solitaires.
Et des vers luisants.
Uniquement les femelles, ajoute mon parent, le doigt toujours braqué vers le fond du jardin.

La nuit est douce. Elle prépare le sommeil, sur les bras et les jambes qu'elle effleure à peine.
Souffles chuchotés, envol des chauve-souris.
Le masque n'est pas arrivé.
Encore un objet manquant, pourrais-je dire. Mais je ne dis rien.
On peut acheter des bornes sur internet.
A quoi bon, ai-je pensé, si les masques.

Un enfant borné, expression terrible, reprend Bosseigne.
Un jardin est borné et ce peut être rassurant.
Mais un enfant?

Question de style.
Retour à la ligne.

Peuple de banlieue auquel nous appartenions, ma mère et moi, déguisé dans l'adresse évocatrice des grandes propriétés marseillaises. Des Tilleuls. Mais achélèmes tout de même. Paraître, comparaître, disparaître. Je me souviens de mon désir d'invisibilité. Bague magique: tu la tournes et hop, tu deviens invisible.

Mais la nuit, commence Bosseigne, est un pays d'invisibles, ce qu'ont bien compris lucioles et vers luisants.
Nous aussi.
Nous aurions compris quelque chose?
L'usage du et et du ou, par exemple.
Une question de style alors?

Oui, Bosseigne.
Mais je me tais.
Mon parent rit dans le noir.
Invisible.
Et moi.
Je lui souris.
Invisibles et incertains.
Loin de la borne d'indifférence.
Très loin.
D'un fauteuil et d'un masque négligemment posé sur un de ses accoudoirs.

Nuit des étoiles, avait-on écrit dans le journal.
C'est maintenant.
Abandonnons l'idée même de borne.
Abolissons le nec plus ultra.
Entre l'intervalle de confiance et l'incertitude, un territoire à explorer.

Passons outre.
Plus oultre.
Et.
Voilà la Suisse.




jeudi 6 août 2015

Lac: grand corps intérieur d'eau stagnante

Définitions, dit Bosseigne.
Lac Kenozero, poursuit-il.
Là où.
Dès que.


Bosseigne est enragé.
Le masque n'est pas arrivé. Seulement une photo. Qui effraie celui ou celle (la Tapissière? Moi?) qui la regarde.

On ira.
Plus tard.
Dès que. Redit-il à nouveau.
Montag. Segunda feira.


Bribes. Débris. Bateau échoué.
Une amie met toujours un accent circonflexe sur le mot.
Un chapeau, disait l'instituteur à l'école, en Bretagne.

Tu gâches tout avec les mots, facilement, commente mon parent.
Il ne s'adresse pas à moi. Aux oiseaux de Leopardi qui pépient.
Mon amie, ai-je eu envie de reprendre, aime et connaît les oiseaux.
Je ne fais que les aimer, ne m'y retrouve ni dans les noms ni dans les chants.
Mais face à la colère blanche on se tait.
Au passage je remarque le chapeau sur le verbe, comme le sel sur la queue.
Des oiseaux. Lisais cela dans la Comtesse de Ségur quand j'étais Sophie la vilaine.
Pour les attraper ou couper en morceaux les poissons rouges.
Ou.
Mais silence.

Mer Blanche, justement. Dit Bosseigne. Non loin du lac.
Grand corps intérieur d'eau stagnante.
Comme les nôtres. Eau stagnante et malodorante.
Le ventre est le centre du corps de l'homme.
Et de la femme.
Aussi. Pouchkine est mort d'une blessure au ventre.
Pas à la tête.
Le ventre est le lieu noble de la vie, pensait Tsvetaïeva.
Par où on meurt. Par où on naît.
Déjà dit.
Où.

Aujourd'hui, jour du ou.
Sans accent?
Pas d'erreur.
Où? Mais non. Ou et non pas et.
Une chaise ou.
Un fauteuil ou.
Un lac ou.
Une mer ou.

Le masque va arriver, ai-je envie de dire à Bosseigne.
Mais non.
Ou pas. Sais-tu que Baudelaire était le nom d'un photographe marseillais né en 1903?

Hein, demande mon parent qui lève les yeux du journal où il lit les mauvaises nouvelles du jour.
Ou autre chose. Une lettre par exemple. Des livres.
Va arriver une journée assez chaude. Ou moins que la veille. Ou davantage.
Je me tais.
Hein, dit encore Bosseigne, cette fois avec insistance. Hein?

Toujours quelque chose arrive.
Et ensuite?
Tout s'arrête et.
Et?
Recommence. Ou.
Sur les berges du lac Kenozero?
Mer Blanche. Méditerranée. Baltique. A toi de choisir.
Non.

Mon parent ne désire qu'une chose en ce moment où il oublie son fauteuil: un masque effrayant pour terroriser sa propre peur et la guérir.
Et peut-être faire mourir la Tapissière si elle ne le lui rend pas.
D'un coup. Morte. Tant pis pour le fauteuil.
Ou?

Je me replonge dans Leopardi.
J'en ai pour une vie.
Je ne le lui dis pas.
Je me tais.
Il sourit vaguement.
Sûr que le masque sera là, entre nous, très vite.
Et alors.





Le ventre de Pouchkine

Sans ventre pas de corps, assène Bosseigne.
Sans corps, pas de fauteuil.

C'est ainsi que tout recommence, chaque jour.
Il nous faut tordre le cou à cette obsession, à cet ensorcellement.
Le masque n'est pas encore arrivé. Peut-être le facteur nous le livrera-t-il, et dès lors...

C'est le ventre, le centre. Toujours. celui de Pouchkine bien sûr, dont parle Tsvetaïeva. Mais aussi le sien, le nôtre. Ce par quoi nous commençons et survivons. Dit encore Bosseigne. Pouchkine noir, Pouchkine bleu. Marina avait reconnu la vraie absence, dès l'enfance, au parc. Pouchkine nègre. Première rencontre avec le matériau:"la fonte, la porcelaine, le granit." Et nous, le bois, le velours, son absence.


Certains matins, je ne sais plus lequel de nous deux parle.
Ou répond. Nous vivons une histoire commune. Non pas ordinaire.
Mais notre histoire, en l'occurrence l'absence d'un meuble dans notre maison, un héritage qui plus est, est centrée autour de ce mot. Que nous prononçons à tout bout de champ jusqu'à ne plus savoir qui le dit en premier, dit Bosseigne.

Mon fauteuil, reprend-il, dont je ne possède que l'absence.
Comme Tsvetaïeva écrivant Mon Pouchkine, ai-je cru bon d'ajouter.
Posséder, c'est toujours une perte en perspective.
Par la fenêtre, l'été. Absence de neige. Solitude.
Nous autour d'une table pour la énième fois à prendre un café, une infusion, voire un thé. Quelle horreur.
Le thé?
Non, cette chaîne ininterrompue de gestes quotidiens.
Je n'aime guère le thé ni les habitudes. Pourtant nos retrouvailles chaque matin.
Oui?
En attente. Nous sommes là, attendant que quelque chose se dénoue. Arrive. Or tous les jours arrivent.
Que veux-tu?
Dire? Nous vivons tous nos matins et parfois c'est difficile mais nos réveils sont ceux. De vivants.
Sans ce fauteuil, oui, je vivrai. Là je survis, grommelle mon parent. Seul ce masque.
Te désenvoûterait?
Me désenvoûtera.
Tu en es sûr?

Nous nous taisons; aucune rivière pour nous azamer.
Aucun vent pour nous kiarostamer.
Nous restons là sans le mot.
Sans le fauteuil.

Et moi, avec un vase bleu, contenant des cendres jamais dispersées.
Chacun avec son absence, me dis-je en me servant une tasse de café bien noir.
Mexique.
Corsé. Arabica.
Presque arrabiata.

Patience la Poste va apporter une petite délivrance à mon parent et ensuite nous monterons en auto et.
Et.


mardi 4 août 2015

Mal à dire, maladie?

"Ne te moque pas de ton voisin
Ne ris pas de ton frère
Les sorciers l'ont ensorcelé ».


C'est comme ça que commence cette nouvelle journée. Dit Bosseigne. Sans message de la Tapissière.
Nous allons à l'aveugle.

Qui est le sorcier, qui l'ensorcelé?
Ai-je questionné.

Tu as toutes les réponses, a maugréé mon parent, en avalant sans plaisir sa bouchée de pain au miel.
Question de point de vue, comme toujours, ai-je commenté, moi aussi la bouche pleine. 
Nous ne partons plus?

Mon parent a soupiré, m'a considérée avec commisération. Je ne savais rien de son insomnie. Ni de son tourment présent. A moins que toujours le même?

Je suis allé sur un site. A-t-il repris. Cette nuit. A cause des étoiles.
Hein?
Elles fourmillaient. Insupportable. Difficile de les regarder. Alors j'ai pris une décision.
Ne pas partir?
Pas du tout, mais en toute connaissance de cause.
Comprends pas, ai-je marmonné.
Il faut se protéger de la Tapissière, c'est elle le sorcier.
Sorcière, plutôt.
Pas le moment d'ergoter sur les questions de genre. Cette personne que je refuse de nommer m'a ensorcelé.
Nous?
Non, il s'agit de moi. Ne te mêle pas de cette histoire.
Je ne t'accompagne plus?
Tu n'as pas besoin de protection. Tu es libre. Moi non. En me faisant son héritier, ta mère m'a lié. Je dois me délier.

La conversation matinale avait de quoi réveiller les morts. Ma mère pourtant n'a pas tenu longtemps face à Bosseigne et à ses décisions matinales.

J'ai acheté un masque de protection, a-t-il poursuivi.
Anti-fumées?
Non, africain, plus exactement Pendé Mbangu.
(Bosseigne me montre alors une photo du masque.)

Tu veux le porter en Cévennes?
L'apporter avec moi, oui.

Morts, malades, nous l'étions, l'avions été, le serions. Mais de là à nous promener avec un masque terrifiant sur la tête, chez la Tapissière. Mon parent l'ensorcelé du fauteuil?


Nous attendrons de l'avoir reçu pour partir, c'est l'affaire de 24 heures. On ne part pas sans lui. Il est nécessaire de nous protéger car la femme jouit d'un grand pouvoir sur nous. Nous, ses malades.
Je me sens de taille à l'affronter.
L'histoire, la Tapissière ou le fauteuil?
Du mal à le dire exactement mais...
Pour terminer ce qui  a été commencé, il me faut une protection, j'ai fini par le comprendre. Toi et tes mots, le café, la maison, n'y suffisaient plus. La preuve, nous sommes toujours sans nouvelles du fauteuil.
La Tapissière n'a pas répondu à ton message?
Non et c'est ce qui m'a ouvert les yeux. Nous savons par Joker qu'elle est vivante. C'est nous les ensorcelés. Donc..

Je suis restée sans voix. Sem voz.
Mon parent avait raison.
Sans doute.
Un masque, je n'y avais pas pensé.
Nous en usons tous les jours, c'est pour ça, sans doute, que.
Mais lui, mon Bosseigne, plus clairvoyant que moi.
Plus vif aussi, son désir de récupérer son héritage.
Il faut des accessoires et des auxiliaires.
Comme pour les verbes.
La langue nous montre la voie.
La phrase et la chasse vont de pair.
Deux fois.
Comprend qui pourra.
Et rira bien qui rira le dernier!





lundi 3 août 2015

Une brouette en héritage

On ouvre au hasard et le premier mot est...brouette.

C'est un jeu que nous pratiquons en désespoir de cause. Bosseigne et moi. Matin surtout. Soir parfois.
A défaut de parler. Causerie vaine. Cossery écrivain.
Sans parenthèses.

Je vais lui mettre un message, s'écrie mon parent en s'asseyant avec brusquerie à coté de moi.
Joker?
Non.

Le soir nous nous tenons sur la terrasse, face aux étoiles. A attendre qu'après l'étoile solitaire, arrive la multitude, ce fouillis lacté.

Si tu veux, nous pouvons aller encore plus loin, ai-je répondu.
Un message, c'est déjà bien, a dit mon parent.
Non.
Hein?
Je parler de voyage vers le nord. Lac Kenozero. Lac Ladoga. Carélie.
Je veux récupérer mon héritage, hier tu as employé le mot. C'est le bon.
Donc ce soir le mot est héritage.
Je le tiens de ta famille, ce mot, et le fauteuil avec lui.

C'était vrai. Alors je n'ai rien ajouté. Ce mot nous accompagnait depuis des années. Depuis et même avant la mort de ma mère. Certains n'héritent jamais. D'autres, de trop. Certains d'un fauteuil qui les entraîne très loin. Surtout quand il disparaît et ne réapparaît pas. Mais peut-être que l'obstination teintée de colère de mon parent allait provoquer une réaction de la Tapissière.

Tu sais quoi écrire, ai-je demandé.
Une phrase sèche. Concise. Explicite sans être menaçante.
Tu lui parles du lac Kenozero et de la Mer Blanche?
Je ne vois pas.
Tu pourrais dire que tu vas emporter ce fauteuil pour écrire là-bas, ça va l'impressionner.
C'est un mensonge.
Oui, mais la Tapissière...
Je sais. Elle ne dit rien, c'est aussi une forme de mensonge. Mais je n'en ai pas besoin. La vérité, c'est que je veux mon héritage.
Tu as aussi hérité de cette maison.
Avec toi.
Ca ne change rien. Et d'une brouette, mentionnée spécialement dan un codicille, en compagnie du fauteuil.
C'était une plaisanterie, tu le sais bien. Ta mère aimait rire.
Pas avec sa fille en tout cas. Ou alors à ses dépens.
Une brouette n'est pas un fauteuil. Ni un héritage.
James Sacré en a toute une collection.
Il est jardinier?
Non, poète.


Silence. Chacun digère les propos de l'autre et lèche ses plaies.

Tu sais pourquoi la ville d'Arkhangelsk s'appelle comme ça? ai-je demandé.
(Question à Bosseigne.
Pour l'entraîner loin des brouettes?)

A cause des moines et de l'archange saint Michel. Aucun écrivain n'est natif de cette ville. On peut la rejoindre depuis Saint Pétersbourg ou Mourmansk. Mais je n'en vois pas la nécessité. Nous partons en Cévennes, non?
A cause d'un fauteuil, ai-je soupiré.
Non, à cause d'une Tapissière.
Reste la brouette.
Et nos nuits blanches, a ajouté mon parent. Tu prends un peu de sauge, ça aide à digérer...
Je parie que la Tapissière fera la sourde oreille.
Pari tenu, a répliqué vivement Bosseigne en se levant pour préparer l'infusion.

Lui parti, je me suis demandée ce que nous deviendrions si le fauteuil revenait.
S'il retrouvait sa fonction dans le bureau de Bosseigne.

Au fait, a dit Bosseigne, je ne t'ai pas dit. Le voisin nous a donné un coq.
Quelle horreur, me suis-je dit, attendant la suite. Un coq pour Soutine, me suis-je rassuré.
Mort, évidemment. Ne t'étonne pas si tu le vois à côté du garage. Je le cuisinerai demain.
Avant de partir?
On l'emportera pour le manger en route.
Ah?
Ou on partira après le déjeuner. De toute façon il me faut la réponse de la Tapissière.
Je croyais qu'on allait dans son atelier le récupérer.
Oui. Mais il y a un coq maintenant, en plus du fauteuil et de la brouette.


Ne t'inquiète de rien, a ajouté mon parent. J'ai envoyé le message. Ce fauteuil va revenir ici. Je vais en jouir et toi aussi.
Comment ça?
Tu verras.

Et mon Bosseigne, énigmatique comme un chat noir, a rejoint la maison, en chantonnant pour nous préparer une infusion de sauge.




dimanche 2 août 2015

Mais quel mot choisir?

J'ai du mal, a lancé Bosseigne par dessus son bol de café.
Ce n'est pas le même que d'habitude, ai-je commencé.
Non, pas le café.
Guatemala, comme ce peintre, tu sais dont j'ai acquis quelques lithographies.
Non, pas le peintre non plus.
Trois en fait. J'ai trouvé son nom sur Internet. Carlos Merida.

Mais Bosseigne n'a rien répondu. Enfoncé dans le café et dans ses pensées les plus noires, ai-je supposé. Il y avait une légère brume qui bleutait la colline et c'était assez pour ce début de journée. J'avais des lettres à écrire. Bonheurs des étés, écrire aux amis.



J'ai du mal. Vraiment.
Tu as mal quelque part?
(Feignant l'idiotie.)
Tu comprends très bien.
Mais non. Je me demandais si par hasard, à force de ne boire que de l'eau minérale...
Il ne s'agit vraiment pas de ça.

Mal. Un drôle de mot. Maladie. Mal à dire.
Le démon. Et son royaume. Mal au coeur.
Mal au ventre. Mal-veillant. Mal-adroit.
Mal partout de la grippe. Mal d'amour.

Avec tes amies, a-t-il repris, j'ai du mal.
A quoi?
A rien.
Eh bien, si c'est rien, ce n'est pas si mal.
Tu fais exprès. Je ne suis pas bien avec.
Mal alors?

Bien. Faire le bien. Etre bien. Bien-veillant.
Vivre bien avec son parent dans son fauteuil.
Ne plus recevoir ses amies parce que mal.

Tu as eu Joker au téléphone?
Pour le fauteuil?
Oui, je ne vois pas quoi d 'autre.
Prendre de ses nouvelles, par exemple.
Du fauteuil?
Oh, Bosseigne, tu es agaçant ce matin.


Sur une enveloppe qu'un ami cher m'avait envoyée, le timbre choisi était un lion. Et en dessous de mon nom, il avait écrit écrivain(e). Bosseigne à qui je l'avais montrée, n'avait rien dit. Et je n'en avais pas profité pour le lui faire remarquer.

Tant pis, ai-je dit à voix haute.
Hein?
Je ne renoncerai jamais à récupérer ton héritage.
Alors?
On part demain matin chez la Tapissière et on revient avec le fauteuil.
Je ne passerai pas un hiver de plus sans mon fauteuil, a déclaré mon parent en se levant brusquement, renversant sa chaise dans sa sortie brutale.

Nous avions à nouveau un but, ai-je pensé. Ni bien ni mal ne nous arrêteraient dans notre quête. Quant à mes amies, elles ne venaient pas avec nous, la recherche du fauteuil impliquant nos deux personnes seulement.

Je téléphone à Joker, a crié Bosseigne du fond de la pièce.
Bonne idée, ai-je crié à mon tour.

Voilà où nous en sommes.
2 août.
Départ le 3.
Tôt, très tôt.