mercredi 5 octobre 2016

Lettre d’Arménie à Eva, Elsa, Serge, Denise, Claude...





Tout s'est effacé de ma dernière lettre. N'est resté qu'un court paragraphe que je voulais effacer. Etrange.
Impossible de retrouver la longue lettre à vous adressés, Eva, Denise, Serge et d'autres. Bretagne, Suisse et Portugal.
Et puis il y a Leopardi.
Et Rousseau. Certains en disent pis que pendre.
Ce serait comme dire que l’œuvre de Robert Walser est insignifiante.
Je claquerais la porte.
Même s’il n’y a pas de maison.
Sauterais la barrière.
Même si pas de barrière.
Même si genoux malades.

J’avais commencé cette lettre en réaction, peut-être un peu vive, à la trahison.
Et puis m’étais interrogée sur l’aveuglement des uns vis à vis des autres, pour aboutir finalement à mon propre aveuglement.
Et le nom de Spinoza a achevé de me convaincre.
Ce pour quoi j’avais effacé un long paragraphe.
Sans doute aussi pourquoi toute la lettre avait disparu.

Revenir vers les plantes, les insectes, les oiseaux.
Pour parler au visage inconnu et un peu vide du destinataire de ma lettre.
Pour peupler un monde de Vulcain et d’Hydrangea paniculata.
Sans oublier huppe et rollier. Ni poètes.
Ni chemin entre les granits où respirer l’odeur du Portugal.
Ensuite revenir vers les champs et les bois du Jorat.
En se récitant des poèmes d’Ossip en russe.
Ou de Trakl, ou de.

Je ne sais pas le russe. Ni le vaudois. Ni l’allemand.
Je sais seulement oublier de recopier ma lettre pour ne pas la perdre.
Mais un poète que je connais m’a récité par-dessus la table des vers en russe qui disaient qu’après notre mort refleurissent les prés.
Je ne me souviens plus du nom du poète russe.
Mais d’un poème de Tsvetaeva qui parle de fleurs coupées net.

Il y avait aussi dans la lettre perdue le mont Ventoux.
Les enfants diraient : notre Ventoux.
Je me suis souvenue que je m’étais éloignée d’une amie qui avait ridiculisé la montagne aimée.
Notre monde est petit face à la vastitude que nous offre la communication globalisée. Et il nous incombe de le reconstruire chaque jour.
Pour tenir à peu près debout.
Reconstruire à l’aide du peu qui nous reste, ce qui nous est précieux comme le papillon Vulcain à trois pattes. Ou le mont Ventoux ou le Macollin, près de Bienne.

Une langue n’est pas belle si elle n’est pas hardie.
On dirait que Leopardi depuis Recanati parle de Claude F.
De guingois toute et la plus hardie d’entre nous pour le faire, c’est elle.
L’harmonie, la musique, tout ça, Leopardi le rejette au profit de la hardiesse.
Comme lui, Claude aime la grammaire et a l’audace de le dire.
Dans les langues du Caucase, écrit Mandelstam, « chaque mot commence par un a ».
Avancer avec ardeur et audace.
Claude aime beaucoup le Voyage en Arménie et les poèmes qu’écrivit Ossip au retour du Caucase.
Je ne sais pas si elle le lit le russe ou lit dans la traduction d’André du Bouchet qui vient de tomber sur le carrelage, bleu sur rouge.
Avec lui, la quatrième prose : des lettres et encore des lettres.
Aux écrivains de Leningrad.
Aux écrivains soviétiques.
À la rédaction de la Literaturnaïa Gazeta.
En vain.
Tous les visages auxquels Mandelstam écrivait sont restés vides et silencieux.
N’ont pas empêché son arrestation et sa déportation.

« Mon pays discutait avec moi,
me traitait avec indulgence, fronçait les sourcils, ne me lisait pas,
mais quand, témoin oculaire,  j’ai pris des forces,
Son œil s’est posé sur moi et soudain, comme le verre d’une lentille,
il m’a transpercé du rayon ténu de l’Amirauté. »

Pour Ossip certaines villes sont villes-tourterelles et « à Erivan comme à Etchmiadziné/Tout l’air est bu par l’immense montagne… »

Non seulement Ventoux et Jorat, mais Ararat.
Montagnes nécessaires.
À Marseille, l’Ararat est une montagne magique. 
Son arche accueille tous les enfants perdus.
Les plus jeunes comme les plus vieux.

Montagnes comme les ganglions de l’enfance sous les doigts, montagnes qui peuplent les phrases et rythment la mémoire.

Ainsi le Jorat, ainsi la Suisse des petites montagnes précieuses.
Mais elles sont peuplées toutes d’amitiés et de visages reconnus.
Non pas sommets vertigineux, non.
Montagnettes à faire modestement à son pied, à sa main.


Et comme Ossip, je serre avec une fiévreuse envie,
La main froide dans le gant clair. »






1 commentaire:

  1. Parfois on brûle du papier d'Arménie ; ce qu'il en reste est meilleur que le simple papier. Merci pour Elsa, Eva, Denise, Serge, Claude, les chemins, les montagnes, et les langues...

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