Tout s'est effacé de ma dernière lettre. N'est resté qu'un court paragraphe que je voulais effacer. Etrange.
Impossible de retrouver la longue lettre à vous adressés,
Eva, Denise, Serge et d'autres. Bretagne, Suisse et Portugal.
Et puis il y a Leopardi.
Et Rousseau. Certains en disent pis que pendre.
Ce serait comme dire que l’œuvre de Robert Walser est insignifiante.
Je claquerais la porte.
Même s’il n’y a pas de maison.
Et puis il y a Leopardi.
Et Rousseau. Certains en disent pis que pendre.
Ce serait comme dire que l’œuvre de Robert Walser est insignifiante.
Je claquerais la porte.
Même s’il n’y a pas de maison.
Sauterais la barrière.
Même si pas de barrière.
Même si genoux malades.
J’avais commencé cette lettre en
réaction, peut-être un peu vive, à la trahison.
Et puis m’étais interrogée sur
l’aveuglement des uns vis à vis des autres, pour aboutir finalement à mon
propre aveuglement.
Et le nom de Spinoza a achevé de
me convaincre.
Ce pour quoi j’avais effacé un
long paragraphe.
Sans doute aussi pourquoi toute
la lettre avait disparu.
Revenir vers les plantes, les
insectes, les oiseaux.
Pour parler au visage inconnu et
un peu vide du destinataire de ma lettre.
Pour peupler un monde de Vulcain
et d’Hydrangea paniculata.
Sans oublier huppe et rollier. Ni poètes.
Ni chemin entre les granits où
respirer l’odeur du Portugal.
Ensuite revenir vers les champs
et les bois du Jorat.
En se récitant des poèmes
d’Ossip en russe.
Ou de Trakl, ou de.
Je ne sais pas le russe. Ni le
vaudois. Ni l’allemand.
Je sais seulement oublier de
recopier ma lettre pour ne pas la perdre.
Mais un poète que je connais m’a
récité par-dessus la table des vers en russe qui disaient qu’après notre mort
refleurissent les prés.
Je ne me souviens plus du nom du
poète russe.
Mais d’un poème de Tsvetaeva qui
parle de fleurs coupées net.
Il y avait aussi dans la lettre
perdue le mont Ventoux.
Les enfants diraient :
notre Ventoux.
Je me suis souvenue que je
m’étais éloignée d’une amie qui avait ridiculisé la montagne aimée.
Notre monde est petit face à la
vastitude que nous offre la communication globalisée. Et il nous incombe de le reconstruire
chaque jour.
Pour tenir à peu près debout.
Reconstruire à l’aide du peu qui
nous reste, ce qui nous est précieux comme le papillon Vulcain à trois pattes.
Ou le mont Ventoux ou le Macollin, près de Bienne.
Une langue n’est pas belle si elle n’est pas hardie.
On dirait que Leopardi depuis
Recanati parle de Claude F.
De guingois toute et la
plus hardie d’entre nous pour le faire, c’est elle.
L’harmonie, la musique, tout ça,
Leopardi le rejette au profit de la hardiesse.
Comme lui, Claude aime la
grammaire et a l’audace de le dire.
Dans les langues du Caucase,
écrit Mandelstam, « chaque mot commence par un a ».
Avancer avec ardeur et audace.
Claude aime beaucoup le Voyage
en Arménie et les poèmes qu’écrivit Ossip au retour du Caucase.
Je ne sais pas si elle le lit le
russe ou lit dans la traduction d’André du Bouchet qui vient de tomber sur le
carrelage, bleu sur rouge.
Avec lui, la quatrième
prose : des lettres et encore des lettres.
Aux écrivains de Leningrad.
Aux écrivains soviétiques.
À la rédaction de la
Literaturnaïa Gazeta.
En vain.
Tous les visages auxquels
Mandelstam écrivait sont restés vides et silencieux.
N’ont pas empêché son
arrestation et sa déportation.
« Mon pays discutait avec moi,
me traitait avec indulgence, fronçait les sourcils, ne me lisait pas,
mais quand, témoin oculaire,
j’ai pris des forces,
Son œil s’est posé sur moi et soudain, comme le verre d’une lentille,
il m’a transpercé du rayon ténu de l’Amirauté. »
Pour Ossip certaines villes sont
villes-tourterelles et « à Erivan
comme à Etchmiadziné/Tout l’air est bu par l’immense montagne… »
Non seulement Ventoux et Jorat,
mais Ararat.
Montagnes nécessaires.
À Marseille, l’Ararat est une
montagne magique.
Son arche accueille tous les enfants perdus.
Les plus jeunes comme les plus
vieux.
Montagnes comme les ganglions de
l’enfance sous les doigts, montagnes qui peuplent les phrases et rythment la
mémoire.
Ainsi le Jorat, ainsi la Suisse
des petites montagnes précieuses.
Mais elles sont peuplées toutes
d’amitiés et de visages reconnus.
Non pas sommets vertigineux,
non.
Montagnettes à faire modestement
à son pied, à sa main.
Et comme Ossip, je serre avec une fiévreuse envie,
La main froide dans le gant clair. »
Parfois on brûle du papier d'Arménie ; ce qu'il en reste est meilleur que le simple papier. Merci pour Elsa, Eva, Denise, Serge, Claude, les chemins, les montagnes, et les langues...
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