D’une autre Suisse, celle de
Louis Soutter, d’une autre France, celle de Louise Bourgeois
Pour Paul Nizon
Le titre choisi par P.N dans
le catalogue de l’exposition Louis Soutter s’attarde sur un des titres des
œuvres du peintre suisse : L’âme qui
s’en va du seuil des fleurs au cycle des pierres noires.
Dans une carte postale
adressé à son cousin Le Corbusier, L.S. écrit : Perdu la route.
Alors peindre, se
barbouiller d’encre, poursuivre.
Nous mourrons en route mais
nous continuerons de marcher dans l’encre et la boue. Jusqu’au dernier cycle.
Ainsi le temps rythme
l’œuvre de Louis Soutter au travers des titres qu’il choisit tels des
seuils :
L’aube
L’aurore boréale
De Minuit au jour
Midi des nonagénaires
Depuis l’Ascension à Pentecôte
Noël au crématoire
Visages, mais de Gruyère.
Ici la Suisse.
Entre nus, dit l’une.
L.S :
Suisse/Etats-Unis/Suisse.
Et tout se lit et s’écrit et
se crie :
Amants aurons-nous
un logis d’hiver ?
Un seuil, un cycle, une route : la Suisse de
Louis Soutter.
A lui, ombre chétive,
j’associe une ombre vive, celle de Louise Bourgeois, la femme aux araignées, la
femme-maison, l’inventrice de Sébastienne, la percée de flèches.
Chétive ombre de Louis
Soutter, le peintre affamé.
Ombre vive de Louise
Bourgeois, l’enflammée.
L’un se frotte au noir,
l’autre aux pierres, aux totems, à la vaste étendue artistique des Amériques
dont lui n’est pas revenu, dont elle tire sa ressource.
Mystère de l’un, mystère de
l’autre.
L’un épuisé revient d’un
pays trop grand pour être son pays.
L’autre ne revient pas en
France, ou si peu.
L’un est mort depuis
longtemps (1942).
L’autre vit encore malgré
son âge. Ou grâce à lui.
On ne sait avec elle dire ce
qu’il faut.
Tous deux sont là.
En face, à côté.
Par moments bavards, par
moments silencieux.
Quelquefois facétieux.
A d’autres moments, pleins
de mélancolie.
Parfois insupportables.
Et absents.
Louis Soutter a les mains noires,
le corps aussi, et maigre.
Pourtant sa souplesse
l’écarte du monde des nonagénaires et des vieillards gâteux qui peuplent
Ballaigues.
Louis Soutter a-t-il enfoui
un jour ses mains dans la terre suisse ?
En tout cas elles sont, ces
mains, couvertes d’encre et de sang, car l’encre, écrivait-il à son cousin,
était son sang.
Louise Bourgeois :
France/Etats-Unis
Choisy-le-Roy/New York
Un mari, des fils
Maison détruite/maison
réinventée
Louis Soutter :
Suisse/Etats-Unis/Suisse
Morges/Chicago/Ballaigues
Une épouse, pas d’enfant
Maison familiale/Maison
conjugale/Asile
Trapeau lit-on sur un des dessins de Louis
Soutter. Mais ce n’est pas le titre. L’inscription reste visible cependant. Ni
barrée, ni effacée. Bien présente. Ce trapeau est-il un drapeau ou un
troupeau ?
Et que signifient les lettres SD, elles aussi bien
visibles ? Ces lettres me troublent. Quelque chose est là et je ne sais
pas le lire exactement. Comme si mon nom, ou tout au moins les initiales de mon
nom, étaient inscrites dans le dessin. Est-ce à moi que s’adresse ce trapeau ? ou à Soutter Détruit,
SD ?
Juste une couleur. Un pays. Un nom sur du blanc. Bleu.
Louise est la forme féminine
du prénom Louis.
Bourgeois a un féminin, mais
c’est ici le patronyme de l’artiste et en français il ne s’accorde pas avec la
personne qui le porte.
Car Louise Bourgeois est une
femme, une artiste, la fille d’un homme, la fille d’une femme.
La maison dans laquelle elle a
vécu enfant a été détruite et remplacée par un théâtre.
Un temps cette femme a
travaillé sur sa terrasse qu’elle utilisait comme un atelier, à new York.
Cette femme a gardé son nom
d’enfant française, même lorsqu’elle s’est mariée à un homme américain.
C’est un élément à prendre en
compte.
Elle a eu des fils.
Et a continué à porter son nom
de fille du père : Louise Bourgeois.
On l’a montrée tenant un
phallus géant et riant avec malice.
Louise Bourgeois, la déplacée, dit d’elle Jean Frémon.
Louis Soutter dans une de ses lettres adressées à son
cousin, utilise le mot âme,
mais aussi le mot maison
auquel il adjoint le mot minimum. Auquel j’ajoute le mot PAIN que
nous déposons sur la TABLE pour faire MAISON, le pain et le feu, maison sans fenêtre, précise l’artiste,
et la maison se tient en équilibre, debout, en compagnie de celui qui mange peu
et de celle,
face au feu,
qui dévore le pain.
Louise Bourgeois sort de la
maison, un foulard rouge au poignet, ce n’est pas son sang qui coule mais la
couleur, toute la peinture est devenue rouge, l’araignée et la mère, la main et
le père, et ici tout prend son vol et un air de feu d’artifice.
Louise Bourgeois n’a plus de
maison.
Alors elle en construit une,
toute blanche, en carton. Celle de l’enfance, ce que les architectes et les
petits garçons appellent une maquette, une maison française à Choisy-le-Roy et
depuis New York, Louise invente des femmes-maison pour se protéger et habiter
avec elles.
A l’intérieur du toujours plus dedans, Louis Soutter
exécute une danse à l’encre où les doigts et le corps inventent un début
d’histoire.
A l’intérieur de l’asile, à
l’intérieur du mot, à l’intérieur de sa maigreur, Louis Soutter inventorie le
monde, à l’intérieur de sa peau,
dessinant le territoire du jeûne.
Il est le premier artiste de
la jeune Suisse affamée et rejoint son compatriote Robert Walser dans
l’exercice obstiné de la marche.
A l’intérieur du paysage
suisse, tous deux creusent des tunnels et dessinent des lignes de vie.
Un phallus d’or, dit Louise
Bourgeois, c’est ce que j’aurais voulu accrocher au mur de la maison de Choisy.
Le rendre bien visible depuis la table du déjeuner où mon père tous les
dimanches épluchait une orange, jouant à me ridiculiser, croyait-il, moi à qui
tout manquait, et le sexe, faisant rire les convives à mes dépens en agitant
une pelure d’orange où se dressait un petit phallus, le même homme qui exigeait
de nous qu’on découpe au ciseau les parties génitales sur les tapisseries que
nous restaurions pour les acheteurs américains.
Ce phallus d’or existe chez
Irini Athanassakis. Il éclaire la maison d’une lumière étrange.
De quel monde est-il la
clé ?
En tout cas il ouvre des
séries de maisons, maisons de la mère, maisons du père, maisons des pays aussi
où il arrive que vivent des artistes comme Louise, Louis ou Irini.
Sylvie Durbec,
2010-2017