mardi 31 octobre 2017

Tout est à sa place, le point surtout. Et son prolongement.

Nous sommes revenus.
Avons retrouvé la maison à sa place et le livre d'Andreï Baldine aussi.
Nous pouvions commencer un nouveau voyage de part et d'autre du Don.
Réfléchir à ce que le paysage fait aux hommes et à ce qu'ils font au paysage, les hommes.
Cette fois ce serait un voyage immobile.

Still Life, Bremen

Nous pourrions penser aux langues aussi.
Au tracé des mots qui forment des limites.
Limes, confine.
Ce que dit une écriture manuelle et que ne dit pas la machine.
Écrire à la main en allemand, en français, en latin, est-ce la même manière?
Il faudrait avoir le droit de contracter un crédit de quelques années, - du temps-, pour apprendre toutes ces langues qui fourmillent au bout de nos doigts et de nos bouches.
J'aurais besoin de dix années.
Et il me faudrait aussi l'espace ouvert de la steppe pour que mes pieds et mes jambes refleurissent en courant à nouveau ensemble.
Et puis encore quelques années pour écrire l'épopée des mille vies croisées au cours de nos voyages.

Tout est à sa place et brille.
On dirait que Noël approche tant tout resplendit dans la lumière vive.
Et froide.
On y est, murmure une voix.
Presque.
Mais les feuilles tiennent encore aux arbres, la vigne rougit à peine, rien ne manque aux oiseaux.
Le point clôt la phrase comme la nuit précoce la journée.
Tout est à sa place.
Répète une voix et sa rengaine.
De quelle inquiétude vient-elle, de quelle absence?
Nous sommes revenus. Le basilic n'est pas mort. Le feu brûle.

Que ferons-nous du paysage que nous ramenons du Nord par brassées, de ces arbres immenses, de ces bouleaux féminins, des eaux et des forêts, des passages furtifs de chevreuils et de cerfs, qu'en ferons-nous, une fois nos bagages vidés, linge rangé, livres et nourritures sur les tables?
Nous n'en savons rien.
Nous rêvassons un peu.
Mâchonnant d'autres questions.
Comme.
Que ferons-nous du nom de Paula M.Becker? 
Nous avions marché dans Worspwede, senti la mousse sous nos pieds et le paysage vaste et minuscule nécessaire à l'artiste.
Ateliers, maisons, musées et cimetière.
Choses passées et présentes, empreintes de pas dans la boue des chemins qui traversent le bois.
Il y avait sur un trottoir des choses jetées à qui voudrait les emporter.
Nous avons pris deux chaises de jardin, nous les avons nommé les chaises de Paula, elles toutes rouillées et branlantes, prêtes à finir à la décharge.
Nous les réparerons. Les repeindrons. À nouveau elles retrouveront leur nom et leur fonction de chaises. Elles auront parcouru plus de mille kilomètres pour que nous puissions nous asseoir en revivant Worpswede et la peinture de Paula Becker, un nouveau voyage grâce à elles.
Voilà ce que nous nous sommes dit en les fourrant dans l'auto, nos belles chaises de peu.
Un trésor, un tribut, un souvenir?
Les deux chaises nous accompagneront jusqu'au prochain été.
Et nous ,ous efforcerons de les accompagner aussi.

Le paysage du Sud qui nous entoure sent la poussière dorée et le cumin.Dans le jardin, les feuilles craquent sous les pas et aucune plaque ne parle la langue de la mémoire.
Au village, y a-t-il eu des familles qui ont disparu?
Dénoncées. Déportées.

Tout est à sa place.
J'ai ramassé des chrysanthèmes blancs, me souvenant qu'ils avaient été rouges.
Mais là, coeur d'or, pétales blanches, à lier dans un verre acheté à Elseneur.
Pour la couleur, la gentillesse du vendeur qui aimait la France et a voulu me l'offrir.
Et finalement nous donna une jolie bouteille de vin de noix.
Et maintenant, vase, bouteille, carnets, tout est à sa place.
Le point aussi.
Peut s'entreprendre la tâche de longue haleine pour laquelle un crédit a été demandé.
Vraiment?
Je relis cette phrase de Marguerite Duras lue il y a longtemps et retrouvée dans ce livre ramené d'Allemagne: " Il y a toujours un enfant qui veut suivre la mer pour voir."

Et le Petit, bientôt revenu, aura-t-il à la bouche la plume qui fait défaut à l'oiseau?


dimanche 29 octobre 2017

Quatre plaques, une famille et Tchekov, à Badenweiler

Je ne sais pas.
Encore une fois.
C'est l'ignorance qui guide les pas sur un trottoir inconnu.
En territoire inconnu. On dit étranger.
Le nom de ces plaques.


Et puis il y a cette niche dans le tunnel où passent les trains qui vont d'Autriche en Slovénie.
7976 mètres.
Tunnel des Karawanken.
Y est lové pour toujours le corps d'un très jeune homme.
Dans la niche.
Un corps dormant,
passant d'une ligne à l'autre, recommençant sans fin le voyage.
Encore un retardataire qui apprend à lire sur les visages des gens.
Chacun une lettre et chaque mot simplement désignant un magasin.
Pain, Vin, Viande.
Puis écrit.

Tchekov est lui aussi un traverseur de lignes.
Venant d'une langue lointaine.
L'écrivant même en Allemagne.
Mourant loin de sa langue.
Mourant dans un lieu de cure.
Réclamant un verre de champagne qui rejoint les pivoines de Kafka mourant.

Et sur le trottoir. On s'interrompt.
On revient de lire en cyrillique et en allemand des lettres et des textes dans le musée consacré à l'écrivain russe où il n'y a pas de guichet ni personne à l'accueil. Un musée en libre-service.
Dans ce lieu de richesses et de maisons bourgeoises, c'est une sorte d'aumône faite au génie.
Sur le trottoir quatre petites plaques que le froid fait briller.

On m'a appris que certaines villes avaient refusé ces plaques sur leurs trottoirs.
Comme un eczéma qu'on ne voudrait pas voir s'étendre.
Une démangeaison insupportable.Un rappel douloureux.
Stolperstein.
La Baule par exemple. En France.


On peut se demander. me demander. Quel lien entre ces moments et lieux. Entre deux écrivains si différents, Tchekov et Handke.
Je me le demande aussi.
La mémoire peut-être.
Le souvenir du jeune homme dans sa niche rejoint celui des morts inconnus.
L'un n'existe que dans un livre, les autres morts de la manière brutale et abominable, revivent sous nos pieds parfois et dans la mémoire de l'Histoire. Ils se rejoignent pourtant.
Un livre est une sorte de plaque.
Feuilletée et plate.
Fragile.








vendredi 27 octobre 2017

Flocon de sommeil, Ulysse épuisé, petite plaque de cuivre


Sur la montée vers le vieux donjon en ruine, une phrase de Goethe a été inscrite sur un panneau de bois. Incitant le marcheur à poursuivre son chemin, elle explique que c'est ainsi que nous nous trouvons, en marchant, en cheminant. De préférence en montée. Au bout du sentier qui s'élève au coeur de la forêt, les ruines de l'Histoire.

Plus bas, sur un trottoir d'une petite ville de la Forêt Noire, une petite plaque de cuivre. Peu bavarde. Les mots ont même tendance à s'effacer. Seul le nom et le prénom restent lisibles clairement. Et les dates. 1902. 1938. 1940. Et ce nom que l'on déchiffre avec peine: MAUTHAUSEN éclaire la promenade urbaine. Lumière noire. Contraste violent avec les chrysanthèmes jaunes et violets qui décorent (?) la ville en l'honneur de je ne sais quel anniversaire.

Le soleil glisse sur les vertes prairies.
On s'attend à voir sur son banc Heidegger fumant la pipe du philosophe.
En toute conscience. Comme si rien n'était arrivé.
Comme si certains mots n'avaient jamais été écrits.
En allemand. En français.
L'Allemagne est un pays de littérateurs et de poètes.
Il ne faut pas que les visiteurs l'oublient. Même ici, en Forêt noire.
Tous n'étaient pas des écrivains retardataires.

Ulysse épuisé se laisse glisser sur l'herbe.
Aucune envie de discuter avec le vieil homme têtu.
Seul "un flocon de sommeil" peut sauver le promeneur.
Effaçant la fumée d'une pipe malodorante.
Donnant "une chaude immunité" à celui qui regarde ce qui ne peut se considérer calmement.
En l'occurrence une petite plaque de cuivre si discrète que le promeneur souvent ne la voit pas et pose son pied sur elle. Et s'il la voit, il parvient difficilement à lire les caractères gravés et du coup ne comprend pas de quoi il est question. Un homme habitait là, oui, et après?

Mais qui est Ulysse et qui ne l'est pas, personne ne le sait vraiment.
Il suffit de se tenir en face de la plaque de cuivre. S'accroupir pour mieux voir.
Déchiffrer les mots. Y déceler le mot poète. À tort. Mais aussi, peut-être, le nom d'un camp.
À moins que ce ne soit le nom d'une petite ville.
Charmante. Comme beaucoup de petites villes fleuries.
Et lever le nez ( rote nose à cause de la pluie froide) pour guetter le flocon de sommeil.
Un grain de pavot?

KZ.
Konzentrationcamp.
Ce qu'il faut lire.
Sur la plaque de cuivre.
En attendant le flocon de sommeil.



PS: Les expressions flocon de sommeil, Ulysse épuisé proviennent du très beau livre de Peter Handke, Le recommencement, publié en France en 1989 dans la traduction de claude Porcell.







dimanche 22 octobre 2017

Tessons, noix cassée, plumes.



On recherche, tout en marchant dans les longues douces algues noires, un je ne sais quoi qui rattacherait un monde à un autre.
Un pays à un autre?
Une amie écrit: quelque chose comme traversière de pays.
Une autre: bouger les lignes.
Ce serait notre travail.
Le mien?
J'aime penser à ce notre.
Je me demande ce que nous ramenons avec nous quand nous revenons de l'étranger.
Choses sèches et fraîches que la main caresse et retient au fond de la poche.
Tessons, noix cassée, plumes.

Et je me demande aussi pourquoi certaines choses mettent en colère.
Mal à l'aise.
Éloignent de soi.
Parfois avec raison.
D'autres fois...?
Par exemple, l'exposition à Louisiana des oeuvres de Marina Abramovic.
Ne me convainc pas et pire, je la fuis. Y mets à peine le nez. Regarde ses dessins de jeunesse, ses carnets, vois ses portraits. Son goût du crash automobile, de la catastrophe. Entends ses cris. Puis les deux jeunes corps nus. On peut passer entre. À certaines conditions?
Je n'aime pas ce que je vois.
Me dis que je vois mal. Suis de mauvaise foi. 
Il y a là une oeuvre, disent le monde et les catalogues, le musée et les guides.
Je n'en doute pas.
Mais.
Je cherche le lien.
Le parc de Louisiana, la mer, les sculptures, la mer encore, Giacometti, Max Ernest et son rire d'oiseau haut perché dans les immenses arbres?
La vie d'un côté, la mort de l'autre?
Puis.
Plus loin.
Ce fragment ramassé.
Est-ce que c'est lui, le lien, dont j'avais besoin?

Les oeuvres de jeunes artistes montrés en bout de galerie sont si convenues dans leur moderne morbidité que là encore je tourne les talons et repars à la recherche de statues amérindiennes pleines de vigueur créative. Vieilles, très vieilles, venues de si loin jusqu'ici, et belles.
Et moi, suis-je hors, out, trop loin?
Faut-il se tenir dans un camp?
Celui de la modernité, il me semblait l'aimer.
En tout cas, m'y tenir au plus près.

Pour rentrer dans la maison, il faut une clé.
Sans doute l'ai-je égarée.

Et si le monde court à sa fin, reste le bleu.
Le rouge. L'or qui répare. L'encre qui lie.

La pudeur de la couleur rose, a écrit le poète Bernard Vargaftig.
A Roskilde, on a exhumé des drakkars dans le fjord et des jeunes gens, garçons et filles, se sont attelés à la tâche d'en construire de nouveaux et de les faire naviguer.
Ils ont ainsi relié l'Ecosse au Danemark, l'Irlande au Danemark.
C'est une passion. Un passe-temps, diront les médisants.
Mais nous en sommes tous là.
Flaubert déjà.
Marina Abramovic aussi.
Nous avons un peu de temps et nous l'occupons.
Certaines n'en ont eu que très peu et ont tout fait avec ce peu.
Paula Becker. Charlotte Salomon.

Pourquoi ces deux noms?
Parce que demain nous serons en Allemagne et que le Nord et ses couleurs me retiennent.
Ici? 
Et puis deux femmes aussi.
Comme Marina.
Mais.
J'ignore pourquoi je les ai en tendre amitié.

L'injustice de l'amour?






vendredi 20 octobre 2017

Une épave à Jyllinge, une petite plaque à Lübeck

Au loin, premier bateau aperçu.
Une épave.
Echouée.
Dans ces deux mots, épave, échouée, une idée d'échec.

Et parfois on se demande.
On croit connaître la réponse.
L'agitation que produit le vent à la surface de l'eau.
Roseaux, barques, oiseaux légers.


Et au loin le grand bateau échoué.
Contre une île verte-pelouse, à la semblance de baleine.
Les cachalots et les bateaux s'échouent sur les hauts-fonds.
Et les poètes aussi.

À l'abri des fenêtres, dans la douce maison de bois, nous sommes sans inquiétude.
Pas d'échouage en vue. Juste, peut-être, quelques pas le long de la grève.
Et le projet de rendre visite au coiffeur de Jyllinge.
Couper net la chevelure trop abondante.

L'épave joue sur sa quille et gite un peu sous le vent.
Couleurs du Nord douces à la peine.
Finlande. Danemark.
Des lignes se dessinent sur l'eau, d'autres friselisent.
Coquetterie du vent et de la mer, jouant ensemble.
Des feuilles volent. Par la fenêtre de la cuisine, tout est d'un vert éclatant.
Vers la mer, tout est doucement grisé.

Vols d'oiseaux. Tôt ce matin, une tête blonde a dépassé les roseaux et a filé vers la gauche.
Des canards pêchent, cul en l'air.
L'île en face  a disparu dans la brume.

Marchant dans Lübeck,  cette petite plaque au sol.
Un nom, un habitant de la cité, mort en déportation.
La plaque discrète a été posée devant sa maison, sur le trottoir.
Beaucoup ne les voient pas. Marchent sur leur mémoire.
Le nom est difficile à lire. Il faut faire un effort.
De lecture.

Nous vieillissons. Ici comme ailleurs.
Pourtant. Malgré.
Nous n'avançons pas.
Nous restons.
Là.



lundi 16 octobre 2017

À carnet trouvé, on ne regarde pas les dents (le camp des autres?).

Tu t'es demandée si c'était la fin.
Du monde.
De ton corps.
Si c'était fini.
La fin de toute beauté, de toute santé.

Le Portugal brûle.
Le Sud de la France attend la pluie.
Brême est dorée et douce.
Le Danemark a chaud.
Le ciel de Bretagne est jaune.
Trump n'a pas peur. Nous, oui.

Nous croyons que la fin est là. En même temps non.
Nous faisons des projets.
Continuons.
Nous lisons Cioran, et d'autres.
Sur la maladie.
Nous sommes même tentés de publier des livres.
Malgré.
Nous ne savons pas si nous appartenons au groupe des bien ou mal portants.
Mais nous connaissons ce sentiment d'être séparés quand nous sommes malades.
À l'écart.
Presque montrés du doigt par les bien portants.
Oubliant que nous sommes mortels, dès que le soleil brille. Réchauffe notre peau.
Dès que la maladie reflue.
Nous n'avons jamais rien appris.
Lorsque nous rejoignons le camp des bien portants.
Le camp des autres, nous l'abandonnons.

Dans les villes, pour peu qu'elles figurent sur un guide, les touristes affluent.
La preuve de notre inconscience, nous continuons à les visiter.
Malgré.
Nous ne croyons pas à notre fin.
Ni à la fin des villes que nous visitons.
Venise, disparaître? Impossible.
Malgré.
Nous nous voulons éternels.
Comme, croyons-nous, la Bibliothèque de Babel.
Malgré toutes nos douleurs, toutes nos horreurs, nos blessures, nous voulons que ça continue :
vivre au présent.
Malgré nos rides, nos plaies, nos cicatrices.
Seul le présent, temps acceptable pour conjuguer le verbe vivre, pensons-nous.

Dans notre aveuglement, dans notre illusion de liberté parce que nous pouvons encore voyager, nous tentons obstinément de croire que ça va durer. Pour nous et les nôtres. Nous cherchons des signes et en découvrons partout sur notre chemin.
Fleurs, feuilles tombées, merles moqueurs, tout dit la vie.
Même la mort des arbres en automne puisque reviendra le printemps.
Comme ces livres mis en carton et offerts au plaisir des passants.
Une seconde chance.

À carnet trouvé,
on ne regarde pas les dents.


Plus tard, hier, arithmérique d’amitié + lalamour



Plus tard, hier, arithmérique d’amitié

sur le petit marché
la dame toute fermée de l’intérieur sans mots
m’a vendu pour trois euros deux petits moutons de laine
puis comme je voulais lui acheter du gingembre
m’a donné la moitié du morceau
donné oui pas d’argent un cadeau
et elle n’a pas répondu à mon sourire en français
et je ne sais pas pourquoi elle était toute fermée
et m’a fait un don en allemand
peut-être pour ouvrir un peu la bouche
et son cœur aussi
sur le petit marché


Tombeau de Paula M-B à Worpswede

mais aussi
une plus une
la dame en robe longue 
noire et or 
entrevue
puis disparue
entre les arbres géants
d'un peu de forêt
entre deux rues
sortie d'un rêve de paula
ou d'un tableau de vogeler
est passée

en quelle langue
raconter ça

et à qui

dans le mot arithmérique
la lettre R n'est pas une erreur
mais l'amoureuse cachée





(Comme sur le dépliant du Musée Paula Modersohn-Becker où l'on voit deux portraits de femmes, l'un exécuté par Paula Moderson-Becker et l'autre par un artiste du passé, deux visages de femmes, deux silhouettes ramenées de nos promenades à Worpswede, ce matin sont revenues à la table d'écriture. La lune a accompagné la nuit de sa lumière blanche. Et l'encre noire, ou plutôt le crayon sur le papier, a dessiné avec la lettre L de lalamour leurs fugitives présences. On ajoutera aussi la lecture à petites gorgées de Khlebnikov et de Cioran. L'un, K. allégeant l'autre, C.)



dimanche 15 octobre 2017

Rouable est le mot.

Rouable est un petit instrument à racler les braises dans un four à pain.

Pain est un des rares mots monosyllabiques que possède la langue française.

Khleb en russe: le pain.

A Brême on ne sert pas de pain à table.

Angelus novus n'a pas besoin de pain.

Benjamin, dixit Didi-Huberman, est un historien chiffonnier.

À Marseille passait le chiffonnier: on l'entendait appeler.

Une ramasseuse d'épaves au regard dur est debout en face de nous.

Et je lis ces mots: nostalgie du néolithique, qui donnent sens à ma fatigue.

Vers où tourner la carcasse épuisée du marcheur solitaire. Fiévreux.

Nous résidons, comme Benjamin rue Dombasle, dans un immeuble sous un ciel immense.

Une hospitalité sans richesse, ni générosité.

Tout de même un lieu où peut dormir quelques nuits à l'abri du monde un poète.

Contrescarpe.

Une amie au loin tisse pour nous des couvertures soyeuses et tendres où reposer une fatigue très

ancienne, venue du néolithique.

À travers des paysages dont certains sont de petits miracles, nous passons, nous filons.

Ce n'est que plus tard qu'ils nous manqueront et que leur beauté s'inscrira en faux contre notre

lassitude.

Pour le moment, nous sommes dans l'attente de nous-mêmes.

Nous attendons une vigueur nouvelle.

Nous ignorons si le mot rouable va lui permettre de revenir nous donner l'envie de sortir.

Aujourd'hui.
hortensia bleu de Worpswede

samedi 14 octobre 2017

Namenlosen, heimatlosen: "je promène le vieux" Henri Michaux.

Au début, à nouveau.
Tout ce qui a été perdu, noms, pays, papiers.
Tout ce qui est perdu depuis le début.
On dit: cessez donc de ressasser du vieux.
De promener la vieillerie.
Mais.
Partout aux murs de vieux mots.
Dans les bouches aussi.

Je retournerai dans un lieu ancien. Près de la mer.
Je ne suivrai pas la ligne effacée des pas de W.B.
Mais.
Nous serons l'un derrière l'autre dans la carrer del Mar.
À Port-Bou.
Comme partout je marcherai derrière des fantômes.
Avec sur l'épaule un souvenir de petit singe joyeux.
Malicieux.

Beaucoup plus loin regardera l'Angelus Novus. Exactement vers Jérusalem.
Regard vers l'est, toujours.
Me rappelant les lectures de Scholem faites à Marseille.
Et tout à coup un nom et un appartement, rue Crudère reviennent en mémoire.
À cause du nom qui est en fait aussi un prénom, Benjamin.
Un prénom juif, disait ma mère. Son ami s'appelait Benjamin B.
Une inversion et hop, vous disparaissez.
Votre nom de Benjamin devenu un prénom, et votre prénom devenu un nom:
c'est ce fameux retard, un jour de plus ou de moins, qui fait de vous un namenlos.
L'appartement de Benjamin B. à Marseille était un vrai foutoir.
Empilement de journaux, mémoires à conserver, temps retrouvé de la peur?
L'ami de ma mère avait peur de la guerre. Il l'avait connue. La peur, la guerre.
À Marseille?

Il s'agissait de "vaincre le capitalisme par la marche à pied".
Traverser les Pyrénées.
Es-ce qu'on peut vaincre le nazisme par la marche à pied?
Conserver en toutes circonstances un demi-pied de retard.
En fait d'avance.

Rappel: Entre 1939 et 1945, 225 camps d'internement en France.
Je rappelle celui de Douadic en Brenne.
Rivesaltes, Le Vernet et d'autres.
Où en est-il question?
Namenlosen, heimatlosen.

Ici, à Brême, tout en haut de la maison où je suis hébergée, en silence, je lis et relis le nom de Walter B. dans les livres que j'ai apportés avec moi. Ce nom entoure le petit appartement haut perché dans le ciel, me rappelant que tout se poursuit et qu'ailleurs des humains cherchent une route et un endroit où déposer leur fatigue. 
Sans bagages ou presque pas. 
L'un d'entre eux traîne après lui une valise noire pleine de vent. 
De sable, d'oubli. 
Un feu.





vendredi 13 octobre 2017

Né fatigué, il avance tout de même. Lui, l'écrivain retardataire.

Né fatigué, il avance tout de même. Lui, l'écrivain retardataire.
On ne se remet pas de sa naissance, de son enfance, de son âge adulte.
On n'en revient pas non plus, d'être encore en vie, ni de se sentir épuisé.
À ce point?
On se sait en retard.
Éloigné.
On s'est mis soi-même en retard.
Parce que trop épuisé pour expliquer parfois.
Pourquoi.
Malgré la joie.
Venue de l'amitié.
On aime le mot malgré. De mauvais gré, non.
Mais malgré.
Lui d'abord. Les autres ensuite. Malgré sa fatigue.
Tous les mots sont une chaîne.


L'écrivain fatigué est nécessairement retardataire.
Sa naissance déjà, toute une affaire de temps. De mauvais temps.
Il aurait dû naître plus tard. Ou plus tôt.
En tout cas il est né fatigué.
Au-dessus de son berceau, querelles.
Il lui semble encore les entendre.
Malgré. La distance. La mort de ses parents.
Trois autour d'un berceau, c'était un de trop.

Ne se remet pas d'être debout. D'avoir des genoux.
Des pieds en état de marche. Ou presque. Mais.
Se méfie instinctivement des optimistes.
Dans le grenier où on l'a logé, il rêve à cause du ciel très vaste.
Un ciel allemand. Il se demande si Walter Benjamin est passé par là.
Là?
Son lit est plus grand que celui de la rue Dombasle où dormait W.B.
Mais.
La fatigue certainement, l'épuisement même, le désespoir. Et surtout la frontière.
Là: une langue après l'autre, une souffrance après l'autre, puis toutes ensemble.
Lourdes aux épaules.
Font mal.
Un ange pourtant.
Venu du Nord.
Venu du Sud.
Et comme souvent la peau de l'un glisse sous la peau de l'autre.
Marseille pendant la guerre, ses parents arpentant la Canebière.
Plus tard, à son tour. Accélérant le pas, malgré sa fatigue.
Parce que, dans ce grenier, il apprend que ses parents ont croisé la route de W.B.
Malgré.
Ce qu'il sont. Tous.
Des retardataires, traversant les lignes sans les voir, flânant de fatigue en fatigue,
à  la recherche des mots justes. Perdus au labyrinthe des regards. Cherchant.
Non pas leur route. Mais la phrase exacte, le mot, le sens.
Alors s'égarant, s'épuisant, et là, en face de la nuit, le fantôme tendre hésite.
À leur porter secours.
C'est le fantôme des anges disparus, des errants, égarés sans boussole.

L'ange de Klee enfermé dans une valise s'échappera pour nous sauver.
Ange noir et blanc, ange bariolé, ange sauveur.
Malgré notre mauvaise fatigue.
Malgré l'odeur de fièvre.
Et la poussière.
Cet ange viendra à notre rencontre depuis les toits et survolera la ville sans hâte,
sûr de nous trouver à l'attendre, malgré.
Walter Benjamin a donné les papiers à Hannah et l'a vu les plier et les mettre dans son sac.
Et l'ange?
Le ciel est totalement noir maintenant, murmure W.B.
Je ne peux que lui donner raison.








vendredi 6 octobre 2017

De nos jours l'humanité est si cultivée qu'on ne trouvera plus la chose spécialement curieuse...

On me dit.
Tu me dis.
Voix du téléphone.
Qui raconte l'histoire des roses.
Et sur le rosier tordu, trois roses écloses.
Malgré.

Malgré le mistral.
Malgré l'animosité du monde.
Catastrophe des roses.
Industrie des fleurs coupées net.
Malgré.


Voix du lointain, voix des jardins et du nouveau, de l'ancien et du moderne.
Choses qu'on aimerait écrire ici. Malgré.
La grammaire lancinante des pronoms inverse le verbe.
Sous la cendre, la vie repousse.
J'ai appris de ta voix une chose sur les roses.
On, je, il, elle, tu.
On se tue à nous expliquer le monde.
On est désarçonné. On. Tombe de haut.
Au pied des rosiers.
Piqué de plein fouet!

En tranchant net la tige, on voit si la rose sent bon ou pas.
Si sa tige est droite, sûr qu'elle ne sentira rien.
Ne sera pas émue, la rose, par le coup.
Cuisse de nymphe émue, m'avait donné le nom, l'amie morte depuis.
Si sa tige ondule, elle odorera la main qui l'a tuée.
C'est ce que j'apprends de Denise, la savante jardinière.
J'ai écrit (et entendu) odorer, ni adorer, ni honorer.
Un autre verbe pour les roses de mon amie.



Ensuite. Plus tard. Et si j'essayais tout de même d'aller écrire au café qui va fermer?
Aussi ouvrir chaque matin le livre de Walser qui est à côté de ton lit et noter quelques lignes en guise de prière du matin. Par exemple cet étrange récit lu aujourd'hui.
L'histoire d'Helbling. Tu as commencé à lire.
"De nos jours l'humanité est si cultivée qu'on ne trouvera plus la chose spécialement curieuse qu'un homme comme moi se mette à sa table pour noircir du papier avec sa propre histoire. Elle est courte, mon histoire, car je suis encore jeune..."
Femme, as-tu rectifié, déjà vieillissante, as-tu ajouté.
Et tu t'es arrêtée un peu plus loin.
"Peut-être ai-je raté ma vocation, pourtant je crois très fermement qu'il en irait de même avec chaque métier, que je ne procéderais guère autrement, allant à ma perte."
Y allant, oui, presque en courant, joyeusement.
Retourner au café, même si café de village, ce sera lieu d'écriture.
Idiote. Toujours. Tu n'as pas d'auto. Tu pourrais y aller à pied.
Trop loin. Lumière de vent revenue. Froides rafales.
Rien à voir avec route suisse de La Sarraz.
De Romainmôtier ou de Corcelles-le-Jorat.
Et puis route solitaire à tant marcher pour rien au monde.
Bordée d'autos rapides et de vent.

Alors j'ai couru voir plus proche.
Les roses de mon jardin pour leur raconter.
Leur demander aussi. Que savent-elles du métier?
Tiges roucoulantes et épineuses aux doigts, que sentez-vous?
Toutes ont répondu qu'elles odoraient plus fort le soir que le matin.
En ce moment. Avant mon départ pour les pays du Nord.
Et qu'elles se préparent au froid, au vent glacé, à mon retour.
Dans l'escalier de la tour le vent hurle sa chanson mauvaise.

Disaster. Des asters dans les fossés.
Catastrophe des roses et désastre du monde.
On dit ici roubines pour fossés.
Et personne ne nomme les asters.
Fleurs des disparus revenus.
Malgré.
Ombres violettes sous le vent.




jeudi 5 octobre 2017

Le café où je n'écris jamais va fermer 15 jours.


Le café où je n'écris jamais va fermer 15 jours.
et voilà que je suis sans voix.

On a des rêves.
On se croit.
On se voit.
Ecrivain, poète.
On en voit tous les jours qui.

Et puis non.
Le café du village va fermer quinze jours.
J'avais écrit : je me quinze à vous le dire.
Et voilà que je porte aujourd'hui le numéro quarante.

Est-ce que je me quarante à présent?
A Nîmes où je lirai ce soir, je suis l'écrivain quarante.
Me rappelle ma mère: l'an quarante.
Nuit blanche de Boulbon où.
Le Petit a quitté la place.
Laissant grand le lit blanc.

Le café de Barbentane où je n'ai jamais écrit une ligne.
Pour travaux va fermer.
Me le rendront-ils tel qu'il est aujourd'hui?
Moi aussi je serai absente.
Pour travaux allemands.

On croit, je crois.
Comme les autres.
En rien, au café, aux mots.
Aux orchidées de la patronne du café.
On croit être écrivain.
Alors on imagine écrire au café comme.
Nathalie Sarraute par exemple.
Et puis non.

Le ciel est doré de froid matin.
Je me demande si je vais aller au café.
J'emporterai mon carnet.
Au café de Barbentane; mais je me souviens.
Il est fermé pour quinze jours.
D'écrivain retardataire ne reste que l'adjectif.
Définitivement.

On ne se prend pas en photo devant le café, non.
On voudrait bien avoir une image à montrer.
Mais non.
Une image blanche où seuls les mots.
Trop d'images, disait une amie, trop de visages.
Grotte Chauvet peut-être le café?
Seulement des animaux et des orchidées sur les murs.
Ce serait bien.
Pas d'images.
Du café qui est fermé pour cause de travaux.
Je me quarante à me le dire.

lundi 2 octobre 2017

Où vont les morts, demande le Petit, demande Emily Dickinson

Pour Sébastien R.

On croit voir.
On croit vivre.
Et on voit, et on vit.
Comme on ne croit pas mourir un jour.
On meurt.

Sébastien Rongier écrivain retardataire.
En hommage à l'heure des départs. Soir et matin très tôt.
Départs.
Celui de Walter Benjamin, celui de Philippe Rahmy-Wolf.
Tous deux, des écrivains retardataires et tôt en allés.
A Montbrun les Bains, une plaque de marbre et un nom.
Plusieurs noms, le nom d'un homme, le nom d'un camp.
Mauthausen.

Après ça, le leurre d'un oiseau,
pas grand-chose dans l'espace bref d'un ciel d'automne.
Cou tordu à tenter de voir ce qu'on croit voir.
On est vivant, on devient seul.
De plus en plus.
Non pas sans amis, mais seul.
Et on va, on vient, on regarde.
On croit voir.

Où vont les morts, redemande le Petit plus fort.
Où?
Sa belle tête tournée vers nous qui n'avons aucune réponse.
Qui croyions en avoir.
Et puis non, trop de morts partout, tout le temps, inconnus, amis, ennemis aussi.

Hier Marseille. Deux morts, dit la radio. Trois.
Mais non, deux. Victimes. L'autre, ça ne compte pas.
On croit savoir ça aussi.
Puis non.
Le compte s'arrête là.

Et l'oiseau dans le ciel accroché au toit.
N'est pas vrai.
Pas la chouette sage vers nous penchée.
Non.
Un leurre à faire peur aux pigeons.
On croyait voir un oiseau vivant.

Même la lecture peut être un leurre.
On lit une chose, une autre est écrite.
Quelqu'un lit à sa manière et la sentence tombe.
Je voudrais écrire ça.
Juste ça.
Y aller de ma justesse pour rétablir la justice.
Envers un écrivain?
Leurre.


Restent les cerfs.
Leurs brames entendus dans la nuit du Jabron.
Et les oiseaux et leurs plumes, vraies ou fausses.
Le Petit connaît la tristesse.
C'est une plume passée doucement dans son cou.
Le Petit nous apprend les sentiments.