dimanche 20 septembre 2015

Au fond, conclut Bosseigne, on voyage toujours par amour...

La Suisse est terre immense, ai-je eu envie de dire à mon retour.
Mais Bosseigne.
Plongé dans son carnet à vérifier je ne sais quoi.
Je fais nos comptes, a-t-il fini par déclarer.
A un moment ou à un autre, il faut les faire. Bosseigne a toujours raison.

Levant le nez, mon parent:
Au fait, je me suis offert le Journal de Jules Renard que tu m'avais conseillé de lire.
Oui?
Je l'ai trouvé en Pleiade, aux puces, à deux euros. Edition de 1960, acheté rue de Tournon. Qui dit mieux? La dame qui le vendait m'a dit s'appeler aussi Renard, une pure coïncidence, a-t-elle ajouté.
C'est bon pour tes comptes.
Tiens, écoute: "Si la chasteté n'est pas une vertu, c'est sûrement une force".
Pas très drôle mais sans doute assez juste, ai-je commenté. Et j'ai enchaîné à mon tour:
La Suisse, mais Bosseigne avait autre chose en tête que Jorat et Jura. Il a poursuivi:
En date d'aujourd'hui, enfin jour et mois, pas l'année évidemment, Bosseigne rit et lit: "Coucher de soleil, linge léger des nuages."
Et j'enchaîne enfin, lui coupant la parole: et moi, au marché, j'ai acheté deux chemises pour le prix d'une, puisque nous parlons de linge et de comptes!
Bravo, s'est exclamé Bosseigne. Comment as-tu fait?
Simplement, j'ai proposé un prix pour les deux chemises et la marchande a dit non.
Et alors?
Je suis partie et elle m'a couru après.
Pourquoi?
Pour me dire que son amie l'avait grondée et lui avait conseillé d'accepter. Donc je pouvais emporter les deux chemises pour le prix que j'avais proposé. Et voilà tout.


Grignan, tessons de Jean Prod'hom

Ouvrant à nouveau le journal de Jules Renard, Bosseigne a lu:
"La châtaigne, ce hérisson des fruits."
Je ne sais pas, ai-je commenté, si l'image est juste. Un peu forcée, non?
Tiens, écoute encore: "La rivière. Les roseaux, baïonnettes de régiments noyés."
Je ne suis pas sûre d'aimer cette manière sèche de dire, me suis-je cru obligée de dire.
Mais Bosseigne ne lâche pas l'affaire et continue, tant pis pour le café qui refroidit:
"Comme homme, accepter tous les devoirs, comme écrivain, s'accorder tous les droits, et même celui de se moquer de ses devoirs", c'est bien vu, non?

Je ne réponds rien. Je n'aime pas l'ironie. Ni ces jeux de langage. Sans doute parce que ce brillant n'est pas dans mon usage de la langue, ai-je eu envie de confesser, mais le petit déjeuner n'est pas propice à ce genre d'aveu. Et mon parent est si joyeux, en verve comme on dit. Comme Jules Renard.

Et la Suisse, tu n'en rapportes rien, à part du fromage de Corcelles ?


Comment lui dire: des mots, un arbre sous lequel j'ai gratté terre et cendres ensemble, plus loin, la pluie sur le lac, des yeux bleus, un cerisier auquel s'appuyer pour rêver un peu, une langue, des mains amies.
Presque rien, n'est-ce pas? Une inquiétude et quelques certitudes amicales, ai-je fini par répondre. Des noms de lieux. Cossenay, Lussery-Villars, Eclepens, Montrichet, la Sarraz.

En finale, la lettre Z est muette, ai-je fini par déclarer, mais c'était hors de propos.

Hein, a sursauté Bosseigne, tu disais?
Rien, je rêvais à la Suisse.
Tu en es amoureuse!
Mais non, simplement curieuse.
Sais-tu pourquoi tu t'y es rendue et seule de surcroît?
Mmm.
Moi je sais.
Oui?
Ces noms que tu murmures, ces gens que tu retrouves, tu les aimes.
Mmm.
Au fond, conclut Bosseigne, on voyage toujours par amour. Et tu es comme les autres.

Et voilà.
Mon Bosseigne a encore raison.
Comme les autres, oui.
Le vent s'est levé violent.
Juste le temps de rapatrier tasses et cafetière à l'intérieur.
Et de reprendre un par un les souvenirs de Suisse, tessons lumineux qui résistent à l'oubli et au vent.

Mieux que nous, ai-je encore pensé en laissant échapper une fine tasse de porcelaine.
Eclats, émail bleu, sol rouge.
Quelle mer pour nous les rendre doux et polis?