dimanche 29 mai 2016

Michel Bourçon/Sylvie Durbec p.i sage intérieur.dernières publications!


A costureira que faz? Coser os botoes? Coser o ceu con nuvens?

C'est une possibilité quand tout se dérobe. Apprendre une autre langue.
Pour parler différent.
Pour changer sa bouche.
Pour éviter les gens qui nous effraient, leurs habitudes, leurs manies, leurs détestations.
Bosseigne sur ce sujet n'a rien à dire.
Moi non plus. Alors je brode.
Ici et là.
Je me sers de pièces de tissus et de passementerie dépareillées.
Je surfile, faufile, me défile, me défais le plus souvent.
Me défausse aussi.

Une:
ma mère parle en rien.
Une:
on devrait tuer tous les chats.
Une:
voir vomir, c'est affreux.
Un:
je hais les enfants.

Bosseigne: ça dépend qui dit ces phrases.
Il a tellement raison que je m'endors dans l'éclat de l'orage avec sa rassurante manière d'apaiser mes inquiétudes.
A quand la reposée, me dis-je le lendemain, devant ma tasse de café, repensant à l'écrivain suisse que je lis en ce moment.
Il n'y a de repos que final, ajoute mon parent comme s'il lisait mes pensées.

Moi:
Les mêmes qui te conseillent de lire Matin Brun.
Bosseigne:
Oui?
Moi:
Proclament qu'il faut tuer, c'est selon, tous les chats, tous les pigeons, toutes les guêpes et dans le conflit nature/culture déclarent avoir choisi leur camp. Comme dans Palestine/israël.
Lui:
Tu t'égares. Sois plus simple. Tu lis Genêt et tu laisses tomber Eribon.
Moi:
Le texte et pas sa glose?
Lui:
Voilà.
Moi:
Pourtant j'apprends le portugais pour le lire et l'écrire (un peu).
Lui:
Falar. Parler. C'est bien de parler une langue. De la faire vivante. Ni première, ni seconde. Vivante.
Moi:
Eu nao falo portugues. Ce n'est pas ma langue maternelle.
So sonher. Libertade. Avenida da Libertade.
Lui:
Et se retrouver no jardim, comme dans une langue-paysage, nous ce matin tout mouillés de pluie avançant dans l'herbe, riant presque.
Moi:
Tu es prêt à mourir?
Lui:
Je dois d'abord relire Montaigne, Tomas Tranströmer dont tu me rebats les oreilles depuis deux jours et surtout ces écrivains suisses dont ta bouche est remplie.
Moi (mezzo voce):
Comme les graviers dans la bouche de Démosthène, les billes sur la langue!


Bosseigne sans doute sait.
Alors je lui raconte une histoire.
Qui parle d'incertitude.
Qi part de l'incertitude.

Il existe quelque part dans une île de la mémoire perdue une petite femme aux yeux bleus.
 C'est la petite couturière. A costureira. Elle est occupée à travailler, assise devant une fenêtre qui donne sur la baie. On aperçoit un bateau bleu qui avance contre le vent. La pièce de tissu sur laquelle elle travaille est très grande et a glissé un peu sur le sol rouge. La petite femme ravaude un drap déchiré, un drap de vigneron, et s'efforce de cacher les trous avec des morceaux de drap de différentes couleurs.
Elle dit: je rapetasse le ciel et les nuages pour que mon amour arrive à bon port, lui qui danse dans le petit bateau bleu.
Plus tard, bien plus tard.
Le petit bateau est à vendre.
La maison a fermé ses volets.
On ne sait plus le nom de la petite femme.
On a même oublié qu'elle avait un amoureux.
Mais je connais son nom qui rime avec la mer: Omar.

Moi:
Je ne sais pas choisir entre et entre.
Lui:
Entre partir et rester?
Moi:
Entre huppe et renard.
Lui:
Apprends tes verbes irréguliers et le subjonctif, relis tes leçons de grammaire.

Dans l'île de la mémoire perdue, tous ceux qui ont aimé la petite couturière viedront.
Certains seront en retard. Atrasados. D'autres seront arrivés à l'heure.

Comme nous, a conclu Bosseigne.
Et il est allé refermer la porte.
Le vent du sud tournait au froid.
Mais la journée pouvait commencer ses tours de passe-passe.





mardi 24 mai 2016

La reposée de Corinne, et les noms d'Adalbert vont nous fournir asile de mots.

Tout commence le matin.
Ecoute cette phrase, qu'entends-tu?
Entreprendre une journée?
Le matin commence, toujours.
Poursuit les rêves de la nuit.
Comme Corinne qui notait tous ses rêves.
Je ne sais pas qui est cette femme, mais tout est à neuf chaque matin.
À neuf et usé. Recommencé. Me suis-je déjà lavé les dents.
Mais neuf tout de même.


Vivre ainsi le nez dans les livres?
Les yeux ouverts. Découvrir la langue suisse.
Laquelle?
La nôtre mais différente un peu.
Et?
Buvons ce café un peu trop léger à mon goût toutefois.
J'ai voulu acheter un café un peu moins cher que d'habitude et, avoue Bosseigne, je me suis trompé.
Moins bon?!
Heureusement le matin frais réveille aussi notre esprit!
Et mes retrouvailles avec cette île, la Suisse, retrouvée ce matin en lisant Corinne Bille et Maurice Chappaz qui fut son compagnon. Dans la courte biographie à la fin du Salon Ovale, il écrit, dans cette langue suisse que j'aime tant, : "Corinne Bille quittera Veyras chaque année pour de brèves, urgentes et bienfaisantes reposées au Tessin, chez un ami de jeunesse fidèle, l'architecte André Kummer."
C'est une langue en effet, a concédé Bosseigne, visiblement surpris.
J'aime la reposée. J'aime un ami de jeunesse fidèle parce que c'est la jeunesse qui est fidèle.

Mon parent m'a regardée, a souri. Te revoilà, a-t-il dit. Mais je n'étais jamais partie, ai-je eu envie de dire.

Et puis il y a Chandolin. Non seulement le Jorat de Gustave Roud, mais Chandolin de Corinne Bille. Et aussi cette manière de Stifter, oui, je sais, ce n'est plus la Suisse comme île, mais tant de ressemblances, et puis cette partie de l'Autriche devenue tchèque est une sorte d'île, comme si pour nommer des arbres, non pas de leur nom scientifique ou de leur appellation courante, mais comme les humains, on avait besoin d'un vrai nom qui les individualise.
Les humanise aussi, non? a questionné Bosseigne visiblement intéressé. Où ça?
Dans Le sentier forestier.

Mais j'avais à faire.
Ne pouvais aller plus loin.
Entreprendre une tâche ménagère.
Préparer une maison.
Images de la Suisse. Les Cahiers du Sud.
Marseille, 15 avril 1943.
Nous n'étions nés ni l'un ni l'autre.
Et ce matin, laisser sur la table en compagnie les deux livres.
À se jouxter comme nous, mon Bosseigne.
Jusqu'à plus tard.





imagens das palavras hoje!

DANSE


CRIME


LABYRINTHE


NOM


ESPRIT

lundi 23 mai 2016

Images seulement, dit-il, et textes? non, pas aujourd'hui, répond Bosseigne.

Images seulement?
Oui, seulement. So imagems.
Da Elsa, da Claire, as filhas numas ilhas?
En français seulement.
Pas de textes?
Non, pas aujourd'hui.

J'ai accepté la règle.
Nous serons tous les deux sans mots, pour une fois.
Mais avec une foule de gens-oiseaux-animaux des eaux, des bois et des rues.



samedi 21 mai 2016

-Bem te vi, gosto de te ver por aqui.

C'est par ces mots que ça a commencé.
Contente de te voir.
Me fait plaisir de te voir ici.
-Bem te vi, gosto de te ver por aqui.
Et hop, disparition.

Comme si ces mots dits en portugais avaient un pouvoir magique.
Comme si Elsa seule avait le pouvoir de me rendre magique.
Elle qui invente des forêts et des poèmes avec tellement de légèreté.
A côté je suis une vieille éléphante, me suis-je encore dit.
C'est à cause des îles, ai-je encore pensé.
Les filles qui naissent entourées d'eau sont des fées.
Le plus souvent.

La Suisse aussi a ce pouvoir.
Territoire de folie mais aussi de poésie.
Mon amie Claire a le même don qu'Elsa.
Sont légères et pieds nus le plus souvent.
Mâchonnent du trèfle et sourient même en dormant.
Belles tout le temps.

Donc je suis devenue invisible, rêve ancien devenu réalité.
Nous allons tous devenir invisibles, a dit une petite voix à côté de moi.
Je n'ai du reste jamais vu, de mes yeux vu, Elsa.
Mais je sais qu'elle marche le matin et parfois le soir, sur le sable d'une baie, non loin d'une ville que j'aime.
Et c'est suffisant pour que je la voie.
Claire arpente un bois que je connais.
Et de là ensemble nous irons à Na-Kodja-Abad.
Et c'est suffisant pour nous trois.


Au loin, dans la rumeur des étés à venir, je redeviendrais peut-être une femme ordinaire.
Visible, donc.
Mais de mon invisibilité présente, je me fais une joie comme d'un cadeau d'Elsa.
Bosseigne de tout ça n'en saura rien. Il y voit très bien, entend très bien, est comme neuf.
Moi non.
Et c'est comme ça.
On a beau habiter la même maison, on ne jouit pas des mêmes avantages.
A lui, la présence.
A moi, l'invisibilité consentie.
Et puis, dirai-je un jour à Elsa la lointaine, j'en avais rêvé depuis si longtemps que.
Je vais en jouir.
Jusqu'à en devenir invisible.
Merci, Claire.
Obrigada, Elsa.



Je ne peux ni écrire ni lire vos messages FB...adresse mail seulement sur le blog du jour. Merci

durbec.sylvie@orange.fr

vendredi 20 mai 2016

Passagère de l'Est, toi?

C'est la question que m'a posée Bosseigne abruptement.
Passagère de l'Est, toi?
Je ne me souviens plus ce que je rabâchais qui lui a fait dresser soudainement l'oreille et hop,
cette question, sur le ton de la surprise.
Je n'ai pas répondu tout de suite.  A quoi bon renchérir, me suis-je dit. Patience.

L'Est est une drôle de direction, a repris mon parent. Nous partons le plus souvent vers l'Ouest, le lointain. Ou vers un Nord aimanté. Ou un Sud désordonné et brûlant. L'Est n'est pas une direction désirable pour la plupart des gens. Qui part vers l'Est? Toi?

Son avis est venu trancher notre nuit.
Ou plutôt couper la soirée en quatre.
Des femmes, ai-je hasardé. On les y envoyait. Pas seulement elles, mais des hommes. Sibérie.
Il y a longtemps, en effet. Les Tsars, Staline. Mais aujourd'hui?
Cette Sibérie, je en sais pas si elle est la vraie.
Alors, à quoi bon parler de l'Est? Aujourd'hui les pauvres vont encore et toujours vers l'Ouest.
C'est surtout le mot de passagère, non, qui t'a étonné?
Je sais que tu veux partir vers l'Est, la Suisse entre autres est à l'Est. Mais la Sibérie.
Est plus encore à l'Est, je sais. Au Nord même. Mais chez les femmes qui passent leur vie dans cette Sibérie, l'Est est leur quotidien. Non qu'elles s'y rendent. Elle y résident, elles y sont.

Mon parent m'a regardée attentivement. Presque tendrement. A-t-il vu en moi plus que ce que les autres personnes voient? C'est ce que permet la vie en compagnie l'un de l'autre, ai-je pensé. De la même manière que je suis son travail et sa recherche, et sais ce qui le préoccupe (les textiles mais aussi le fauteuil perdu), Bosseigne connaît ce qui me fait défaut.

Il y a d'abord cette vieille, très vieille dame, que j'ai connue jeune et belle. Elle pleure son temps perdu, Kiev assiégé, ses amours, ses douleurs de femme vive. Ensuite il y a cette institutrice diabétique et sa voix qui se brise dans une école si vétuste que. Et la dernière, la plus jeune, si jolie, et sur sa route, un homme méchant au double visage. Ce sont elles les passagères de l'Est.
Elles y restent de force?
En Sibérie? Elles survivent pour les enfants. Pour le souvenir des enfants. De l'odeur du lait sur leur chemise. De leurs visages en train de réciter un poème d'école.
Et toi?
Je les écris. Elles me créent.
En quelque sorte.


Bosseigne n'a plus rien dit.
"Le noir du ciel", ai-je pensé, et tous les enfants qui galopent vers la lumière, au ras du pré:
...depuis la chambre du haut, rêvent les morveux..."a écrit Mary-Laure Zoss.
Ici aussi, beaucoup d'enfants, et la mer dans les branches des peupliers, la nuit.
Tissée d'étoiles et de silence froufroutant.
De ronflements mouillés et de baisers.
Mains froides posées sur le drap.

Mon Bosseigne s'est levé, a éteint la lumière de la terrasse.
A chuchoté.
En quelque sorte.
Et chacun a rejoint sa nuit.


mardi 17 mai 2016

Pourquoi les gens portent-ils toujours les bonnes chaussures?

Le vent se lève à nouveau, déclare Bosseigne, debout sur la terrasse. Il tient sa tasse de café à la main. En face de lui, l'herbe du pré luit. Comme un brin de paille. Chacun revient de sa nuit. La sienne, me dit-il, trop fraîche pour un printemps. La mienne, je n'en dis rien. Inquiétudes diverses que le vent n'apaise pas. Le café refroidit vite dans nos tasses.
Comment était-ce? demande mon parent.
Belle montagne avec ces ombres qui glissent noires sur ses flancs. J'aime qu'en portugais ombres se disent sombras. Me semble plus juste avec l'ajout d'une lettre sombre comme la lettre S.
Oui, mais tu ne dis rien de la manifestation en elle-même.
Très belle aussi.
C'est tout?
Non.

Et je me tais. Laissant Bosseigne à.
Quand les choses s'achèvent, comment en parler.
A part la montagne et son air léger, sa brume, ses ombres.
Les êtres humains sont plus difficiles à raconter.

Alors, reprend Bosseigne l'inlassable. Tu es partie et revenue. Et tu m'as laissé. Tu me dois une histoire. Au moins une!
Dette ou don?
N'importe. Mais au moins pose un peu de couleur sur tes ombres.

On ne peut résister au café de Bosseigne, à ses demandes. On ne peut. Mais ce que j'ai à lui rapporter risque de le décevoir. A part les fleurs sauvages collectées, les pierres, l'air surtout et l'ouverture du paysage autour de nous. Les livres aussi. Mais il faut bien faire plaisir à celui qui partage vos jours et vos matins.

Eh bien, ai-je commencé, ce qui me reste de marquant, après la beauté (celle de la montagne, des mots écrits dans les livres et portés par la voix des poètes), c'est ma fâcheuse manie à regarder les pieds des gens. Et les miens.
Hein? a réagi mon parent.
La question qui m'est venue, lors d'une des premières rencontres, était saugrenue. Presque idiote. Ou tout le moins incongrue. Déplacée. Je ne trouve pas d'adjectif, j'étais honteuse de penser à ce genre de choses  alors que la beauté nous entourait, les murs en étaient remplis.
Tu m'intrigues.
Moi aussi, ai-je soupiré, mais plus encore ça me fait un peu honte.
Ta question?
Pourquoi les gens trouvent-ils toujours la manière exacte de se chausser? Adaptée au terrain, aux circonstances, à leur personne aussi, sans parler de leurs pieds.
Je ne comprends pas très bien, a commencé Bosseigne. Tu veux parler de ta propre inadaptation, c'est ça?
En écoutant la lecture du Journal d'Alejandra Pizarnik, je trouvais entre nous bien des points de convergence, mais chez moi, plus triviaux, presque vulgaires.
Elle parle de ses chaussures?
Non de son corps, mais c'est un peu pareil.
Et tes chaussures? Lesquelles portais-tu? Tu en avais emmené plusieurs paires.
J'ai porté la même les trois jours. Incapable d'en arborer une autre. J'ai porté la plus humble, la plus vieille, m'efforçant de penser.
Avec tes pieds?
M'efforçant de penser, oui. Que je ne savais pas ce que savaient les autres. C'est tout. Les écoutant. Les regardant.
Et ce sont tes pieds?
Qui m'ont fait encore une fois prendre conscience de mon inadaptation invisible au monde qui m'entoure.
Mais tes chaussures, tout le monde peut voir que tu les portes?
C'est vrai. Je ne crois pas pourtant que les gens observent avec autant d'inquiétude que moi les souliers que les autres portent.  En fait, je n'en sais rien. Mais.
Tu veux parler d'élégance?
Non, pas vraiment. Baudelaire et ses chaussures trop étroites, non, ce n'est pas pour moi.
Mais quelle inquiétude te traverse en relation avec les chaussures?
Tous portent les bonnes, sauf moi.
Pourtant tu en possèdes beaucoup.
Justement.
Comme les livres d'ailleurs.
Même chose. Est-ce que je sais ouvrir le bon au moment opportun?
Tu poses de mauvaises questions, ce voyage t'a fatiguée, l'altitude peut-être.

Qui rime avec solitude.
Mais il était temps de se taire.
Nettoyer les tasses, les ranger.
Choisir une paire de souliers.
Pour aller en ville.

Et peut-être avant de partir, revenir vers Pizarnik, entre les pages.



vendredi 13 mai 2016

A cause des roses dans le jardin, cette année si nombreuses...

J'ai écrit ces histoires. Rosa d'Ouro. Plusieurs femmes. Et ce soir les ai lues à mon Bosseigne. Qui a ri. Un peu gêné.

Ainsi, toi aussi, a-t-il dit.
Moi aussi?
Tu t'es mise à écrire des histoires de roses?
C'est à cause de ce printemps gris et rose.
Les fleurs et les arbres aiment la pluie.
Cette année, les roses sont si nombreuses au jardin.
No jardim. Tu vois, je retiens la langue.
Et moi, les histoires. Elles sont vraies.
Presque banales, a ajouté mon parent.
Ennuyeuses?
Non, mais prévisibles, sauf...
La dernière?
rosier Tequila

C'est vrai que cette femme de Tarascon m'avait tellement surprise que je n'avais pas résisté à noter sur un carnet notre échange. Carnet retrouvé ontem, et du coup cette Rosa a ressurgi, intacte. J'ignore ce qu'elle est devenue et si elle arpente toujours les rues de Tarascon la nuit. Notre rencontre avait été rapide et intense, dans une librairie où je venais d'acheter un roman de Lidia Jorge, peut-être la Couverture du soldat, je ne sais plus. Elle m'avait abordée la première, me demandant si je connaissais le Portugal. Et tout naturellement, nous avions conversé librement et tout à coup, au moment où j'allais prendre congé, après avoir évoqué la région du Douro, l'Alentejo et Lisbonne, elle s'est mise à me raconter ce qu'était sa vie nocturne. C'était tout d'un coup un tel dévoilement que je ne savais comment réagir à part l'écouter attentivement, peut-être pour lui montrer combien ce qu'elle racontait m'intéressait. Me troublait même. Cette idée que le monde dans lequel nous vivons ne fréquente jamais l'autre monde, infiniment dangereux et cruel, je la retrouvais dans ses paroles. Celui, diurne et familier où je vivais ne croisait presque jamais cet autre dont me parlait Rosa la tarasconnaise d'origine lisboète. Il y avait dans ses phrases une véhémence avec laquelle son apparence élégante et discrète contrastait. Ce qu'elle accomplissait en cherchant à sauver les victimes de la nuit, c'était une mission, me confia-t-elle. Le mal est partout, et surtout dans les endroits qui ont pour but de prendre soin des enfants. Il s'y passe des horreurs. Un moment, j'avais regardé Rosa avec un peu de suspicion. Cette bourgeoise exaltée, devais-je vraiment croire ce qu'elle racontait? N'était-elle pas elle-même une victime? Nous nous sommes quittées, j'avais hâte de retrouver la rue, le soleil, les gens qui arpentaient tranquillement la rue des arcades. Et là, elle et ses compagnes avaient ressurgi. A cause des roses. Et du printemps pluvieux qui reverdit les jardins.

Est-ce que tu crois que cette femme était folle?
Je ne sais pas. Peut-être. Mais d'autres personnes m'ont raconté de drôles de choses sur une maison d'accueil pour adolescents. 
Heureusement les roses!
A verdade é muito difficil..
A connaître? Eh oui...On pourrait revenir au fauteuil.
Oh, mon Bosseigne, cette histoire-là aura-t-elle un dénouement?
Comme toutes, je le crains.
Par la mort du fauteuil?
Plutôt celle des protagonistes dont la coupable!
Si c'était si simple. Un jour ce fauteuil reviendra...
Tout seul? 
Qui sait? Devant notre porte, il sera là, en parfait état.
Nous voilà loin du Douro.
Mais tout près des roses. 
As rosas?
Exactement.
Encore une fois, no jardim.

Mon Bosseigne retrouvera-t-il son fauteuil?
Esperar. Nao esquecer.
Et continuer à apprendre.
Espérer sans oublier le fauteuil.




jeudi 12 mai 2016

Rosa d'Ouro/sur quelques-unes


Rosa d’Ouro. Ce nom est celui d’une femme usée par les années, une qui a beaucoup enfanté, travaillé, nourri. Une qui s’est levée tous les matins de bonne heure, une qui n’a jamais pris le temps de rester au lit, à se reposer. Elle habite dans le quartier d’Alfama, à Lisbonne, elle n’y est pas née, non, elle vient du Douro, comme son nom l’indique. Sa cuisine est nourrissante et a bon goût. Bientôt, elle sera grand-mère pour la quatrième fois.
 

Rosa d’Ouro est une jeune et jolie femme de la vallée du Douro dont le mari amoureux a aimé le nom au point de le donner à un des camions de sa flotte routière. O rio d’oro, Douro, dit la chanson. Le fleuve aimé d’Oliveira coule silencieusement dans la mémoire.

Rosa d'Ouro. ce nom est celui d'une jeune fille noire, originaire de Luanda. A 17 ans, elle est en train de mourir du sida dans un hôpital de Lisbonne. Après le 25 avril, son maître l'a ramenée avec lui au Portugal. Docile comme un chien, avait-il dit à sa mère pour justifier sa présence. La fin des colonies amenait certaines compensations. Maintenant (agora) Rosa va mourir loin du Douro.
                  
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Rosa d’Ouro. Ce nom est celui d’un travesti métisse, originaire du Cap-Vert qui danse tous les soirs à Belem et parfois finit sa nuit chez M. l’Ambassadeur de Norvège. Il a une rose tatouée  sur le bras gauche, celui du cœur, aime-t-il dire quand on lui pose une question sur la signification de cette fleur un peu obscène dessinée sur sa peau brune. C’est un être délicat et doux qui peut se révéler violent si on insinue sur son compte des choses qu’il n’aime pas entendre.
 
Rosa d'Ouro. Ce nom est celui d'une femme de quarante ans, qui vit à Tarascon, dans les Bouches-du-Rhône, et qui est originaire de Lisbonne. Pour parler d'elle, le plus important est d'évoquer la mission qu'elle s'est fixée: sauver les enfants de la nuit. Il faut comprendre, les sauver de la nuit, du mal qui s'exerce en secret la nuit et qui détruit les enfants perdus. Aussi toutes les nuits, une fois ses propres enfants endormis, Rosa d'Ouro sort et parcourt les rues les plus sombres à la recherche des petites victimes dont elle connaît certaines, rencontrées lors de visites dans certains foyers où elles sont retenues. Rosa doute que ces enfants soient protégés réellement. La preuve, dit-elle, c'est que la nuit on les découvre errants, à la merci de toutes sortes de prédateurs.

 

mardi 10 mai 2016

Aconteça o que acontecer, eu falou portugues no jardim!

Une langue étrangère est un mur mitoyen, ai-je pensé en regardant Bosseigne enjamber la clôture qui sépare le jardin potager du reste du jardin.
Nous avions planté nos tubercules germés, après avoir consciencieusement disposé du fumier dans les tranchées, puis nous avions tout recouvert de terre bêchée.
La pluie ne tarderait plus.
Elle finirait ce que nous avions commencé.


Etions-nous de ce monde paysan dont nous tentions de nous approcher en tirant une brouette, en enfouissant des pommes de terre, en faisant notre pain, nous qui venions de la ville?
Nos ancêtres étaient venus de la campagne pour travailler à Marseille.
Il y a longtemps.
Venus d'Italie, de Suisse. De plus loin peut-être.
Et nous maladroitement nous nous penchions sur la terre, la grattions, la désherbions, l'enrichissions, la regardions comme une mère, et parfois une marâtre. C'était un travail pénible qui nécessitait une assiduité constante. Tailler, tondre l'herbe, la ratisser, en faire des andins. Tout cela nous éloignait de nos fauteuils. En tout cas, nous pensions moins au fauteuil disparu. A ce qui manquait ici comme ailleurs. Avec le retour du printemps, c'était plus facile de rester dehors à travailler pour conserver au jardin un peu de beauté. Nous nous étions donc faits jardiniers.

Bosseigne avec enthousiasme.
Moi avec inquiétude.
Mais aussi avec la certitude que la récolte serait bonne.
No jardim, a vida é muita linda.
Pas toujours, a bougonné mon parent.
Tu comprends le portugais, ai-je demandé, un peu étonnée.
A force de t'entendre répéter les mêmes phrases, je finis par entender.
Ajudarei quando puder, ai-je marmonné, épuisée devant tout ce qui restait à faire.
Ton accent n'est pas fameux, a remarqué Bosseigne tout en arrachant le chiendent qui envahit le carré de fraisiers. Pour que la vie soit belle, il faut un peu de mort. Comme ce caneton que tu as trouvé et qui n'a pas survécu. Ta joie à le sauver des pattes des chats ne l'a pas empêché de mourir de désespoir d'être enfermé, lui, un petit animal sauvage.

J'ai approuvé.
Je suis revenue sur le mot mitoyen.
Nous étions, Bosseigne et moi, mitoyens.
Notre parenté faisait de nous des êtres mitoyens.
Et le portugais entre nous était aussi mitoyen.
A force de répéter ce mot, j'ai eu envie de rire.
C'est comme un feu sous la cendre.
Qui bourrone.
Hein, a dit Bosseigne.
Il s'est redressé et m'a montré ses mains.
Ongles noircis de terre noire.
Le paysan vit dans le paysage.
Et toi, où vis-tu, a questionné mon parent.

Dans la langue, celle d'ici, celle d'ailleurs.
En portugais, la mer, c'est le père et la mère c'est l'arbre.
Restons-en là pour ce soir.
No jardim.




dimanche 8 mai 2016

Agora vou estar fora?

Et ce mot, agora, tel un forum du jour, a commencé Bosseigne en éteignant la radio.
La Grèce souffre et la langue grecque aussi, lui ai-je répondu.
Et nous à travers elle, non?
Nous qui passons de l'agora au forum pour revenir à maintenant. Du grec au latin.
Maintenant?
Oui, le moment présent, agora en portugais.
La radio est une agora en quelque sorte. On n'y célèbre que le présent. Et ce que nous y entendons est si terrible que nous voulons nous boucher les oreilles.
Parce qu'il n'y a rien à ajouter. Ni à maintenir. Le monde se délite et sa beauté existe encore.
Où donc?
No jardim, dirait mon amie Elsa. Dans les îles que sont nos jardins. Nos têtes, nos coeurs aussi.
La dette n'est jamais apurée. Les mafias n'ont jamais été aussi puissantes. L'Opus Dei se frotte les mains et nous, nous sirotons un bon café du soir et du matin. Le forum comme l'agora, c'est un lieu en dehors de chez soi, un lieu de débats et d'échanges.
Chez nous aussi, on échange et on débat. Et on s'attriste de la défaite. Celle de la liberté et de l'humain, non?


Mon Bosseigne serait-il pris à son tour de saudade? Il faut dire qu'écouter les péripéties de la vertu dans l'Eglise Catholique contemporaine a de quoi déprimer même un incroyant comme mon parent. Qui plus est, épicurien.

Agora vou estar fora...
Hein, Bosseigne a relevé le nez et m'a regardée interloqué.
Maintenant je veux aller dehors, loin d'ici, en Suisse. Mais tu as raison, mon Bosseigne, partout règne la même catastrophe. Et la même beauté. Comme dans la forêt où sont restées quelques cendres maternelles. Fragments de paradis. Ces mots portugais entrelacés aux nôtres forment une conversation.
Tu le dis toi-même! A deux nous formons une communauté, un homme, une femme. D'âge différent. Nous sommes un petit monde à nous deux. Et le café nous réunit comme sur la place du village, les hommes se retrouvent à la terrasse du bar. Pour la conversation.
Tu veux dire qu'à nous deux...
Nous sommes une agora, oui. Et la radio nous aide à sortir de chez nous.
Comment lutter alors contre tout ce que nous entendons depuis ce matin sept heures?
En plantant des pommes de terre. C'est le bon jour d'après la lune, a conclu Bosseigne.
Maintenant?
Non pas agora, mais ce soir. Après que je suis revenu.

Voilà comment Bosseigne soigne la saudade.
En creusant la terre.
En y enfouissant la semence de demain.
Préparant au printemps l'hiver.
Repoussant les mensonges de l'Eglise Catholique et de l'extrême droite en préférant croire dans la germination des tubercules ramenés d'Amérique par Parmentier.
Pourtant l'enfer est là depuis longtemps sur terre.
Le paradis aussi, dirait Gustave Roud.
Dispersé ça et là.
A chercher.
A trouver.
A porter avec soi.
Agora. Sempre.

Milagres de domingo!


Il existe en Espagne une ville qui s'appelle Miracle.
A commencé Bosseigne.
Et il y a chez nous dans ce jardin, dans ce matin, autant de miracles que nous voulons.
Ai-je répondu.

Le café colombien m'avait mise de bonne humeur.
Et surtout la visite d'une cane et de ses canetons.
Plus un cadeau de Bosseigne.
Et un livre acheté lors d'une lecture.




Trois miracles.
Trois, c'est le nombre voulu?
Trois, c'est bien.
Superstition ou religion?
Ni l'une ni l'autre, un bon conte.

Tsvetaeva, ai-je repris, sa relecture du conte de Maroussia, un des contes traditionnels recueillis par Atanassiev. Ou plutôt sa réécriture en français. Cette femme, une énergie nucléaire, comme me l'a dit hier une amie libraire, tellement énergique qu'elle m'épuise, a-t-elle ajouté.
Et toi, a questionné Bosseigne, elle t'épuise?
Non, au contraire, elle me rend joyeuse. Et me redonne espoir.
Malgré sa vie chaotique, douloureuse, sa mort?
Quand je lis le Gars, je suis enthousiasmée par la richesse de la langue française et la connaissance qu'en avait Tsvetaeva. Elle a mis beaucoup de temps pour l'écrire, le traduire en fait.
Toujours au centre, la langue, hein?
Toujours!

Et les miracles. Milagro en espagnol comme en portugais.
Comme si, mon cher Bosseigne, nous avions devant nous l'éternité.
Quand tu traduis, le temps s'interrompt. Jusqu'à ce que la traduction soit finie.
Elle a mis beaucoup de temps, demande mon parent.
Un an, je crois; le temps d'une naissance. Ecoute: Oh Maroussia/Jambe leste,/Jarret ferme, /Talon vif!/Est-ce le sol,/Est-ce le pied,/Est-ce le coeur qui t'a manqué?
Pas vraiment un miracle.
Tout est miracle aujourd'hui, ai-je rectifié.
Et que j'ai le dernier mot en est un!

Et cette fois c'est moi qui ai ri la première.

samedi 7 mai 2016

Il y a peintre et pintora, ai-je dit à Bosseigne

Bosseigne est de retour mais sans fauteuil.
Par contre il a ramené un héron.
Ou plutôt juste sa tête, naturalisée et portant deux beaux yeux d'or.
En verre.
Un drôle d'objet, presque inquiétant, mais je n'ai pas pu m'empêcher de l'acheter, a-t-il déclaré. Qu'en penses-tu?
On va en faire quelque chose, lui ai-je répondu, davantage pour le réconforter que parce que je croyais ce que je disais.
Tu as raison, comme on répare à l'or fin les éclats brisés d'un beau vase, on va rendre à notre échassier sans corps une existence nouvelle.

Et nous nous sommes mis à farfouiller dans nos trésors pour redonner à la tête du héron une silhouette d'oiseau d'un genre nouveau.

collage SD

Ce matin, ai-je commencé, à la pharmacie, il m'est arrivé une petite histoire.
Comme pour la porte, ai-je pensé. Mais inutile de tout mélanger.
Une femme que je vois de temps en temps, avec qui la sympathie est immédiate depuis que nous nous croisons de loin en loin, eh bien...
Oui?
C'était un curieux dialogue. Il y avait cette femme que je n'aime pas, tu sais, et qui malgré le nom de son métier n'aide personne, bavarde et laide, une aide-ménagère, enfin tu sais combien elle m'est désagréable et l'autre, celle que j'aime bien, est rentrée et subitement l'ambiance a changé. J'étais joyeuse de la revoir, avais envie de parler avec elle.
Eh bien?
Une manière d'éloigner la première et le plaisir de parler avec la seconde. Elle m'a demandé si j'avais déménage parce qu'elle ne me voyait plus.
Mais vous vous rencontrez où?
Au hasard. A la poste le plus souvent ou chez le boulanger. Parfois sur la place et on échange deux mots et puis c'est tout. C'est bien comme ça.
Et là?
Je lui ai dit que non, je n'avais pas déménagé mais que sans doute son travail la prenant beaucoup...et j'ai ajouté sottement, le travail aux champs, c'est un travail prenant...
Je ne vois pas...
Elle a ri et m'a dit qu'elle ne travaillait pas du tout aux champs mais qu'elle était peintre.
Et là...
J'ai commis une erreur...J'ai compris pintora. Ah, vous êtes artiste et elle, mais non, pas du tout, je suis peintre...Et là, je ne lui ai laissé le temps de m'expliquer quoi que ce soit et je lui ai demandé : on peut visiter votre atelier, et elle mais non, je ne suis pas artiste peintre...Avant qu'elle ait dit davantage, je lui ai coupé la parole comme si je redoutais je ne sais quoi, ah oui, peintre sur les murs et là...
Tu aurais pu la laisser parler!
Là, c'est l'autre qui s'est mise à déblatérer sur le métier de peintre qui n'est pas un métier pour une femme etc...Elle n'avait aucun doute sur le mot peintre, elle!
Et toi, tu es restée muette?
Oh non, nous nous sommes rapprochées davantage en quelque sorte, la peintre et moi, elle m'a dit où elle travaillait et comment elle s'y prenait sur son chantier actuel pour retrouver les nuances de couleurs dont elle avait besoin pour une restauration d'un monument historique et...
Et?
C'était mon tour, alors après avoir été servie, nous avons pris congé en espérant nous revoir plus vite...
Un peu comme le héron...On a fini par lui fabriquer une vie.
C'est-à-dire?
On en fait ce qu'on en veut de ton histoire...
Il y a peintre et pintora, ai-je conclu.


Bosseigne a ri.
Et je me suis demandée si c'était un problème de langue encore une fois.
Ou simplement une histoire d'humains aux prises avec le langage.
Cage vide pour oiseau envolé?
Ce qui n'est pas tout à fait pareil.
En portugais, a demandé Bosseigne, c'est le même mot?
celui qui peint des tableaux, celle qui peint des murs?
Pintor o pintora?
 
Et nous en sommes restés là.
Pour aujourd'hui.


vendredi 6 mai 2016

Attenti al cane! (le retour du fauteuil?)

Tout à l'heure une voix sur la rue expliquait à un enfant la singularité de notre porte.
Comme je lisais derrière la haie, j'étais invisible, mais j'entendais ce qu'expliquait la voix.
Regarde, disait-elle, toutes ces bêtes sur cette porte.
L'enfant a demandé si c'étaient des crocodiles.
Mais non, ai-je cru bon de dire en me levant et en venant vers ces inconnus, ce sont des lézards.


Il y avait là une dame assez corpulente et un enfant à vélo.
C'est mon petit-fils, a expliqué la dame. Il veut tout comprendre.
J'ai raconté que je collectionnais les lézards depuis qu'une amie finlandaise m'avait donné ce nom de sisilisko, qui désigne en finnois indifféremment le mâle ou la femelle lézard.
Ah bon, a réagi la dame, vous avez l'air d'aimer les langues étrangères. Même le chinois!
Le finnois est la langue parlée par les finlandais, l'ai-je repris.
D'accord, mais vous n'aimez pas tous les animaux!
Comme je manifestais l'air de qui ne comprend pas l'allusion, la dame a montré le panneau cloué sur la porte d'entrée.
Et puis, a-t-elle enchaîné, votre porte n'est pas banale.
C'est juste une collection, ai-je avancé. Il y a même un dauphin et une hirondelle portugaise. ( En réalité un corbeau lisboète, mais je n'allais pas rajouter encore un peu plus de confusion à notre échange).
Mais la mettre sur une porte, c'est ça qui est pas banal. Et puis les chiens, ça n'a rien à voir avec les lézards.

Que répondre à tant de logique animale? J'ai esquissé un geste d'abandon et le petit garçon a dit: on s'en va, mamie?



Mais là, en rouge, c'est une salamandre, non, a repris la dame.
Oui, sans doute et là, c'est mon chien, ai-je ajouté en montrant le Blond.
Il est méchant, a demandé l'enfant.
Non.
Alors,  a repris la grand-mère, pourquoi vous avez mis ce panneau?
Personne ne comprend l'italien, à part vous, ai-je rétorqué en riant.
C'est vrai qu'ici ne passent que des allemands et des anglais et en courant encore, a-t-elle opiné.
Et vous, ai-je ajouté.
Oui, mais nous, on est d'ici.

Pas vous, a-t-elle dû penser.
Pas vous.

Je lui avais brouillé l'esprit en mélangeant les langues, finnois, italien, français, c'était une vraie bouillabaisse, comme aurait dit ma mère. Une soupe de langues vivantes! Quelqu'un qui aime tant les mélanges ne peut être qu'un étranger. Ou alors quelqu'un qui vient de la mer. Ne m'avait-on pas dit quand nous nous étions installés que nous étions dans un pays de terre et que ceux comme moi venus de Marseille ne pouvaient tout à fait comprendre?

En tout cas, je tenais une bonne histoire à raconter à mon Bosseigne quand il serait de retour.
Qui sait, peut-être reviendrait-il avec son fauteuil?
Il était parti avec son air des mystères.
On pouvait donc s'attendre à tout.
Même au retour du fauteuil.
Enfin!






jeudi 5 mai 2016

"J'ai perdu coeur".

J'ai arraché les petits corps rouge et blanc.
Les ai consciencieusement réunis en faisceaux.
Et ensuite les ai donnés aux poules.
Qui les ont dévorés joyeusement.

Ma difficulté à éclaircir les radis comparée à la gloutonnerie des volailles avait peu de poids.
Ce qui meurt nourrit ce qui vit.
Le jardin déborde de vert.
Les semis sont généreux.
A ce prix, nous aurons des radis superbes à croquer d'ici peu.


De même qu'on peut dans un mot en trouver un autre, de même les radis morts laissent place aux vivants.

Bosseigne est parti pour la journée.
Et le jardin me reste.
Et cette phrase de Gustave Roud avec laquelle je me suis endormie.
Après la plage portugaise du verbe espraiar, m'est revenue la Suisse.
Je me suis demandée si la phrase du poète vaudois signifiait quelque chose comme perdre pied dans le domaine de l'émotion. Ou se retrouver sans amour.
Suis retournée vers le livre ouvert sur la table:
" Qui ne propose rien, qui ne cherche rien, qui regarde seulement ne peut rien saisir; tout adieu lui est facile: ce n'est pas lui qui le prononce, mais les choses."

La Suisse, je la vois comme un territoire de forêts et de prés où chemine parfois madame la Folie et d'autres fois, des poètes aimés. Territoire minuscule où enserrer un coeur. Jusqu'à le perdre?
Je n'oublie pas que dans un pot pousse ma mère sous forme de plants de pomme de terre. Lorsque j'avais dispersé ses cendres, à la frontière suisse, j'avais gratté le sol pour en extraire une petite plante sauvage que je voulais ramener dans notre jardin. Pour qu'elle ne disparaisse pas, je l'ai mise dans un pot et là elle a retrouvé des forces mais aussi des voisines qui peut-être étaient dans la terre du pot ou dans celle de la forêt. En Suisse, les forêts sont tellement civilisées que tout devient possible.
En tout cas la terre est comme la langue, pleine de trous et de troublants rapprochements.

Où il est question encore une fois des mots et de la passion qu'ils suscitent chez certains, dont je suis.
Perdre coeur, perdre raison, perdre pied.
Nous y voilà, ai-je pensé en retournant vers les radis.
Ne pas se contenter de regarder les petits corps morts, les voir, les toucher et les donner à dévorer pour que tout se poursuive.

Mais Bosseigne ce matin.
Avant de partir a ouvert la fenêtre.
Ecoute, a-t-il dit.
La huppe est revenue.
Tout continue, mon Bosseigne.
Ici, comme au jardin.
Sur la cime du cyprés
la huppe s'est balancée.

Nous nous retrouverons ce soir,
a dit Bosseigne en s'éloignant.


mercredi 4 mai 2016

Une auberge vide et des hôtes absents?!

O mar, ai-je commencé.
Un prénom?
Non, la mer. En portugais.
Le café est italien.
Il est délicieux, ai-je approuvé. Ce qui est amusant, c'est de retrouver à l'intérieur des mots d'autres mots. Comme dans le verbe espraiar où se cache la plage. La langue permet aux immobiles le voyage.
Comme le café!
J'ai tellement envie de partir certains matins. De longer un rivage brumeux, d'entendre le fracas des vagues, de ne plus être dans ma langue.
Oui?



Bosseigne est resté en suspens. Face à moi, sa tasse de café à la main. Oui, a-t-il repris et c'était à la fois interrogatif et affirmatif. Oui...?

Et pourtant notre maison n'est pas une auberge vide et la langue non plus, ai-je repris.
Les hôtes sont attablés autour de la table du petit déjeuner. Tout suit son cours, a dit mon parent.
C'est vrai, ai-je reconnu. Et pourtant il nous faut sans cesse raviver en nous le désir pour entreprendre un nouveau jour.
Reviens donc à ce que tu tentais de me dire.
Na palavra tomar, o mar.
Tomar?
Prendre. La mer.
Tu as bien dormi, a demandé Bosseigne.
Je ne crois pas. Je ne sais pas. Il y avait ces mots qui tournaient en carrousel et aussi une auberge et la neige qui tombait.
Pétales de cerisiers?

Nous avons ri. Un peu.
Mélancolie, a demandé mon parent.
Non, pas vraiment. Ou alors un peu de désenchantement. A cause du printemps. C'est une période difficile. La nature est trop belle pour nos pauvres corps. "Mais tu sais bien qu'il n'y a pas de repos", tu te souviens?
Tout de même, parfois, nous arrivons à oublier un peu.
Oublier? Ce n'est pas le bon verbe. Laisser entrer le printemps et accepter de ne pas en être.
Qu'est-ce que tu veux dire?

Bosseigne semblait surpris.

Nous ne sommes pas comme les pivoines ou les arbres. Chaque année ne nous voit pas reverdir de plus belle. Le plant de pivoines est chaque année plus fleuri. Et nous.
Oui? C'est ça? Pas de repos, tu l'as dit toi-même.
Gustave Roud, pas moi. C'est un écrivain que j'aime mais dont je regrette la si profonde mélancolie. Surtout par un matin comme celui-là!
Notre différence d'âge explique peut-être mon état mental. Je me demande si les arbres souffrent dans leurs branches comme il m'arrive de souffrir dans mes jambes.
C'est drôle, ce que tu dis là, a commenté Bosseigne. Reprends un peu de café et tu verras que tes jambes vont marcher toutes seules jusqu'au village!

Bosseigne a raison.
Je me complais parfois dans un état de désenchantement.
J'en oublie de célébrer le jardin, le vent, le froid, la chaleur. Tout ce qui ne dépend pas de nous.
Et de goûter le café du matin en sa compagnie.
Ou de voir notre chat noir et blanc s'envoler avec les pies ses cousines en couleurs!

Oui, mon cher Bosseigne, ai-je dit à haute voix, tu as raison.



mardi 3 mai 2016

Espraiar, la plage est dans le verbe!

Et puis il y a, commence Bosseigne, les métamorphoses de la langue et du chat.

Mon parent est en forme ce soir, me suis-je dit. Si je me sentais plutôt mal en point (à cause de ce projet de voyage dans la ville capitale?), lui resplendissait de je ne sais quelle joie printanière.

Notre chat, précisa-t-il. Notre chat est une pie.
Tu veux dire...
Exactement ce que tu comprends. Il en est de même pour les animaux et la langue. Ils se transforment parce qu'ils sont vivants.
Je ne te suis pas...
Bien sûr que non, tu as sommeil. Ou tu es malade. Tes yeux sont étrécis à force d'essayer d'y voir. Le vent sans doute a réveillé tes vieilles allergies...
Tu ne peux pas commencer quelque chose sans le finir! Reviens à cette histoire de chat!
Soit! Quand tu regardes une pie, que vois-tu?
Du noir, du blanc, un envol aussi.
Et le chat?
Du noir, du blanc.
Justement! Notre chat est une pie clouée au sol. D'où ses problèmes de peau.



Bosseigne allait décidément trop vite pour moi. Je me sentais de plus en plus mal. Aussi loin de sa jeunesse exubérante que possible.

Explique-moi ce mystère, ai-je repris, plus par envie de lui être agréable que par réelle curiosité.
C'est simple. Les animaux, au cours de leurs vies,  ont plusieurs formes comme les verbes et les humains.
Les verbes? Voilà autre chose.
Non, la langue dit tout ce qu'il faut savoir. Longer par exemple. Est-ce que tu longes autre chose que la mer?
Un pré? Une clôture?
Mais la mer tout de même!
C'est vrai que ce verbe est lié dans mon esprit à la mer, au rivage.
A une plage!
Sans doute. Mais où veux-tu en venir?
Tu es passionnée par la langue portugaise?
Oui, mais ça n'a rien à voir avec notre chat et encore moins une pie!
Détrompe-toi. Tout est lié. Comme dans la phrase.

Bosseigne triomphe toujours. Je devrais le savoir. Il triomphe parce qu'il n'est jamais affecté par le vent, le soleil ou le froid. Il est toujours lui-même. Ravi de me montrer mes impuissances? En tout cas, assez content de lui pour éclater de rire devant ma mine dépitée.

Espraiar, que contient en lui-même ce verbe portugais?
Praia?
Gagné!
Mais il existe aussi alastar, distender, ladear, margear, marginar, orlear...
Il n'empêche. Espraiar parle dans le mot de la mer qu'il faut longer pour que tu retrouves ta santé.
Comment ça?
Tu as besoin de ce bruit du vent mourant qui ressemble aux vagues sur le rivage...
C'est vrai.
Et tu as besoin de notre chat noir et blanc pour ne pas détester trop fortement les pies?
Oui. Et alors?
Rien. C'est notre vie qui fait se tenir ensemble les couleurs et les verbes, le bruit du vent et le flux et le reflux de la mer. On n'y peut rien. Et plus que notre vie, c'est.
La langue?
L'amour aussi. Mais tu as raison. Il est temps de nous reposer. J'ai acheté un nouveau café chez le torréfacteur, goût italien. Demain matin, régal garanti!



On ne peut pas contredire Bosseigne.
Et puis je n'en avais ni la force ni l'envie.
Et malgré moi, je me réjouissais déjà de l'odeur du café du matin.
Et puis, j'aimais bien cette plage qui se glissait dans la page.
Comme une longe à suivre dans le verbe longer.
Oui, à suivre jusqu'à demain!



lundi 2 mai 2016

Comment dit-on longer en portugais, langue maritime?

Le vent violent a chassé la pluie.
Et Bosseigne, parti en ville dès le matin tôt.
Sa parente, devant un café, à soupirer, avant d'entreprendre le jour.
De retourner voir les radis et d'en éclaircir encore une partie.

Aligner à nouveau les petits cadavres filiformes, rouges et blancs.
Avant de les porter aux poules qui en feront festin.
Il faut, comme le vent chasse les nuages, se débarrasser de la mélancolie de la nuit.
Regarder en face la lumière du jour qui fait pleurer les yeux.
Poussières.


D'où vient la saudade, nul ne le sait. Aucun locuteur français ne l'éprouve. Il utilisera plutôt mélancolie, bile noire, idées noires, se servant d'une couleur plutôt que d'un sentiment vague et presque agréable, une nostalgie sans la douleur du regret. Ce matin, est-ce que j'éprouve mélancolie ou saudade? Faut-il être portugaise pour avoir le droit de la sentir en soi, cette fameuse saudade? Salée comme les larmes et la mer?

Le vent appelle la mer.
Sur les lèvres on s'attend à trouver goût de sel.
Mais non.
Longer est un verbe aimé.
Longer le rivage.
Je ne m'imagine pas longer autre chose que la mer.
Et ma nostalgie est celle de la mer.

Pourtant la terre a besoin de moi. 
Planter, éclaircir, nourrir.
La mer se suffit à elle-même.
Lointaine même en longeant son rivage.

Comment dit-on longer en portugais, langue maritime?
Combien de lettres?
Combien me manque ce matin la mer où il n'est nul besoin d'éclaircir des semis.

Radis, rabanete en portugais.




dimanche 1 mai 2016

Combien de lettres dans le nom: ANTOFAGASTA?

Combien de femmes a tuées Barbe-Bleue?
Aucune, crie Bosseigne depuis la cuisine où il prépare un café turc. Pour voyager loin dès le matin, m'a-t-il prévenue.
Comment ça, aucune? Et le conte alors?

Bosseigne est revenu se planter devant moi, la cafetière fumante à la main.
Compter quoi? On dit souvent qu'elles étaient sept mais en fait le seigneur Barbe Bleue était un pauvre homme que le conte a transformé en mauvais homme.
Mais de quel compte parlons-nous? Tu mélanges tout.
Ne demandais-tu pas.
Je me demandais, c'est tout. Pas à toi, en tout cas.
Tu comptais à voix haute?

J'ai tourné le dos à mon parent et regardé la pluie qui s'abattait sur le jardin et mes radis. Notre langue est ainsi faite que parfois on ne sait plus de quoi on parle. Ainsi cette histoire de Barbe Bleue qui mêle habilement le récit et le comptage. Sept femmes, évidemment. Mais l'ami de Bosseigne, lui, était entourée de neuf femmes.


Laisse tomber le conte de Barbe bleue et viens goûter mon café stambouliote, a proposé Bosseigne.
Tu disais que c'était un pauvre homme. Ton ami?
Non, la Barbe Bleue. Mal aimé, comme beaucoup d'hommes laids.
Je ne savais pas qu'il était laid.
Mon ami est plutôt bel homme. Je parlais du conte.
Ah les mots...
En français, on peut jongler.
En portugais aussi.
Toutes les langues doivent pouvoir se prêter au jeu.
De diverses manières. Comme les radis.
Certains les écrivent bleus, ai-je soupiré. Et moi, sans humour, je les vois corps rouges et morts.
Si Istamboul ne te convient pas, filons à Antofagasta.
Il y a du bon café là-bas?
Mais oui, et le nombre de lettres d'Antofagasta est parfait pour un premier jour du mois.
Combien de lettres?
Onze! Génial, non?

Je suis restée sans voix. Onze, et alors, ai-je eu envie de rétorquer à mon Bosseigne satisfait de sa trouvaille. Nous en étions à neuf. Remis à neuf?

Onze, c'est le nombre de disciples moins Judas le traître, a-t-il expliqué en me servant mon café turc.
Une équipe de rugby?
Onze, c'est le nombre réussi de mon ami après toutes ses histoires de femmes.
Je ne comprends rien.
Il n'y a rien à comprendre avec les nombres, juste à compter et à se régaler de leur exactitude.

Mon parent est ainsi.
On ne triomphe jamais de lui. Toujours quelque botte secrète, comme ce nom d'Antofagasta, ressorti pour les besoins d'un matin de pluie.
A chuva, en portugais. Est-ce qu'une mère pleure ou pleut? Un poète portugais, José Luis Peixoto, a écrit ça. Impossible en français, ce jeu de mots?, me suis-je encore demandé en considérant mon parent joyeux. Pourtant la proximité des deux verbes est la même qu'en portugais.

Ne restait qu'à déguster à petites gorgées son café de janissaire en rêvant au Bosphore.
La pluie est plus belle sur la mer, ai-je encore pensé.
Mais déjà Bosseigne m'entraînait à sa suite.
Jusqu'au Chili.
Tierra del fuego.