mardi 29 avril 2014

Um pé d'agua, dit-elle, et la pluie nous a inondées

Bosseigne, ai-je tenté.
Il n'a pas levé le nez de son ordinateur.
Nous étions installés au salon. Le soir venait. La porte fenêtre était ouverte sur le jardin. On entendait les oiseaux.
Certains écrivains, ai-je repris.
Oui?
Bosseigne a levé les yeux. Répété :oui?
Savent dire ce que nous.
Ne savons pas dire, c'est ça?
Non.

Je me suis tu. Ce n'était pas possible. Pas possible d'avoir. De dire. D'être. Mon parent était absorbé dans ses calculs. Inaccessible. Chantonnait dès que j'ouvrais la bouche. A table aussi. Tout le temps. Il devait m'observer et dès que. Hop! il se mettait à siffler, chantonner, tout pour que nous ne nous parlions pas. C'était une période sans conversation. Ou alors désespérante.

Bosseigne, ai-je insisté.
Oui?
Et là il s'est mis à me regarder avec une sorte de curiosité bizarre.
Oui?

J'ai hésité. J'avais envie de raconter mais son impatience avait plus pour objet l'agacement que je provoquais chez lui par mes interruptions qu'un intérêt pour ce que je pouvais avoir à dire.

Il m'est arrivé des choses aujourd'hui.
Tous les jours, non?
C'est vrai mais là cette femme.
Eh bien?

Je n'arrivais pas à lier les mots entre eux. Redoutant à la fois de sombrer dans la logorrhée issue du long silence dans lequel je m'étais tenue et l'interruption définitive que ne manquerait pas de provoquer Bosseigne si je ne parvenais pas à captiver son attention.

Allongée par terre, la tête posée sur son bras replié, là, sur le parking, couchée.
Malade?
Je le croyais, non, endormie. Une jeune fille. Oui, très jeune et l'enfant.
Quel enfant?
Dans la poussette, en plein soleil.
Où?
Devant le supermarché. Une vendeuse est sortie en criant. Cet enfant va attraper une insolation.
Et la fille?
Elle a dit qu'elle avait froid depuis le matin huit heures qu'elle était là. L'enfant était déjà malade.
La misère?
Oui, et surtout un abandon, quelque chose de si triste. Elle demandait de l'argent. Venait en train tous les matins. Pour mendier là. Même s'il pleut. De loin.
Et l'enfant?
Elle a dit  tous les hommes sont comme ça. Ils font un enfant et s'en vont.
Tous les hommes?
Non. Je n'avais pas d'argent. Je lui ai proposé de faire des courses pour elle et l'enfant.
Elle avait quel âge?
Un visage de petite fille. 17 ans, elle a dit. J'habite toute seule, a-t-elle ajouté.
Petite, oui.
Et la pluie nous a inondées. Alors nous avons couru, moi jusqu'à mon auto et elle et l'enfant sous l'auvent du magasin.
Je me souviens de cette expression, a soupiré mon parent.

J'ai cru qu'il allait encore parler de la misère. Mais c'était la langue qui venait à nous.

Qu'il pleuve ou qu'il vente. C'est un verbe qu'on n'emploie plus beaucoup, venter.
A cause sans doute de l'autre, vanter.
En portugais, il y a une jolie expression pour nommer l'orage, a poursuivi Bosseigne.
La pluie, a chuva? A tempestade?
Non, um pé d'agua. Un pied d'eau.
Pourquoi la pluie?
A cause de cette fille et de l'enfant. Son enfant?
Peut-être. Plus tard, je les ai revus, l'enfant jouait devant l'entrée du magasin.
Et la fille?
Elle ne dormait pas, assise.
Et pour nommer un arbre fruitier, on emploie aussi le mot pé. Um pé d'arancia.Un oranger.
On dit en français, un pied de vigne.
On ne sait pas où ça nous mène.
La langue?
Les mots, la misère, l'intelligence des choses.
Je n'ai pas compris.
C'est ce que je voulais dire. Tu ne comprends pas. Je le vois bien. Tu veux parler et tu te tais et moi je chante, c'est ça. Mais je n'ai pas de temps à perdre. Et  je ne sais pas non plus expliquer ces choses, moi non plus, a conclu Bosseigne, je ne comprends pas.

Et là, la pluie a recommencé, inondant la terrasse et interrompant les oiseaux et Bosseigne.
Ne nous restait plus qu'à rire.
Ce que nous avons fait. Un peu.
Mais en frissonnant car déjà la pièce avait pris l'air de la nuit.
Je suis gelé, a dit Bosseigne.
Moi aussi.
Ce sera tout pour ce soir, a-t-chantonné.
Et nous sommes montés nous coucher.
Um pé d'agua?
Non, une pluie de printemps.
Pour arroser un jardin.





jeudi 10 avril 2014

La Lys , apesar do vento



Il y a eu une bataille.
Une seule, demande en baillant Bosseigne et ce n'est pas une question, mais de l'ironie matinale.
Non pas, bien sûr, une mais de nombreuses mais celle-là.
Pourquoi?
Un corps expéditionnaire étranger.
Encore la guerre de 14?
C'est inévitable et puis j'apprends le portugais, je me permets de te le rappeler.
Obrigado.

Bosseigne rit.
Nous dégustons un délicieux café de Colombie.
Avec des gâteaux secs à la place des habituelles tartines de beurre salé. Pasteis de nata.

La bataille de la Lys, un si beau nom et ce désastre. 1831 soldats portugais morts, à ajouter aux autres engagés dans les armées belligérantes. Tu le savais?

Bosseigne se tait, éloigne autant qu'il le peut le Portugal, enfourne dans sa bouche café et gâteaux. M'en veut un peu de mettre du sang sur l'herbe verte du printemps.

Un jour après l'autre, marmonne-t-il. Et je comprends un mot après l'autre, une langue après l'autre.

Apesar do vento, je commence.
Il n'y a plus de vent, réplique mon parent.
Non, mais celui qui sur les champs de bataille efface les noms des morts, je le vois écrivant sur une pierre.
Tu rêves éveillée! regarde le pré, les arbres, les fleurs et oublie le lys. La Lys! Mais c'est ce mot de couture qui m'a retenue et.
M'empêche de savourer le jour.
Oui, mais ce mot de couture pour désigner un monument.
Aux morts, jamais aux vivants.
Je ne te suis pas, la couture justement relie les deux mondes.
Après tout, pourquoi pas. Un genre nouveau. Portugais.
Je ne sais rien de ça. Seulement ces 1831 portugais morts à la Bataille de la Lys dont personne ne m'avait jamais parlé.
Il y avait ce chinois.
L'inconnu chinois de Bourges, oui. Et d'autres. Mais portugais, non.
Qui te ramènent à ta passion du moment, coudre.
Ecrire, coudre, construire. Petits monuments. Et celui-là, la couture.
Où se trouve-t-il?
Tu vas y aller? Tant de routes à faire depuis ton fauteuil! Cimetière de Richebourg.
Nao esquecer.
Ce qui ne nous dit pas pourquoi ce monument.
Est en partie brisé comme si.
Et?
Une chaîne humaine tenue ensemble.
La couture?
En quelque sorte. Et au bout de cette sorte de chaîne, un mort dont je ne saurais dire s'il est l'ennemi.
Aucun doute. Monument guerrier.
Je ne sais pas. Oui, tu as raison, Bosseigne, guerrier. Mais ce mot de couture.
Tu aimes le nom, la fleur, le mot et tu te fourvoies.
Bosseigne, encore une fois, apesar do vento.
Il n'y a pas de vent sur l'image; les drapeaux sont immobiles.
Mais les nuages, Bosseigne.

Et nous nous en sommes arrêtés là.
Lui, sourd et moi, incapable d'aller plus loin vers le passé.
Et il avait raison, je n'avais qu'une très petite image à montrer.
Tout de même, ai-je repris, la Couture prend un c majuscule quand le mot désigne le monument aux 1832 morts du corps expéditionnaire portugais, tombés lors de la bataille de la Lys.

Mais Bosseigne ne m'a pas répondu.