lundi 30 septembre 2013

Quelques verbes aux allures primitives?

Lesquels? demande Bosseigne.
Des verbes anciens, chinois, issus de comportements oubliés?
(Comme je n'en sais rien, je ne réponds pas, le nez plongé dans mon café mexicain.)




Et Shanghaï? Tu en es revenue?

(Là je peux répondre.)

Pas encore, je reste dans ma chambre, il fait moins chaud que dehors mais le bruit.

Tu l'entends?
Oui, je t'entends.
Non, je parlais du bruit, dehors, le bruit des rues de Shanghaï.
Le béton n'arrête pas les respirations, les amplifie au contraire. De l'autre côté du mur.
Le son.
Le sang plutôt, sa pulsation. Une aube claire médite le soleil.
Comment? Tu veux dire que le soleil était en train de méditer quand tu t'es réveillée?
Je l'ai lue, cette phrase, je l'ai lue. Aujourd'hui tout était estompé, rien à voir. 

Bosseigne à son tour se tait. Il ne sait pas où aller. Moi non plus. Cette histoire de verbes, cette phrase, n pourrait dire qu'elles me servent à orienter ma journée. Je ne sais pas si cette remarque apaiserait mon parent. Ou serait de nature à le rassurer, à relancer notre commune pratique du matin. Lambeaux. Par exemple.


J'ai fait un drôle de rêve.

Ah? (Bosseigne n'a pas l'air du tout surpris ni intéressé.)
Une amie jeune, ses cheveux étaient tout blancs et soyeux.
Oui?
Je me suis demandé si la ressemblance entre soyeux et joyeux était une bonne piste pour comprendre sa présence dans ma nuit. J'ai parfois des nuits tristes et d'autres.
Comme tes verbes primitifs?
Je ne sais pas. Mais tout s'enchaîne, le café mexicain et les cheveux blancs et soyeux d'E.
Tu as de la chance de voir des liens là où je ne vois rien. Si je le pouvais, ce serait bien. mais non, rien.

Sur ce, Bosseigne s'est levé et a quitté la place.

Enragé? Peut-être. 
Des verbes à l'allure lente me sont venues aux lèvres.
Des verbes longs en bouche.
Ralentissant le moment de se mettre en route.
Déconcerter Bosseigne.
Et le voir ce soir.
Lui énumérer.
Une liste de verbes aux allures anciennes et lentes.
Ce soir.
Sans tarder.
Oui.



samedi 28 septembre 2013

Shanghaï, oui, cette impression pénible de n'être pas d'ici et d'y être née tout de même

Alors, dit Bosseigne.
Alors, ai-je murmuré.

Je n'avais pas grand chose à raconter.
Une certaine tristesse peut-être. La ville entrevue, la mer, oui.
Mais aussi sa crasse souveraine et ses couleurs.
Et la terrible envie de disparaître, au plus loin.
Vers le nord.

Alors, cette fameuse ville natale du poète?
Bosseigne!
Je ne plaisante pas du tout. Poète, tu as prononcé ce mot.
Parfois il m'arrive de.
Et puis tu reviens à la maison?
Ici, oui. Dans la maison dont nous avons hérité tous les deux.
Je voudrais que tu me dises.
Moi non. Ou plutôt si, dis-moi ce que tu as fait pendant que.
Non. Toi. Marseille surtout.
Vieille misère. Voilà. Saletés entassées dans les recoins. Rien d'autre si ce n'est la beauté du théâtre.


Nous nous sommes regardés. Mon parent a  souri. Il avait gagné une fois de plus.

Toutes les villes ont leur misère.
Non, Marseille tellement.
Pas autant que; et puis ce théâtre.
Rempli de métamorphoses, la vie et la mort, ensemble sur un pont, suspendues.
Tu as été heureuse dans ta ville natale alors?

Je n'ai plus répondu. Ai pensé pêle-mêle à Cingria, Bouvier et Roud. Mais ils n'avaient aucun rapport avec Marseille. Shanghaï, oui. Est-ce que ma vie était en train de commencer ou de finir? Quand on lit, il y a une éternité  et une géographie qui se déploient  et se déplient  au travers des pages. Mais mon parent en sait autant que moi sur ce qui se déplie dans le texte et le tissu. Bien davantage qu'un motif.

Alors pour tirer un trait sur la journée, j'ai dit à haute voix:

Shanghaï, oui.
Toute une Chine.
Oui, de papier et d'humeurs.
Oui, une Chine.
Après tout, marseillaise si tu veux.
Mais Chine, Asie des Douleurs et des douceurs.
Mortelle.


jeudi 26 septembre 2013

La Suisse, pourquoi pas, le vin certainement...

C'est par ces mots que la soirée s'est terminée.
Ensuite Bosseigne a filé sans ajouter un soupir.
Fatigué, épuisé, mais content du vin que nous avons partagé.

La nuit a été tourmentée. Je ne sais pas si c'est à cause de ce Negroamaro des Pouilles. En tout cas, entre Frénaud et Cingria, j'avais de quoi faire. Ou plutôt ne rien dormir.
Au matin, comme toutes les nuits agitées, l'espoir que le jour soit plus avancé que ce que la fenêtre le laissait supposer m'a poussée à me lever pour entonner le chant du café mexicain.
Seule ou pas, ai-je pensé.


Matin gris. Au jardin, les feuilles craquent déjà sous les pieds.
Le gris s'est trouvé ragaillardi par du rouge. Une fraise. Je l'ai mangée sans penser à mon parent. Ce rouge qui n'était pas celui du vin était réconfortant pour démarrer le jour gris qui s'annonçait au-dessus de nous.

Je me suis demandée si la nuit que je venais de passer n'avait pas été perturbée par les icebergs dérivant et le froid terrible qui régnait sur le Spitzberg. La désolation autour de mon lit, bleu et blanc, et si paisible, était impressionnante. Comment survivre par de telles températures négatives? J'avais chaud pourtant. La fenêtre ouverte sur la nuit apportait à peine un peu d'air frais. Alors j'ai délaissé le livre que j'étais en train de lire (B.Pilniak) pour la Chine (Jia Pingwa). Mais le vin m'a rattrapée et je me suis plongée dans André Frénaud.

En rêvant de Cingria.

Ce fauteuil, a commencé Bosseigne, on ne le récupérera jamais.

Mon parent avait sa tête des mauvais jours. Pas envie d'en savoir davantage. Encore le Negroamaro, ai-je pensé. Rien en vaut un café pour chasser les mouches de la nuit.

Pas mauvais, a concédé Bosseigne. Du mexicain?
Trouvé chez le petit épicier.
Je suis désolé, a repris mon parent, mais ce mal à la tête...
Oui, le vin n'était pas suisse.

Bosseigne a éclaté de rire. Ouf, me suis-je dit, mon parent n'a pas la migraine. Juste mal à la tête.

J'ai mangé une fraise ce matin. Et je n'ai pas su quoi faire des cadavres.
Les poules tuées par la chienne des voisins?
Oui, les cadavres me glacent. Et ces plumes sur ces corps rigides. Je ne suis pas courageuse.
Je m'en occuperai tout à l'heure.
Une seule fraise, Bosseigne, alors je l'ai mangée.

Bosseigne s'est arrêté de boire son café, a reposé sa tasse préférée, m'a regardée attentivement.

De quoi faire une nature morte, la fraise et les deux poules mortes, la vie et la mort et toi qui te régales!
Bosseigne!
Je me trompe peut-être: toujours ce goût des extrêmes chez toi...
Le gris et le rouge, et un peu de noir aussi.
Tu vas à Marseille aujourd'hui?

J'ai opiné du chef comme ça se dit dans la langue. Oui, j'y allais. Et comme souvent, ça me serrait le ventre. La ville maternelle. Mais oui, j'y allais. En train de surcroît.

On ne va pas abandonner ce fauteuil hors de question!
Oui, mais...
On va se débrouiller pour le récupérer.

Pour l'instant me rendre à Marseille, en revenir ce soir.
Et retrouver un lit, blanc et bleu, le mien.
Entouré d'une mer vineuse et d'icebergs.
A traverser.
Voilà.




mardi 24 septembre 2013

Nizon le long du Nozon...

Voilà où nous en sommes, Bosseigne.

Seul le silence m'a répondu. Mon parent se réfugie dans le mutisme de plus en plus, ai-je constaté. A l'approche de la soutenance, me suis-je encore dit.

Tu connais le Nozon?
collage SD

Il a relevé le nez. Comme s'il me découvrait en face de lui, l'air stupéfait.

De quoi tu parles?
C'est vrai, il est tôt. Et le café n'est pas très bon.
Je ne vois pas du tout où...
En Suisse encore.

Bosseigne a grogné. S'est fait une tartine de miel. A replongé.

Tu connais Nizon?

Là j'ai cru qu'il allait renverser sa tasse de café. Il a eu l'air indigné.

Tu m'as déjà posé la question, non?
Non. J'ai parlé du Nozon qui est un petit cours d'eau, un riviéraut si tu préfères.
C'est un mot suisse?
Non, je ne crois pas. C'est venu comme ça, devant cette eau courante, joyeuse et fraîche. Suisse.
Bien. (Ceci pour en terminer?)
Paul Nizon est un écrivain suisse.
Ah?
Mais de Suisse romande, alémanique.
Et...?
Rien. J'aime cette proximité bizarre qui me semble à l'image de la Suisse.

Cette phrase devait explication. Mais Bosseigne n'avait pas l'air de cet avis. Fatigué, mon Bosseigne, cher parent mis à l'épreuve jour après jour.

Allez, vas-y, dis ce que tu as en tête au lieu de rester nez en l'air. Je ne suis pas fâché d'arrêter mes ruminations textiles.

Eh bien...Nizon est un écrivain qui m'intéresse, masculin, très masculin. Et le Nozon dont le nom comme ses rives évoque les noisettes a tout du ruisseau féminin et tendre.
Oui. Les noms ont de ces parentés fausses comme tu les aimes...
Est-ce que tu crois que re-garder, c'est garder en soi deux fois au moins?
Ma chère, tu as plus d'énergie le matin que moi. On voit que tu as bien dormi, alors que moi...
Ne t'inquiète de rien, je m'occupe du fauteuil de ce pas.

Et j'ai laissé mon parent bouche bée et suis partie téléphoner à la dame du fauteuil.
Allons,  du nerf, il s'agit de mon parent tout de même.
Et de son fauteuil.
Hérité qui plus est de ma mère, sa parente!
Au travail!

samedi 21 septembre 2013

Entre petites Alices, jamais ne choisirai

Matin froid. Nous hésitons à prendre le café matinal sur la terrasse.
Un reste de vent s'attarde, effilochant de petits nuages.
Hier soir, j'ai vu naître la lune au-dessus de la colline, s'extraire doucement de la nuit, monter en compagnie des étoiles et des avions vers le point le plus haut.
Un gros enfant à la tête énorme!
Je n'en ai rien dit à mon parent, absorbé dans son agenda de rentrée. Sa thèse le prend de plus en plus. Et il n'a toujours pas son fauteuil.


Ce matin, aperçu le soleil. Mais la fraîcheur m'a dissuadée de le rejoindre.
Alors nous avons disposé les tasses et la cafetière dans la salle à manger.
Premier matin d'hiver, a plaisanté Bosseigne.
Tout peut changer encore, ai-je répondu.
Comme le café. C'est du colombien, a dit mon parent.
Le Mexique s'éloigne. Pourtant.

Comme le froid paralyse les langues, me suis-je dit en me servant du café. Nous n'avions pas envie de parler. Nous étions en proie à l'inquiétante survenue de l'hiver.
Un peu tôt, non? a questionné Bosseigne.
Tu lis dans mes pensées?
Depuis le temps, je crois que je sais ce que tu penses le matin. Ce matin.
Il fait déjà froid. C'est ça?
Et d'autres choses, plus petites encore. Et d'autres, plus grandes comme écrire un poème mexicain sur une usine de cellulose.
Je reprendrai du café mexicain. Fidélité à la petite Alice-Karla. Mais ça, je n'en ai rien dit à Bosseigne. Plutôt:
Comment tu trouves ce café colombien?
Voila l'explication. Je suis un peu déçu. Je préfère Roberto Bolano.
Chilien?
Tu vois ce que je veux dire, détective sauvage.

Usine à papier

La fumarola de la fabrica
asciende
poco a poco
en
maldoriana persecucion
de humo tras las nubes.

Las alcanza y mancha.
Un aroma de papel cocido
satura todo Tarascon
y las nubes ensuciadas huyen
como mofetas en fuga.


Oui, je voyais. Que j'étais de moins en moins détective de moins en moins sauvage. Mais il y avait le matin Karla Olvera et ses foutus poèmes mexicains et Alice au pays des merveilles, et là.

Là?
Que t'est-il arrivé depuis hier si ce n'est la nuit. Et elle passe sur nous ses nerfs de velours et.
Nous continuons le lendemain à croire que vivre se fait le jour?
Tu as lu mes lettres, ai-je enfin demandé.
Non, pas eu ni le temps ni.
Bien. Brûle-les alors.
Dépit?
Non, sentiment de l'inutilité de la lettre qui informe. Et puis je suis revenue.
Si tu n'étais pas revenue, j'aurais dû les lire mais dans un autre état que celui dans lequel je les lirai bientôt.
Tu ne vas pas les brûler?
Il ne fait pas assez froid. Je lis Lichtenberg. Il rêve d'un feu de livres, bien avant qu'un détective créé par un écrivain espagnol l'imagine.
Et?
Rien. Comme toi, je mélange tout. Par exemple ta logique épuisante mais qui m'amuse me renvoie à la logique des fous dans Alice au pays des merveilles, ouvert hier soir parce que je recherchais ce passage où un chat devient un sourire dans un arbre.
Petites alices, oui.

Qui grandissent. Qui rapetissent. Ne pas oublier que j'ai perdu trois centimètres. Où sont-ils maintenant, ces centimètres perdus? Où est le champignon qui me redonnera ma taille? Je dresse un inventaire un peu vain. Celui des petites alices.
Karla: petite alice. Claire K.:petite alice. Edith Azam: petite alice. Etc. Il y en a d'autres.
Qu'ont-elles en commun?
Toutes sont vivantes.

Tu as téléphoné pour le fauteuil?
Non. Je n'y crois plus. Si jamais.
Oui? Il revenait ici? On dirait qu'il a sa vie propre.
Il l'a. Du moins en s'éloignant, il en a acquis une; sauf que.
C'est nous qui l'avons éloigné, je sais et le regrette si souvent que.
Rien à regretter. Tu verras qu'il reviendra au moment où nous ne l'attendrons pas.

Voilà bien Bosseigne et son indéfectible optimisme de chercheur.
Pour ma part, nez dans le café, à bougonner.
Ecrire, téléphoner, réveiller le fauteuil.
Suivre le vent.
Avoir des nouvelles.

Où tu vas?
Marcher.
Un peu.
Plus loin.
Et c'est bien.









mercredi 18 septembre 2013

Vadim: El perro aguarda junto al ventanal...

Premier matin.
Chaque matin est premier.
Je ne suis pas montée jusqu'au village de Premier, au-dessus de Romainmôtier.
Retour à la maison.
Nous avons pris le petit-déjeuner.
Bosseigne et moi.
Le café vient toujours du Mexique.
Comme la poésie de Karla Olvera.

Dans son recueil arrivé pendant que j'étais en train de m'essayer en Suisse à parler une autre langue que la maternelle, il y a un poème qui porte le nom de notre chien. Vadim. René Char avait écrit pour son chien Tigron. Et voilà notre Vadim, qui lentement court dans la page espagnole de Karla O: perfectamente negro, labrador, 
y perro.
Perfection du poème.
Perfection du titre du livre: Cuando la nieve caiga en el Mediterraneo.
Notre maison aussi se trouve dans le livre.
Et son nom.

C'est un début, a dit Bosseigne.
Je n'ai pas demandé un début ?
Je me suis tu. Buvant et mangeant.
Soignant le mal de tête revenu.

La fenêtre de la pièce où je prenais mes petits-déjeuners et repas m'a un peu manqué.
L'or de la pluie.
Un peu, ai-je dit encore à mon parent, mais ici l'or éclate au jardin.
Il s'est tu. Dans ma bouche se mêlaient des noms et des lieux. Plateaux et collines.
Comment expliquer ce qui s'était passé là bas. M'avait rassasié. Chants d'oiseaux.
Chemin devenu sentier.
Sentier des fils et de fil, à suivre avec patience. Retrouver les nuages. Ceux d'ici.


Ceux de Karla Olvera se nomment-ils nubes?
Présents dans la feuille dentelée sur la couverture, ils permettent d'entrevoir ce qui s'écrit derrière eux.
Si je le pouvais, je traduirais à Bosseigne les poèmes de la poète mexicaine.
Plus le temps va, plus les désirs de langues se multiplient. Comme s'ils multipliaient, ou plutôt comme si elles (les langues) multipliaient l'existence de celui qui les parle. De même le romanche ou le français de Suisse romande accélère cette impression et donne à la langue que je parle habituellement une autre démarche, plus souple. Langue/marche. Un couple.

Hein, dit Bosseigne.
Rien. Rien de clair.
A propos...
Oui?
Ce nom de Claire justement...
Et de Denise, ai-je ajouté. Mon parent a haussé un sourcil. Ce sont deux soeurs et j'ai précisé à l'intention de mon parent, suisses et jumelles. Comme moi. Et poètes aussi, comme Karla.
Hein, a redit Bosseigne, cette fois penché par-dessus la table du petit déjeuner.
Oui, ce rein surnuméraire, tu sais bien.`

Stupéfaction de Bosseigne.
Du Mexique tu passes à la Suisse. Bon. Pourquoi pas. Ensuite de cette poète mexicaine à deux jumelles suisses et poètes. Et tout à trac (première fois que mon parent emploie cette expression, ai-je noté mentalement) tu nous donnes deux informations: tu aurais un rein supplémentaire et tu serais donc la moitié d'un couple de jumelles, sans parler de ton origine suisse. C'est beaucoup pour un retour. Explique-toi.
Rien à expliquer. le fait d'avoir un rein supplémentaire serait la trace d'un jumeau existant qui aurait ensuite disparu. Il y a toute une littérature sur le sujet. Quant aux origines, je sais ce que tu en penses. Tu n'ignores pas combien notre famille...
A pu être suisse, oui, c'est vrai, mais de là..à te dire la moitié...
C'est une image, Bosseigne, juste une image. Juste, je n'en sais rien. Mais ce rien est tout de même une trace. Voilà tout.
Bien, a conclu mon parent.
Et nous avons débarrassé la table du petit déjeuner en silence, laissant à la journée le temps de commencer.

Chacun son travail, a marmonné Bosseigne en refermant la porte de son bureau.
Je voulais voir où en était le jardin.
Après tout, j'en avais le temps.

Nous verrons demain ce qu'il y a à faire ou pas.
Et je suis sortie.











lundi 16 septembre 2013

Robert Walser, dont la production littéraire peuple 20 volumes...

Cher mon parent Bosseigne cher,

Ne vois pas dans cette étrange adresse trace de folie.
Même si à force de marcher en équilibre sur les lignes walsériennes et soutteriennes, il en reste forcément quelque fantaisie foutraque. Territoires de la folie intime, la Suisse que ma mère n'a pas connue. Si les hommes aiment les fleuves, ai-je écrit dans le récit d'Emilio, les femmes préfèrent la mer.
Vraiment? Cette phrase, je crains d'y entendre la voix de ma mère, elle qui rêvait de Suisse mais préférait entre tous les paysages ceux que nous offre la mer. C'était sa spécialité, ce genre de phrases à l'emporte-pièce. Ainsi plus personne (surtout pas moi) ne pouvait parler après elle. Ce qui m'étonne, finalement. Car sa mère venait d'Yverdon, au milieu des montagnes, au bord d'un lac paisible, un endroit où elle ne sera jamais venue.
Tandis que moi.
Les mains vides.

Hier marché dans la vallée du Nozon.
Avant-hier aussi. Sur le chemin de Croy.
De Pologne (le collectionneur de vélo) à Suisse, il n'y a qu'un pas.
A faire en traversant le Haut-Jorat en compagnie des amis aimés. Tu me suivrais?

Ici je vis bien différemment de nos habitudes. Prends mon déjeuner seule et dans la cuisine. Dehors il fait trop frais et le soir parfois il pleut. Rien à dire à mon interlocuteur puisqu'il est absent. Absent du paysage et de la conversation. Des bonheurs pourtant surgissent du souvenir des promenades. Une courbe dans un pré, si émouvante et qu'un peu de lumière souligne. La tache rouge d'une promeneuse en haut d'un sentier qui débouche sur le ciel.
Des noms aussi comme celui d'Envy.
Et le don d'amitié qui est si belle et tendre chose.

C'est mon dernier jour ici. J'aurais voulu lire les livres qui m'intéressent, nombreux sur les étagères, emmagasiner davantage de tournures idiomatiques prises ici et là. Apprendre un peu de romanche. Conserver en mémoire un mot comme bisse qui me plaît beaucoup et que m'a donné Claire. Y parviendrai-je? Et esparcette et d'autres encore comme ce natel qui désigne le téléphone portable ici. Je voudrais savoir par coeur le petit livre que C. m'a offert hier et qui est si beau, oui, revenir vers notre maison et te réciter ses poèmes au matin et t'entendre dire: ta mémoire s'améliore!
Dans le train peut-être forcerais-je un peu mes limites.

"Il avait besoin de la foule comme beaucoup de grands solitaires."

Oui, et les livres de Walser peuplent notre bibliothèque. Et notre maison solitaire est traversée par la foule de ses mots et de ses pas. N'empêche.

Je parcours mon chemin
qui me conduit  peu loin, 
me ramène chez moi;
puis sans mots, ni émoi,
me voici éclipsé.

Ce sentiment de devoir disparaître, s'effacer du paysage laisse entendre autre chose qu'une résignation taoïste. Celle de Gustave Roud par exemple. Le poète Robert Walser est éclipsé par d'autres. Il subit cette éclipse. A la fois s'en contente et presque s'en vanterait. Et en même temps toute sa colère triste affleure, me semble-t-il, dans ce court poème. Je le revois buté et rageur s'éloignant à grands pas dans ses promenades en compagnie de Carl Seelig.

Je vois avec plaisir que le fil noir dont je me sers a considérablement diminué sur sa pelote. L'encre n'a pas la même évidence à disparaître.

As-tu fait les démarches dont nous avions parlé à propos du fauteuil?
Du fil à l'encre puis au tissu, ma pensée avance à sauts et à gambades.
D'ailleurs ce verbe de gambader convient si bien à Walser, que j'ai souvent cru le voir marcher à cette allure. Il y a de l'enfance dans sa manière de marcher. Et de la vigueur également. Vigousse  était Robert Walser, lui qui était capable de marcher 80 kilomètres en une journée. Difficile à suivre.

Ici quelques conseils de Bashô que je mettrais bien à profit:

Va toujours à pied.
Mange simplement.
Ne dors jamais deux fois dans la même auberge.
Evite les bavardages inutiles.

Ce qui voudrait dire que j'arrête ic ma lettre pour courir marcher sous la pluie!

Je finirai avec ce tendre silence que m'a offert Claire K.
Silence du marcheur, seul son pas.
Silence d'ivresse de soi hors de soi.

J'avais l'étoile polaire dans les cheveux
cassiopée au poignet
                la grande ourse n'était pas
loin de notre signe
                 à nos tempes
                 le temps pressait

                 Pourquoi ne pas avoir été
jusqu'au bout
                 de l'énigme?

C.Krähenbühl, Vol d'épervières.

Et voilà tout.





samedi 14 septembre 2013

M.Pologne, ses vélos et le chemin de Croy

Voilà, je reviens vers toi.

A Croy où je suis descendue par le chemin ancien qui serpente à côté du Nozon, j'ai vu mais sans le visiter, le musée de M.Pologne. Il collectionne les vélos comme d'autres les ennuis. Sa maison porte une draisienne sur la façade.
Vélo perdu dans l'océan-cimetière?
Non, ici on ne se perd pas. Tout est vivant, actif, coloré même. Partout des gens, jeunes et moins jeunes. Rien à voir avec le Tras os  Montes. Même si le travail est dur, il y a ici d'autres couleurs que celle des granits noirs de Montalegre.
Et pourtant ce beau mot d'allègre se retrouve aussi bien en romanche qu'en portugais. Bonheur de la présence. Je n'ai pas osé à tous ces marcheurs de rencontre crier un joyeux Allegra comme me l'ont appris Denise et Claire. Un peu de timidité peut-être. pas de honte, non. Ecrire Allegra est plus facile que de le lancer à celle qui s'éloigne.

Fleurs d'automne, me dit Margot, ma visiteuse, qui apporte deux bouquets pour la maison.

Plus loin, dans un pré,  M.Degenève nettoyait sa voiture où il avait écrit son nom.
Plus loin encore, une maison singulière, sans doute habitée par de très vieilles gens car tout y respirait un air ancien.
Et dans une maison surplombant la route, Ramuz avec M.Paul était en son jardin, à enseigner à l'enfant les secrets de la nature.
Me suis demandée en remontant vers l'abbatiale si le nom de Pologne, puis non.
Les noms décidément nous poursuivent.

Vue sur les Alpes et la neige, au loin, vers l'est.
Le Jura est dans les brumes.
Sur les talus, l'esparcette pousse encore, quand le cantonnier oublie un peu de tout raser.
Je me demandais où j'avais pêché ce mot et celui de talus. Chez Gustave Roud. Dans son journal, il en parle fréquemment. Pour le marcheur, mots de compagnie.

Poursuivre, poursuivre.
Cesser d'être poursuivie.
Ce sera tout.
C'est midi.

Ce nom de Berdoz, les routes, cette patrie en mouvement

Cher Bosseigne,


Aujourd'hui revenons aux noms.
Noms de famille. Noms de rien. Nom de nom.
Je suis venue ici à la poursuite d'un nom, le nôtre.
Ou plutôt celui d'une famille en fuite.
En secret de fuite.
Ce que je vais ramener tiendra en si peu de mots que.
Des pages vides. Une recherche blanche.
Ce nom de Berdoz que j'ai du mal à dire. Maudire?
Cette hâte aussi à pousuivre parce que le temps est compté.
Quelle obstinée je fais, diras-tu depuis la terrasse où ce matin tu te tiens car le temps est encore doux chez nous.
Ici la fraîcheur, mais la fenêtre ouverte.
Les routes, cette patrie.
Voilà ce que je retrouve si loin de toi, en lisant et marchant.


A la foire aux livres qui se tient au village, j'ai trouvé ce que je cherchais.
Follain, Guillevic et surtout le Journal de Gustave Roud, publié en Suisse avec une belle préface de Philippe Jacottet.
Livre essentiel, qui m'a accompagnée une partie de la nuit.
A éclairé aussi cette histoire de nom de famille.
Et le talus, celui d'hier et de ce matin, éclairé doucement par le soleil automnal.
Un talus, pour qui arpente les routes, a toute son importance, il peut être amical ou inhospitalier.
Bien sûr Roud a arpenté le Jorat et marché plus que je ne pourrais jamais le faire. Sa famille était autour de lui mais ne guérissait pas ce sentiment d'être sans patrie. Non qu'il détestât la Suisse. Mais sa place était difficile à trouver. Alors la route, les chemins lui donnaient un pays, une patrie. Le marcheur en se déplaçant fait bouger le paysage et ses pensées. Rousseau l'a écrit bien mieux et lui aussi avait une belle expérience à la fois de sa différence et de la marche.

Me suis dit, Bosseigne, que nous étions plus que des orphelins, des apatrides. Ne connaissant au fond rien de ce qui attache à une patrie, mais plutôt à des noms et des mots qui, mis ensemble, nous emportent plus loin que le nom de cette famille dont nous ne savons pas retrouver la moindre trace. Et si ce mot bizarre de sanpatri revient sans cesse dans ce que je tente d'écrire et de faire, n'en est-ce pas justement la preuve?

Je te parlais du talus, celui d'hier et celui de ce matin. C'est le même que je vois de ma fenêtre. Il me donne à penser. Son compagnonnage est de l'ordre de celui que trouvait Gustave Roud dans ses marches, en compagnie d'un arbre, d'un oiseau venu lui apporter un signe depuis les lointains où se tenait sa mère morte, bien plus encore que la compagnie des aimés. Cet entretien avec la nature est la manière qu'il avait de s'échapper un peu de lui-même.

Et nous, Bosseigne, comment échappons-nous à cette absence originelle?

Je t'écrirai plus longuement dans la journée. Toujours à la recherche de ce nom de famille. Il faut te dire qu'ici ce nom est présent sur des devantures d'opticiens. Voir! Très étrangement les noms que nous portons ou d'où nous venons sont des noms bizarres, rares ou difficiles à repérer par les amateurs de généalogie. Sauf Berdoz en Suisse. il y en a des quantités. Mais notre petite grand-mère, Marie-Louise, fille d'un Berdoz, morte d'une mauvaise chute à Marseille en décembre 1952, d'où venait sa mère, d'où venait son père?

Après tout ça n'a peut-être aucune importance.
Il devrait faire beau. Je vais aller suivre les talus et monter jusqu'à Première ou descendre jusqu'à Croy.


Voilà tout!






vendredi 13 septembre 2013

Attendre, dit Roud, ces brigands du Jorat connaissaient la musique!

Mon cher parent,

Bien entendu commencer une lettre suppose de savoir à qui l'on s'adresse.
Et la famille en fuite se recompose avec ce mot de parent que je te donne, tu ne m'en voudras pas.
Bonjour, cher B. aurais-je pu choisir pour commencer la nouvelle lettre, mais non.
Car ici, en Suisse, la question familiale est au centre.
Comme dit la chère Claire, notre famille en morceaux peut se recomposer avec Roud, Walser, Soutter.
Parcouru un texte de Sereine Berlotier, Soutter sous la terre. Relu les titres des oeuvres avec émotion.
Tous des Suisses. Le tronc de l'arbre généalogique s'en portera mieux, en effet.


Tu le vois, la lettre servira de journal, incapable que je suis d'en rester à une écriture de diariste, ayant besoin du regard exercé qui est le tien, à la fois critique et imaginatif. M'en suis fait la réflexion en parcourant de journal de Ramuz hier soir. Il me faut, pour écrire, sentir la tension de l'autre vers qui j'écris.

Et ce matin, lecture au petit-déjeuner de la fille de Frisch, un autre grand suisse mais qui n'est pas de ma famille, à la différence de cet autre contre qui j'ai gagné mon pari, Paul Nizon. C'était à Dijon, il était question du Fernet-Branca. Y en avait-il ou pas dans le café où nous étions? Evidemment que oui! J'ai gagné. Le billet de cinq euros est toujours dans mon bureau.


Mais il était question pour moi d'autre chose, d'un verbe, attendre, retrouvé chez Gustave Roud mais aussi chez d'autres dans des sens différents. Les brigands du Jorat attendaient les voyageurs pour les tuer et les détrousser, pays rude que ce Jorat pauvre d'autrefois. Aujourd'hui il semble si simple et propre, beau et tendre que j'ai du mal à voir au coin des bois ces brigands dont parle Gustave Roud. Je vois plutôt des moissonneurs au beau visage hâlé et aux bras brunis de soleil. Aimé, pour mémoire. Du reste, les photographies de Gustave Roud ne montrent aucun brigand mais des paysans en plein travail. Le besoin de faire des images pour un écrivain est une chose qui interroge. Ainsi je pars souvent avec mon appareil et ai pris l'habitude de photographier les différentes étapes de mes travaux de broderie et de collage. J'ignore quelle en est la nécessité mais elle existe. Il s'agit à la fois d'attendre et d'atteindre le moment exact où la pièce sera terminée et, bizarrement, l'oeil extérieur sera celui que me donne l'objectif. Le mot est bien choisi! Etait-ce une motivation analogue qui guidait Gustave Roud? Ou bien voulait-il arrêter un peu ce temps qui broierait les aimés? Il y a évidemment de ça dans ses images. Mais aussi autre chose: cette attente du moment d'écrire et ce geste de prendre des photos beaucoup plus facile en société que de se mettre à écrire, là, sur le champ où travaillent les hommes.


Je me souviens qu'un ami, il y a longtemps, m'avait donné la traduction du verbe attendre en espagnol: esperar. Rien de ça en français. Ni en suisse.

Chez Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl, le verbe attendre désigne l'attente vécue par leurs parents des jumelles à naître.
Arturo Trumba et la petite mariée des orties.
Chez Roud, la proie que les brigands espèrent.
Chez d'autres, comme dans le dernier roman de Javier Marias ( tu sais mon admiration pour son oeuvre et la relation particulière qui m'a unie à cet écrivain espagnol), c'est l'attente d'un moment heureux: en l'occurrence l'attente fébrile de la narratrice pour qui voir chaque matin un couple dans la cafétéria où ils prennent tous les jours leur petit déjeuner est gage d'apaisement pour la journée entière.
Nous attendons beaucoup dans une vie.
Attentes diverses qui vont de la joie à la douleur. Attente du moment propice pour écrire. Retardement.
Attente du train qui vous ramène ou vous emporte.

Quel verbe!

Et il y a la marche en plaine.
Pourtant ici tout monte et redescend.
Envie d'aller du côté de la forêt d'Envy, justement.
Envie de ce temps frais qu'aimait Gustave Roud.
Tristesse vague de n'être pas allée jusqu'à Ballaigues chercher la tombe de Louis sous la terre.
Hier au téléphone: on vous attend, on attend que vous écriviez sur ce territoire de la folie suisse.
Mais silence.
Je brode à la place des mots: POLOGNE-LAPSUS-BRETON.
Comprend qui peut.






mercredi 11 septembre 2013

Le tatou, ma mère et Ramuz

Cher B.

Avant de te parler d'autre chose, parlons suisse.
Ce qui signifie parlons italien par exemple.
L'armadillo, pour commencer.
C'est un texte que j'ai lu entièrement à haute voix hier après-midi. Comme je suis seule, je n'éprouvais aucune honte à m'exprimer en italien. J'y ai retrouvé à la fois la fantaisie du poète et la férule maternelle. Et aussi ce que je t'écrivais hier à propos de la honte. Un sentiment que je connais bien, issu de la tradition familiale du secret. Honte de l'enfance, de l'école, de la pauvreté. Honte de soi. De se nommer.
Honte de dire ce qui mène ma vie, la conduit, l'égare et lui donne un sens. Il semble que tu sois épargné par ce sentiment d'indignité. Je m'en réjouis.

L'armadillo, c'est le tatou.
Longtemps ma mère, pour une raison que j'ignore, m'a appelée ainsi. A cause de la carapace de l'animal? De son étrange douceur?
Elle savait déjà que nos rapports seraient difficiles. Pourtant le tatou, l'armadillo, le poète le décrit bienveillant et sans inquiétude particulière malgré les prédateurs attachés à sa perte:

On peut recruter des indigènes ivres
ou des armées de moustiques, pour le chasser.
Le tatou ne s'en préoccupe pas.

Je ne me savais pas si impassible!
En tout cas le texte (une série de 15 courts poèmes) est un vrai enchantement.
Le poète tessinois s'appelle Fabio Pusterlo, lui-même traducteur de Jacottet.
Ce tatou lit. Mais oui! Et semble-t-il de la bonne littérature puisqu'il lit Cervantès.
E quando sorge la luna, legge Cervantes.
Et quand se lève la lune, il lit Cervantès.

Comme Ramuz.
Mais l'écrivain vaudois le lit d'autre manière, se servant de Don Quichotte et de sa cuirasse pour se moquer de ses contemporains chimériques. Bizarrement, il ne s'inclut pas dans la liste qu'il dresse, faisant le portrait de ces nouveaux rêveurs et de leurs particularismes et conclut en date du 10 septembre 1895 : "Rien de plus terrible que les illusions."
Mais pour écrire, ne faut-il pas avoir cédé à une illusion?
Du reste, un peu plus loin dans son journal, en date d'avril 1900, Ramuz se contredit un peu en évoquant les voyageurs inlassables qu'il compare aux poètes dont il se réclame: "Mais nous, pauvres êtres, pétris de rêve et de caprices, qui n'avons pas la force constante et consciente des brutes paisibles, nous dont les faibles membres n'ont que des tressaillements vite éteints, de pauvres secousses impuissantes, le voyage nous lasse et la tempête nous fait peur."

Faiblesse et force s'opposent, comme le tatou sans défense face à ses ennemis.
Pourtant le tatou voyage:

Le tatou chantonne en chemin;
personne ne l'écoute.
C'est dommage : si quelqu'un l'entendait
on pourrait savoir ce que chante
ce courageux animal.

Qu'en dis-tu, Bosseigne?
Rien sans doute.
Je vais au fil de mes lectures, enchantée d'avoir découvert cet armadillo.
Un vrai poète caché.
...un armadillo, come ogni rebelle,
deve fare molta attenzione.

Tu comprends? J'espère ne pas t'ennuyer trop avec toutes ces digressions animales.
Ma mère avait deviné que sous la douceur apparente du tatou se cachait un vrai rebelle. Et voilà pourquoi.
Ensuite la honte revient, de la rébellion à la honte, un pas, que je franchis avec toi, mon parent, qui connais notre histoire.
Et je reviens à Bouvier, ou plutôt c'est lui qui s'impose à moi, lui qui aimait tant citer Robert Desnos et ses chantefables: Une fourmi de dix-huit mètres...J'entends sa voix fatiguée des derniers mois expliquer patiemment ce qu'est pour lui la poésie. Son visage se superpose au sien, plus jeune et barbu, des années de voyage. Je me demande s'il y a quelque chose à tirer de cette comparaison un peu idiote. Quel est notre vrai visage, est-ce que celui que nous avons jeunes annonce de quelque manière ce qui va advenir de lui et de nous? Tu diras que je m'égare, aussi je vais arrêter de tourner en rond et revenir vers le gentil tatou de Pusterla. La joie que m'a donné ce petit livre est bien réelle. Combien de temps va-t-elle me porter, je n'en sais rien.



J'ai pris le train aussi.
De Croy à La Sarraz.
Un vrai voyage suisse.

Suis revenue chargée de livres et d'images. De mots d'amitié aussi. D'un jardin, de fleurs et d'arbres, de roses et de sources. De chats aussi.
Sur la route, après la forêt de buis, nous avons vu deux lièvres et ensuite, après Envy, un renard, fauve et assez petit. Tu sais mon amour de ces animaux. De bon augure pour la nuit, ai-je pensé. Et la suite de mon séjour ici.
Un verre de vin blanc, un verre de vin rouge, un repas délicieux et des amis suisses. Et deux soeurs.
On m'a questionné sur notre famille en fuite. Attentivement on a écouté ce que j'en disais, presque rien.
Et à mon tour j'ai écouté les méandres familiaux de mes amis, leurs récits et l'évocation des régions suisses. Je sais que je ne retrouverai aucune trace si ce n'est celles d'autres, comme la plaque sur la maison de Gustave Roud. Ou dans un texte de Philippe Païni des choses que lui et moi (et d'autres) connaissons à propos d'un pont où une pancarte précise qu'il est interdit de pêcher en aval comme en amont.
on ne peut pêcher qu'au milieu du pont.
Commencement de la sagesse? Si tu ne peux aller ni à droite ni à gauche, si tu ne trouves aucune trace, alors.
Tout à coup, la lassitude. Deux lettres où un officier d'état civil rend compte d'une absence totale. Et voilà tout.

Bosseigne, tiens-tu un journal?
De ce que nous nous disons au soir et au matin, tiens-tu le compte?
Ecoutant les amis suisses, je me suis posé la question. Ce que je raconte de nos entretiens matinaux, par exemple, est-ce juste à tes yeux?
Je n'ai jamais tenu un journal. J'écris seulement une chronique de nos matins et de nos soirées. De notre jardin et de cette maison héritée.

Ce matin il pleut. Mon désir de promenade sera remis à plus tard.
Je suis en Suisse. Est-ce si différent d'être là plutôt que chez nous, dans la maison de ma mère ?
Si le pays est une maison, alors la Suisse tout entière et ce coin de canton, telle une vaste demeure, abritent une foule d'écrivains et artistes. Aimés. Foule de moissonneurs et d'hommes, foule de femmes au champ. Et dans une chambre, ce matin, une femme entourée de livres, qui sont autant de lieux, Haut-Jorat, Tabriz, Carrouge, Rivaz, Genève, Romanmôtier.

Et, sur l'étagère, deux films de Manoel de Oliveira, comme si le Portugal lui aussi était une maison pour la sans patrie.
Impression parfois d'être tellement sans. D'où ces petites constructions fragiles comme autant de maisons de papier que sont les livres amis avec lesquels je dors.
Mais avec mon parent, même absent, je suis avec.
Sans fauteuil, sans langue, sans famille (Sans famille, un des premiers livres que nous avons lu).
Et me voilà en Suisse, au pays rêvé maternel, sans.

Parlons suisse et vigousse, Bosseigne, et nous serons sauvés!



PS: Je vais essayer de collecter quelques-uns de ces mots que j'entends ici et qui font un peu danser la langue française pour nos soirées au coin du feu.








Première lettre suisse, à Bosseigne

Mon cher B.

J'y suis.
Tout est à la fois semblable et différent de ce que j'imaginais.
Notre famille reste invisible.
A Yverdon comme à Moudon.
Il faut de la persévérance. Tu me connais. Je peux poursuivre longtemps des fantômes s'ils me tiennent de près.
Mais je suis sensible aussi à l'idée de tout laisser choir.
Quelle famille fugitive suis-je en train de chercher ici?
Dans Yverdon la riche, je me suis demandée qui étaient ces ancêtres qui avaient fui la Suisse. Et pourquoi. Nous avons à la maison ces lettres adressées à ma mère par des officiers d'état civil qui tentaient de lui faire comprendre qu'il ne restait plus rien de ses parents. Trop pauvres pour avoir laissé derrière eux autre chose que des traînées d'absence. Ma mère ne s'en est jamais consolée. Rêvait-elle de découvrir une riche famille suisse, horlogère et soignée comme il se doit? Les pauvres ne laissent rien derrière eux, elle aurait dû le savoir.

Ai tenté de voir une femme marchant dans les rues chargée du poids de sa pauvreté. Notre arrière grand-mère?

D'où je t'écris, j'entends les sonnailles accrochées au cou des vaches. Le soleil est encore timide. Est-ce qu'un de nos parents est venu jusqu'ici? Romainmôtier est un endroit charmant et préservé. Bien sûr, des hommes y travaillent mais les visiteurs de l'abbatiale sont nombreux et l'accueil ici est une priorité.


Le Jorat est vallonné et vert. Beaucoup de champs cultivés. Je suis allée devant la maison de Gustave Roud, à Carrouge. Mais là encore, qu'est-ce que j'espère découvrir? Comme notre famille, Roud est invisible. Sa trace l'est à peine moins. La maison aux volets verts est habitée, le linge sèche et le jardin est fleuri. L'écriture devrait porter la trace de cette absence. Une écriture trouée comme celle que m'a montrée hier soir Claire K. Voilà usn extrait de ce petit livre étonnant/détonant que m'a mis entre les mains mon amie:

superposer sup
poser oser
poésie
pose poétique
dich  t
ballungsgedicht
etc...

La poète s'appelle Heike Fiedler et habite à Genève. Poésie trouée qui m'a tout de suite ramenée vers Gherasim Luca par la force du bégaiement.

Une lettre comporte déjà beaucoup d'absence. Comment en rajouter encore, cher Bosseigne?
Comme tu l'avais dit, je suis assez bien ici. La solitude ne me pèse guère, surtout dans la compagnie de ces écrivains aimés que sont Roud bien entendu, mais et surtout Nicolas Bouvier dont la présence a envahi la maison. Pour l'instant Walser attend sagement son tour sur le rebord intérieur de la fenêtre où il se tient en compagnie de Carl Seelig. Combien de fois ai-je relu le récit de ses promenades avec Walser?

Tu dois sourire.

Tous ces écrivains marcheurs et moi, assise à la table, en face du talus!
Je forme des projets chimériques de traverser l'espace qui m'est donné à voir. Mais n'en ferai sans doute rien. Et j'ai si peu de temps à passer ici que.

Bouvier l'a écrit:" le voyage est exercice de disparition, d'escamotage". J'aime ce dernier mot. Vais-je m'escamoter moi-même ici?

Il faut tout de même que je te raconte ce qui m'est arrivé à Carrouge. Outre le vent qui s'était levé, un jeune homme est venu vers moi pour s'étonner de ma présence. Vous venez du sud de la France? a-t-il demandé. Avant d'avoir ma réponse, il a dit qu'il venait d'Aix en Provence et travaillait maintenant en Suisse. Ce qui m'a frappée, ce sont ses yeux très bleus et ses avant-bras bruns. Comme si, tout d'un coup, des mots de Gustave Roud était sorti ce jeune homme, donnant corps  de manière étonnante à ces portraits d'Aimé que je relis souvent. Ces deux couleurs, bleu et fauve, sont pour moi liées aux travaux des champs auxquels participait Gustave Roud, malgré sa santé, le ciel et les blés, mais disent aussi les moissonneurs dont il était l'ami.

Au fond, Roud était plus présent sur cette place moderne dont la fontaine récente n'était pas sans beauté, avec ce jeune homme qui vantait la vie en Suisse et ignorait tout de ce poète obscur qui avait vécu à Carrouge, qu'avec la plaque à demi effacée posée sur la façade de sa maison.

Dans mon carnet, ai retrouvé une image de bonzom, et ces mots pris à Albane Gellé:
par exemple
tenir debout.

Pour clore ma lettre, je te parlerai des sentiments et de la honte qui, selon un prestigieux neurologue, a tendance à disparaître aujourd'hui. Surtout la honte sexuelle. Notre monde change et les sentiments aussi. La honte est un sentiment si puissant et je l'ai si souvent éprouvée! Est-ce liée à l'histoire de notre famille et de ses secrets, à notre pauvreté ? Ce qui m'a rappelé le beau texte d'Yves Bonnefoy, L'arrière-pays, où le poète tente d'imaginer un sentiment nouveau, un sentiment à venir, à inventer pour décrire un état mental nouveau.

Je relis Rousseau et y trouve toujours cette impression de franchise puissante et de souffrance sincère. Sans succès pour le moment je cherche le passage des Confessions où il est question de Romainmôtier. Mais là encore, je ne désespère pas.

A propos de Walt Whitman, n'avais-je pas écrit:
De la marche 
comme écriture silencieuse
et mouvante
De la marche comme
lieu de la patrie portative
expérience du départ
dé-part : je me sépare

On en revient à l'escamotage de Bouvier.
Pas d'alcool ici, juste du café. Pas d'inquiétude, Bosseigne.
Voilà pour ce premier jour à R.










vendredi 6 septembre 2013

Vraiment, le paradis, la Suisse?

Ce mot dès le matin de paradis à vous enlever tout espoir, dit Bosseigne.

J'avais rêvé d'un étrange détail, quelques restes d'on ne sait quoi en gros plan sur une étagère et m'étais réveillée avec une solide migraine. Et ce mot étrangement venu au petit déjeuner, ce mot tout seul, bravement énoncé, paradis.
Dessin SD

C'est la proximité du départ, tu te souviens ce que nous avions dit?
Nous ne sommes pas allés chercher le dernier morceau du puzzle, ai-je répondu.
Le fauteuil! Ah, tu y penses toujours!
Surtout depuis que nous avons échangé nos bureaux...
De là le paradis, évidemment. on le cherche depuis l'enfance, non?
Et on voyage toujours par amour, je me souviens.
Donc la Suisse.

Nous mangions nos tartines en silence. Nous étions encore deux parents. Demain nous serions séparés. Notre vie serait différente. Le paradis, l'enfer. Chacun dans le sien. Mais là, ensemble, à discuter comme si de rien n'était ou comme si je n'allais pas quitter notre maison et Bosseigne. Pour ne plus jamais revenir. Chaque voyage que je fais, tandis que Bosseigne reste à la maison, cette impression que je peux disparaître dans une faille du paysage; d'ailleurs sous le canton de Vaud, là où je me rendais, existait bel et bien une faille géologique importante. Je ne dis jamais rien de ces bizarres sentiments à mon parent qui me voit toujours revenir avec plaisir comme il m'a regardée partir avec confiance. Pourtant c'est lui qui avait prononcé cette phrase initiale sur l'espoir perdu.

A la page 161 du petit recueil Locutions et Proverbes, reprend Bosseigne l'inlassable, livre publié dans la Bibliothèque des chercheurs et des curieux ( ce que nous sommes tous les deux, non?) en 1928 par la Librairie Delagrave, on lit au mot paradis un court extrait du Dictionnaire de la conversation (un livre pour nous!) évoquant au théâtre "ces loges étouffées, véritables nids juchés dans les combles..."pour dénoncer une fausse explication par antiphrase. Mais le mot paradis n'est-il pas toujours ironique en nombre de ses emplois? Il n'y a qu'à se souvenir du Jardin des Délices de Bosch. Qu'en penses-tu?

Bosseigne brandit un pauvre vieux livre comme preuve. Que veut-il ce matin avec tant d'insistance? me mettre en garde contre la Suisse qui rime avec délices? J'emporte peu avec moi, ai-je envie de lui expliquer. Gustave Roud bien entendu. Et un peu de Walser. Soutter sera à Lausanne. Petit traité de la rêverie en plaine, ce sera peut-être le titre du journal que je veux essayer de tenir. Je ne dis rien, bois mon café mexicain, essaie à toute force de chasser la migraine.

Le paradis est fragmentaire et je vais tenter de t'en ramener un petit bout, ai-je fini par répondre.

Bosseigne a paru s'en satisfaire. Et le café est meilleur chaud. Nous le dégustions et chacun imaginait son prochain petit déjeuner sans l'autre. Du silence, il y en aurait. Qu'en ferions-nous chacun? Nous écririons des lettres, de l'un à l'autre, aux amis aussi, nous parlerions seuls comme la mère de Peter Handke avant son suicide, puis nous reformerions cet étrange tandem que la mort de ma mère avait consolidé autour d'un legs (une maison) et d'un héritage (un fauteuil).

Bosseigne s'est levé bruyamment pour interrompre une rêverie par trop mélancolique.
Au travail, a-t-il simplement dit.
Oui, au travail. Ma valise à terminer.
Et puis en voyage!
Voilà pour ce matin.






mercredi 4 septembre 2013

Un oisif, des oiseaux

N'oublie pas ton capet, m'a dit ce matin Bosseigne en me voyant quitter la maison.
La veille il n'avait pas demandé ce qu'était l'esparcette.
Je me suis bien gardé d'ouvrir mon clapet, ai rabattu mon caquet comme on dit, pour venir à bout de ce capet que je ne devais pas oublier.
Capet, capétien? Mon Bosseigne sonnerait-il royaliste nostalgique?
Comme la Suisse se rapprochait, j'en ai déduit que le mot avait peut-être valeur helvétique.
Les deux pieds dans une flache, le voisin ayant oublié d'arrêter l'arrosage de ses rosiers, je suis restée plantée devant le portillon grinçant du jardin.
C'est là que Bosseigne m'a trouvée, méditant sur la langue.

Tiens, la filoche, tu l'avais aussi oubliée! a-t-il dit en riant. Et mon parent m'a tendu un filet à provision.
Tu vas pouvoir y fourrer toute l'esparcette que tu trouveras sur les talus. Il y en aura, c'est sûr...

Mon parent a de ces éclairs, de ces éclats qui me laissent sans voix. Ainsi dans mon dos, il avait cherché de quoi alimenter son réservoir de mots pour me prouver une fois de plus sa rapidité et son efficacité à manier les mots même les plus idiomatiques. J'allais en Suisse. Il ne l'avait pas oublié.

Je me suis bien amusé à pointer tout ce vocabulaire suisse qui se glisse ici et là chez les auteurs helvètes, que ce soit Ramuz ou le suisse Bouvier, a-t-il poursuivi. Et tout ce sainfouin à fourrer dans le raccard!

Je n'ai rien dit.
Le triomphe de Bosseigne s'alimente de mes tentatives de défendre ce que parfois je considère comme un pré carré. A tort. D'ailleurs qui dit pré, dit esparcette.

J'aurais voulu lui rappeler que ce Bouvier dont il parlait avec légèreté, insistant sottement sur son identité suisse, avait mille fois plus de connaissance que lui et moi sur la langue. Je me suis tu. Avec à l'intérieur une petite jubilation. Celle qui vient du secret, de l'amoureux, de l'intime. Et puis je devais aller faire quelques courses. Nous n'avions plus de café.

Au retour, je suis allée dans le nouveau bureau de Bosseigne.
Oui, a-t-il dit.
"...longtemps j'ai cru que oisif était le singulier d'oiseaux."
Toi?
Non.
Sans ajouter un mot de plus, je suis ressortie, laissant mon parent à la merci du démon.

Peut-être un jour lui dirais-je qui a écrit cette phrase. Et il comprendra.
Peut-être.
Et il envisagera différemment sa parente et son futur fauteuil.
Qui sait?


lundi 2 septembre 2013

Les talus, dit Bosseigne


Les talus, dit Bosseigne, on pourrait en parler des heures.

Nous venions d'échanger nos bureaux, après beaucoup d'hésitations. En prévision de l'arrivée du fauteuil dont mon parent avait hérité et que nous espérions retrouver pour le début de l'automne. Or, le bureau de Bosseigne est plus petit que le mien. Donc.

Les talus, reprit Bosseigne, on pourrait en parler des heures.


 Mais notre but était presque atteint, chacun avait désormais retrouvé un lieu à soi, certes différent du premier mais tout aussi confortable. J'avais transporté également les quelques images qui rythment mon existence et justifient ma présence dans une pièce appelée bureau. Sur la table, j'avais recomposé une scénographie personnelle, de nature à apprivoiser le lieu. Fétiches, coupe-papier et livres qui tout à coup prenaient une valeur nouvelle, une urgence à les avoir là, à portée de main. Etel Adnan. Ce ciel qui n'est pas. Ou encore à cause de la proximité du départ: C.F. Ramuz. J'avais même retrouvé pour l'occasion le stylo plume de mon grand-père, d'un bel émail bleu nuit.

Quant aux fossés, dit encore mon parent, sans doute agacé de mes silences, il y aurait des livres à écrire sur eux, si humbles réceptacles de tous les déchets que les cyclistes et les piétons leur jettent au passage. 
Les livres, on peut aussi les jeter aux fossés, s'en débarrasser avec le reste.
Tu t'es épuisée en déménageant tous ces livres...
Il y en a trop. Parfois je les trouve tendres présences et parfois au contraire.
Menaçants?
Oui, me rappelant sans cesse mon impuissante mémoire, et mes insuffisances de manière plus générale.
Ce ne sont plus des remparts mais des ennemis à abattre?
Je ne suis pas violente. Je me contenterais de tes fossés.
Et les talus, tu n'en dis rien?
J'aime ce mot et broussailles et brindilles et esparcettes aussi. Et ce bout de Galice associé pour moi à un âne blanc et deux hommes étranges...L'un, très maigre monté sur la bête, et l'autre cheminant derrière, tous deux avec des regards vides et l'âne seul nous a regardés un court instant...
Dès que tu peux, tu t'éloignes et reviens à ton idée de collecte...
Avoue que les mots tiennent moins de place que les livres!
Ca dépend. Dans la tête, dans la bouche, ça se bouscule!


Bosseigne une fois de plus avait gagné. Terrassée, atterrée. D'un talus à un fossé, je m'étais moi-même enterrée. Mais restait pour me tirer d'affaire l'esparcette.