lundi 15 mai 2017

Maseille usant mésusant de la langue


la sans-patrie sans-langue
Marseille usant et mésusant de la langue d’hier devenu demain puis aujourd'hui
s'en lave les mains et s’en retourne aux mots comme crottin
et autres écrits de la terre et des bêtes de fer
bordilles en bordure
ordures en ravanilles
jobastres en banastes
ce sac de plumes blanches trouvées ce matin
mort d'un ange dit la petite mère c'est déjà hier
qu'elle a piétiné l'herbe de vigueur sur la Corniche
à Marseille Bonne Mère le vent nous fait déparler
cours Julien rues Marengo de Lodi et surtout d'Italie
où mon père est mort écri-
vant ses derniers mots sur un carnet de commandes
à moins que ce ne soit paroles de chanson
en quelle langue presque morte mon père dit
la voyageuse langue dans sa bouche refermée 


dimanche 14 mai 2017

La mer, poème monosyllabique.





Et se demander en écoutant son traducteur, pourquoi la langue de Keats permet d'écrire un poème monosyllabique et pas la langue du sans patrie.
Et se demander aussi comment avoir oublié et pourquoi, dans ce poème de Baudelaire (que tu connais presque par cœur à cause de Léo Ferré) qu’il y avait le sans patrie.
Et aussi pourquoi tu te souviens de ce poème, toi qui as eu tant de mal à retenir par cœur des poèmes. Et tu sais combien certains refusent que la poésie ait besoin de musique. Mais tu ne sais pas pourquoi tu as besoin de chanter ce poème de Baudelaire pour te prouver que tu le sais par cœur.
Et se demander encore pourquoi la tête fait si mal parfois. Et le cœur. Mot monosyllabique.
Et se demander si on est capable d’infléchir suffisamment la langue pour écrire un poème monosyllabique en français, langue du sans patrie.

Huppe à l’aile bleue/
vole telle brume/
telle flèche noire/
troue mon cœur/
part et donne
mort et vie/
à celle qui te voit/
là sur le toit/
près de la mer


Et aussi se demander comment et pourquoi j’ignore les règles de la versification anglaise, de la même manière que je n’ai pas su apprendre à reconnaître les hexamètres et autres pentamètres iambiques comme si mes oreilles et ma voix s’y refusaient, à cet apprentissage exact et toujours, comme la huppe, allaient en tous sens, comme le vol du papillon.

Et me demander enfin pourquoi je retiens en moi si peu de ce que j’entends, sauf cette guirlande de fleurs et la beauté qui l’accompagne pour dire la vérité du poème. Ecoutant l’ami poète, je cherche en moi les poèmes aimés, invisibles, inaudibles et ne trouve que des bribes et des tessons sur le rivage.
Ma bouche muette regarde mes pieds nus et sourit.
Sans se poser de questions.
La mer suffit.
La mer : poème monosyllabique.








jeudi 11 mai 2017

Et peut-être qu'il y a plusieurs manières de regarder la mer?

Et peut-être qu'il y a plusieurs manières de regarder la mer.
Depuis un balcon, la plage, ou encore la falaise.
Depuis le cimetière haut perché où nous avons croisé l'amour sous une forme étrange.
Une femme berçant un enfant, puis un nain, puis un homme.
Et tout était vrai.
Si on est seul ou en compagnie, le regard change?
Peut-être.
Il y a toujours plusieurs manières de regarder.
La main en visière.
Le regard nu.

Et la mer est elle-même différente d'une minute à l'autre.
Grise, presque disparue, et puis brutale, bleue, noire presque.
(Plus je la regardais, plus je voulais l'absorber, la connaître toute.
Et je savais mon impuissance mais m'obstinais à courir vite la voir dès le réveil.
C'était là-bas.)

Il y a aussi tout ce qui échappe au regard, dit Bosseigne.
Tout à coup ce personnage minuscule à la surface des eaux, qui danse.
Ou ces barques aux longs yeux allongés.
Une lente absorption dans cette fenêtre sans bord qu'ouvre la mer.

Notre ami Moncef Ghacem nomme pour nous les poètes et la mort.
Fait reculer par son sourire bleu l'oubli qui nous entoure.
Dit René Char, Nerval, descend en pensée vers la mer et ouvre le temps comme un livre.
Il parle de la rue du Caire où Artaud vient manger de temps en temps. S'en souvient.
Raconte le vent des poissons au large de Mahdia.
Parfois se passe la main sur le front pour faire revenir le poème.
En pensée, nous dit-il, il court encore vers la mer froide de l'hiver et revient chez lui.
En pensée seulement, répète-t-il.
Toutes les manières de regarder la mer sont bonnes.
Si elles sont amicales, conclut-il.
C'est comme Tanit, ai-je ajouté.
Selon que ton regard est romain ou pas, c'est une tueuse ou une bona dea.
Pour moi, a dit le poète, la réponse est claire.
Comme la mer à Carthage.


Nous échappons aux regards, dis-moi.
Ce qui expliquerait notre disparition progressive.
De la surface de la mer.
Quand nous vieillissons.
Nous devenons.
Invisibles.
Seuls encore quelques regards.
(Mais ça, je ne l'ai pas dit à haute voix de peur de les voir s'enfuir.)