2, Granit
J’aperçois encore
de la place où je suis la grue immobile et les nuages qui recouvrent presque
tout, sauf la colline où elle se trouve.
Ce matin je
m’amuse d’une coïncidence. Religieusement j’ai tenu à emporter une bibliothèque
choisie pour nous accompagner en Corse. Après hésitation, j’ai laissé Handke
sur la table. Et emporté Sebald et son Camposanto dont les quatre
premiers textes évoquent son voyage en Corse.
Ce qui m’a amusée
tient en peu de mots. Sebald lisait comme moi Corse-matin et y trouvait de quoi
nourrir sa mélancolie. Il y a plus. Il a eu à commenter une photo et traînait
les pieds pour le faire. Ne retrouvant plus l’image, il a cru être libéré de sa
tâche. Mais sa logeuse corse la lui a renvoyée en lui donnant quelques
précisions. Ce portail, écrit-elle, est celui de l’école que je fréquentais
enfant à Porto-Vecchio. Nous le verrons tout à l’heure.
Que Sebald lise
Corse-matin n’a en soi rien d’étonnant en Corse, me direz-vous.
Pour moi c’est
source de joie. D’abord parce que cet écrivain m’importe beaucoup, ensuite
parce que je ne lis que très peu le journal, enfin parce qu’il y est question
de vie locale. Des menus événements qui constituent la trame d’un lieu, croisés
avec l’espace dans lequel ils se déroulent requièrent l’attention des habitants
de passage.
Nouvelles en
mots, nouvelles en images.
Handke
a reçu hier le prix Nobel.
J’ai vu son
visage sur l’écran de la télévision, un homme âgé et d’une étonnante jeunesse.
Une de mes amies
parle de lui (ou moi ?) comme de son voisin le plus proche. Dans nos
géographies, la littérature permet ces rapprochements. Comme elle habite en
banlieue parisienne, non loin de lui, je veux croire qu’ils se sont croisés,
lui, le marcheur infatigable et elle qui sort si peu.
La grue lentement
se remet au travail. En dessous d’elle les hommes sont tout petits. Les
fenêtres sont béantes et les balcons toujours sans rambarde. Le monde continue
à construire. Nous sommes vendredi 11 octobre. Le soleil découpe encore des
lignes obliques dans l’oliveraie.
J’ignore ce que
sera le mot du jour.
Nous n’en sommes encore qu’à son début.
J’avais noté sur
un papier carré dans un exemplaire de Figures qui bougent un peu,
« du mort dans le vivant », et je ne sais plus s’ils se rattachent à
un poème de James Sacré ou à un texte d’un autre écrivain. Parce qu’il me
semble, là, en face de la grue et de la maison trouée, que J.S. aurait plutôt
écrit le contraire. Il me faudra revenir vers le livre et chercher.
Pourquoi me
suis-je fixée sur cette grue davantage que sur un de ces oiseaux qui parcourent
le jardin ? Sans doute parce qu’elle est un instrument de construction.
Dans la discussion que nous avons eue hier avec un poète sur la plage, je
retiens mon optimisme face à son désenchantement. Serait-ce que je crois au
recommencement permanent de la vie ?
« …se
ménager une prairie (…) s’y allonger afin de continuer à souffrir, certes, mais
en paix… »
Qui a écrit cette
phrase ?
Je ne sais pas.
Elle donne à voir un lieu de repos après le lieu de fatigue dont parle
Jaccottet. Mais laisse peu de répit à celui qui la lit. Après tout peut-être
est-ce la même chose, un lieu de repos et un lieu de fatigue, un lieu où
fatiguer sa peine.
Les oiseaux se
battent dans l’olivier pour dérober ses fruits.
En face d’eux, en
face de la grue qui se remet lentement en branle, je reste immobile.
Un oiseau au
ventre très rouge attaque le tronc d’un autre arbre.
La vie s’active
tandis que nous sommes immobilisés à écrire, à lire.
Un lézard rapide
grimpe le long du tronc d’un mûrier.
On parle du droit
des uns et des autres, des humains et de ceux des animaux. Même les arbres ont
la loi pour eux. En Corse, dans certaines parties du paysage dévasté par les
travaux de construction incessants, je m’interroge sur le droit des rochers.
Qui s’en soucie ?
Ici les pierres
sont des blocs de granit, souvent arrondis et cyclopéens.
On défonce à coup
de bulldozers des terrains chargés d’énormes granits qui ont pour seul tort de
gêner la mise en chantier d’une villa saisonnière. Parfois, quelques
propriétaires ont cru bon d’en conserver quelques-uns mais ils les ont fait
déplacer pour être, selon eux, à la bonne place. Une sorte de mauvais-bon goût
tiré d’une connaissance hâtive des jardins japonais leur a donné l’envie de ces
blocs définitivement apprivoisés. Mais surtout disposés au bon endroit !
Habitants ingrats qui ne savent pas se reconnaître dans le paysage qui les
entoure.
Ont-ils seulement
remarqué l’anagramme du granit ?
Je ne serai
jamais tailleur de pierre et pour cause, mais le travail de la langue à tailler
(en pièces) m’incombe.
Vers le rivage,
certains blocs de granit rose semblent des ruines d’une ville disparue.
Protégés par la loi, on peut les observer en suivant les sentiers du littoral.
Aucune villa de parpaings ne peut être construite à côté d’eux, sans doute pour
éviter la comparaison.
Mot tiré du sac
ce soir, en regardant décliner la lumière mousseuse sur la grue à l’arrêt, mot
aussi doux qu’il peut être rude, le mot sera granit.