Lettre à Bruno Schülz et à la Pologne,
Dessiner a toujours été une activité importante pour moi.
Lieu de solitude, la page où tracer un visage.
Et la découverte des dessins de Bruno Schülz a été une
révélation.
Comme plus tard Soutter.
Lire ses nouvelles a été aussi une belle manière de
traverser le paysage polonais.
Et sa douleur.
La Pologne avait tout à coup une importance tendre et
émouvante.
Un pays étrangement déchiré et rempli de suie et de
larmes.
Je me ressouvenais de cette jeune fille au pair dont la
famille faisait peu de cas.
Le père, lui, s’intéressait de trop près à la jeune
polonaise.
Et finalement, la jeune fille quitta cette famille.
Et de cette autre fille d’origine juive, qui m’a raconté
la violence antisémite quotidienne.
Et je vois aujourd’hui sur l’éphéméride que c’est la fête
des Bruno.
Le ciel se grisaille pour ressembler à la Pologne.
Et je me demande pourquoi la Pologne est là, ce matin,
sur la table, offerte à ma curiosité.
Dessiner devient une manière d’affronter le temps.
Ce que je n’ai pas dit à mon ami Denis Hirson dont je
vais peut-être illustrer le prochain livre. Mais il est poète et sait combien
le temps à la fois manque et est en trop.
Dessiner, oui, au lieu d’écrire ?
Coller, rapiécer, faire feu de tout papier.
Nous en sommes là.
Non loin du cimetière de Corcelles-le-Jorat où six plumes
ont été plantées qui ne serviront pas à dessiner la langue française, si
difficile à acquérir pour un anglophone comme Denis.
Par exemple, la Suisse. En quoi est-ce un pays
féminin ?
Et le Portugal, pays masculin ?
Nos conversations sont interminables, seuls mes dessins
et ses mots renouent le dialogue.
Oser dire que nous avons trop de temps ?
Je ne sais pas mais j’ai toujours eu l’impression que
nous ne pouvions utiliser tout le temps qui était à notre disposition. Comme le
cerveau. Comme l’ordinateur. Il fallait en perdre. De différentes manières,
certaines bonnes et d’autres…
Et de savoir que bientôt j’irai à Lausanne, la ville où
se trouvent de nombreux dessins de Soutter, pour découvrir un des miens sur la
couverture d’un livre me donne l’impression de vivre un temps donné. Un
présent.
Sur la table du matin, Tristia voisine avec le Zibaldone.
Et un bout de Pologne dérive lentement sur la toile
cirée.
Ce serait ça, la vie ?
Et le mot froid apparaît derrière un marque-page rouge,
et le nom du poète Jacques Estager. Le titre complet est si beau : Fée et
le froid.
Malgré l’avancée sournoise du mauvais temps, ciel blanc
annonciateur de pluie, le cœur est content qui commence ce jour en amitié avec
la Pologne et l’Arménie, la Suisse et l’Italie.
Que ces pays soient noms féminins ou masculins, tout ira
bien, car ici leur genre n’a pas d’importance. Croyons-nous.
Bruno Schülz est vivant.
Je le salue ce matin avec l’arrivée d’une petite pluie.
« Le
désespoir même contient l’espérance, écrit Leopardi, parce qu’il est toujours
au fond de l’âme un espoir… » et j’ajouterai que le mot même d’espoir est
contenu dans le mot de désespoir.
Pourquoi la Pologne aujourd’hui ?
Parce que quelque part un chat nommé Smouroute a ouvert
la porte des possibles et m’a donné d’un coup de griffe la permission de
dessiner ?
Sans doute.
Je ne
te verrai plus jamais
Ciel
myope d’Arménie,
Je ne verrai plus, plissant les yeux,
La
tente nomade de l’Ararat,
Et dans
la bibliothèques des potiers,
Plus
jamais je n’ouvrirai
le
livre vide de la terre splendide
Où
s’instruisirent les premiers hommes.
A Marseille, le boulevard
Ararat existe toujours. Mais je ne suis plus la petite fille qui habitait dans
le quartier de Saint Jérôme. Celle qui traversait en courant la rue.
Aux mains amies,
cette courte lettre,
pour la Saint Bruno,
S
"Je ne sais pas mais j’ai toujours eu l’impression que nous ne pouvions utiliser tout le temps" dis-tu !
RépondreSupprimerj'en perds énormément en non-écriture, comme j'en perds en non-lecture, et tout cela me sert, et sert mon écriture, j'en reste persuadé !
Rester curieux, mais surtout ne pas trop apprendre ; je crois que toute ma vie a été de cela faite !