mardi 23 septembre 2014

La route rêveuse de Saze

M'est arrivée une histoire, Bosseigne.
Mon parent ne m'écoute pas. Emiette son pain sur la table, rêveusement. Ecrit avec du pain ses misères du jour.

Une route rêveuse, Bosseigne, ai-je repris, ça existe?


Hein, a dit Bosseigne. Il a relevé la tête, a lâché ses miettes et le message secret qu'il était en train d'écrire sur la nappe bleue.
Oui, une route rêveuse qui égare ses voyageurs, dans un paysage familier qu'ils ne reconnaissent plus.
Ce doit être ce vent sale et décourageant, poussiéreux...et la pollution de l'usine d'Aramon.
Non, c'est autre chose.
L'éternel retour de l'automne alors?
J'ai pris une route au lieu d'une autre, c'est tout.
Tout un enseignement, l'histoire et la géographie avec la philosophie?
Plus simplement, à défaut d'Engadine, j'ai pris la route de Saze.
Pas de ciel bleu, mais la grise cisaille du vent dans les arbres.
Et les vendanges interrompues sous le poids des pluies. Mais là, non, le vent seulement et cette route que je n'avais jamais prise...croyant prendre un raccourci.
Et c'était le contraire, un allongement, un...
Détour, oui, mais je n'étais pas pressée et c'était passer une sorte de frontière, entrer dans un paysage proche et inconnu. Alors je n'ai pas hésité à poursuivre cette route entre les vignes, menant à Saze où je ne suis jamais allée.
Alors que c'est à un jet de pierre de chez nous, a commenté mon parent.
Oui, une envie de voyage.
C'est comme, a commencé Bosseigne, une fenêtre chez soi qui découvre une perspective qu'on n'avait jamais vue.
Oui, et on ne sait plus où est située exactement la maison qu'on habite. Peut-être dans le Jorat ou dans la Drôme. Ailleurs en tout cas. Et, comme un signe avant-coureur, avant la route sinueuse et rêveuse, un peu plus tôt, un mont...
Ici? Une montagne?
Berg, disent les germanophones en Suisse pour désigner ce que nous appellerions une colline.
Pourtant ils ont de vraies montagnes autour d'eux.
A Bienne, il y a ce mont qu'aimait parcourir Walser et le Macollin. Je te parle d'une sorte de renflement arrondi, pelé même mais couvert d'une végétation rase et à son sommet, en guise de téton, un oratoire, que j'ai aperçu entre Villeneuve et Les Angles, au milieu d'un lotissement triste et de hangars. On l'a laissé là, pas pris la peine de l'araser d'un coup de bull dozer. Je ne l'avais jamais vu avant, si solitaire et sec, abandonné à son sort, et ensuite, cette route...
Rêveuse, oui drôle d'adjectif pour une route...même départementale.
Vicinale convient mieux. C'est l'ancien chemin d'Avignon que seuls les habitants de Rochefort ou de Saze empruntent.
Et toi.
Et moi.
Mais nous ensemble jamais.

De la route sinueuse de Saze, nous en sommes revenus en silence au chien absent, son souffle perdu, sa langue pendante au retour de nos promenades. J'ai repensé au chien noir de la nuit d'Accident nocturne.  Chien guide, chien pensant, comme l'écrit Quignard, le chien d'Ulysse reconnaissant son maître avant d'expirer.

Je n'aime pas ce mot d'inspir, a lâché mon parent. Il me semble incomplet et fallacieux. Inspirer, oui, inspiration, expirer, aussi. Mais inspir ou respir, non. Manque une lettre pour en faire un mot.

Je n'ai pas répondu.
Moi non plus.
Je n'aime pas ces deux mots.
J'aime.
Respirer.
Le mot Engadine à la fois inspire et respire.
Pour le narrateur d'Accident nocturne, le mot découpe une fenêtre de ciel bleu dans sa nuit.
Pour moi, c'est plutôt le nom de Frinvillier, la lune au-dessus des arbres de la forêt toute proche et un poème de Denise M. qui ouvrent l'espace et creusent un puits aérien dans la chambre, aspirant le dormeur éveillé et l'entraînant dans les airs.
L'asthme, a dit Bosseigne, empêche de respirer à fond. Mais n'empêche pas la rêverie.
Le chien d'Ulysse l'a reconnu à sa manière de respirer, a-t-il ajouté.
Respirer, expirer, c'est tout un.
Tout, un? Vraiment?
Comme Saze, et sa route rêveuse que tu crois connaître et ne connais pas.
Il ne manque rien, là?
Non, a conclu Bosseigne en se levant. C'est le début.

Encore une fois, mon parent avait raison.
Un début, oui, comme ces mots sans lettre finale que nous n'aimions pas.
Et qu'il fallait bien terminer.
C'est là notre travail du jour et de la nuit.
Non pas travailler en suisse, mais au contraire de l'expression boire en suisse, faire circuler.
Mots comme menue monnaie.
Mots de l'échange et de la soif.
Engadine, Saze, route rêveuse.









dimanche 21 septembre 2014

Ma vie sans chien. En Engadine.


Ma vie sans chien, aurais-je pu commencer.
Matin, brumes.
Je prends seule mon café. A travers la pièce flotte la même brume qu’au dehors.
J’aperçois le haut des arbres par la petite fenêtre qui me fait face.
Tout est caché dans ce voile léger, à peine doré, que les pluies récentes ont fait naître.
L’herbe, hier soir, était trempée et nos sandales se sont vite mouillées à faire quelques pas au jardin, sous les étoiles timides de cette nuit de septembre.
L’été est fini.
Pourtant une tiédeur reste dans l’air.
Ma vie sans chien.
Au loin, dans la campagne, des aboiements m’ont fait penser à l’animal qui ne partage plus sa vie avec la nôtre.
Un mot pourtant a chassé la mélancolie matinale, en ouvrant tout à coup un espace bleu vif au-dessus des arbres.



La veille, un ami venu nous rendre visite avec sa nouvelle compagne, avait avivé en moi ce sentiment de la perte que rien ne console. Heureusement, une montgolfière avait surgi, et la joie de cette arrivée avait chassé la mélancolie naissante. Je m’étais souvenu de l’expression de Michel Deguy, perte active. A l’absence de l’ancienne compagne de ce visiteur, était venue se joindre un sourire, le ballon coloré d’une montgolfière survenu inopinément dans le champ voisin. Et Walser revenait avec nous, me suis-je dit alors, et le vol. Tout se tenait pour celui qui gardait les yeux ouverts. Et je repensais à R.W. survolant la Baltique, et mon plaisir redoublait. Il s’ajoutait aussi cette impression vive qu’avait laissée en moi la lune au-dessus de Frinvillier. Et la brume, qui du haut du mont, noyait Bienne à nos pieds. Il me suffit, ai-je pensé, de me souvenir de ces images pour ressentir à nouveau une forme de joie.

Ce mot qui, ce matin sans Bosseigne attardé sans doute à dormir encore, était venu de la lecture matinale d’un livre de Patrick Modiano. Parfois il arrive que, lisant des livres qui nous semblent si parfaits que nous interrompons notre lecture, leur beauté nous inciterait presque à un silence total. Mais la joie qu’ils nous communiquent nous pousse aussi à nous mettre à nouveau à la table d’écriture.

Ce mot, Engadine.
Ma vie sans chien en Engadine ?
Non,  mais le rectangle bleu qu’aperçoit par la fenêtre le narrateur d’Accident nocturne, ouvre aussi pour moi un passage vers une forme de joie des commencements. Comme si ce mot, nom d’une région de Suisse, pays que j’emporte avec moi depuis que je l’ai quitté, permettait une échappée loin des maux et ennuis divers que la vie nous offre souvent. La mort de notre chien, par exemple, avait privé le jardin de ses courses  et aboiements, même si, comme le faisait remarquer Bosseigne, toujours pragmatique, nous n’aurions plus d’excréments à ramasser.

Engadine va avec montgolfière. Ce sont mots de voyage qui élèvent un peu le matin à la dimension d’une course en montagne, mais sans effort. Le silence aussi, de ce matin sans conversation, avec un fond de café qui refroidit au fond de la tasse, ajoute à une forme de joie retrouvée. Tant pis si les amoureux ne sont pas constants en leurs amours. Oui, tant pis, parce que l’Engadine reste aux rêveurs du matin et que les montgolfières traversent encore le carré bleu du ciel, entrevu par la fenêtre.
Ma vie, avec chien, en Engadine. Voilà un titre charmant pour un court récit walsérien.
A suivre, ou à poursuivre, comme dirait le neuvième poète suisse.
Allons !


jeudi 18 septembre 2014

Ritorno in patria: Sebald et Walser

Mopse, ai-je failli écrire, alors que c'est Bosseigne qui est assis en face de moi. Je n'ai pas dit à haute voix à mon parent cette confusion qui m'est venue en le revoyant, après quelques jours de séparation.
Me suis souvenue de mon premier soir à Bienne.
A Frinvillier.
Village du poème, ai-je pensé plus tard en lisant Denise M.
Village enserrée par la forêt proche.
Celle où marchait Walser.
Noire sous la lune.
A ma première traversée de la ville natale de Robert Walser, je voulais tellement ressentir sa présence que la déception m'avait gagnée. Tendue dans cet effort, j'étais épuisée et, déjà fatiguée par le voyage, j'étais prête à renoncer. J'avais perdu le chemin de l'auberge et roulant au bord du lac, l'agacement me gagnait. Que croyais-je trouver d'essentiel ici qui ne se trouvait pas dans les livres de l'écrivain biennois? 
Où se cachait donc mon auberge? 
Où était Frinvillier?
Mais il existe de petits miracles qui vous redonnent la force de poursuivre.
Le mot bobet a traversé la route et s'est gaillardement planté devant moi. Ca y est, ai-je pensé, j'y suis.
Je lui ai ouvert la portière et il s'est assis à côté de moi.  Je vais te guider, a-t-il soufflé gentiment. Il y a des mots doux comme la caresse d'un chien, ou la main amicale d'un proche sur l'épaule, comme ce bobet, mon Bosseigne, me suis-je murmuré et ensemble, ils m'ont permis de gagner l'auberge où je devais passer la nuit et où la lune m'attendait. Il y avait aussi, je m'en souvenais, ce nom de lieu vu sur la carte, Chalet à Gobet. Et plus tard, un poème, celui de Denise M.
Oui, réconfortée par des mots, et plus tard, par la rencontre d'amis chers.
C'est ainsi que j'ai pu, ensuite, revenir à la maison.



Mon cher Bosseigne et moi ne pouvons plus prendre notre café matinal dehors.
La terrasse est trempée. Les feuilles des figuiers jonchent le sol.
L'automne.
Peut-être. 
Mais après la mort de Valmer/Vadim, à quoi pouvions-nous attendre?
Heureusement l'ombre légère et suisse de Walser m'accompagne encore.
Même si Bosseigne refuse de lire ses livres. Il dit: je préfère attendre un peu.
Je ne demande pas quoi. Ni qui. Attendre, ou disparaître? 
Un ami a écrit une suite de lettres imaginaires de l'écrivain biennois.
Le titre: Préferisco sparire/ Je préfère disparaîre.
Parfois il m'en vient l'envie. De disparaître.
Surtout quand je vois, dit Bosseigne, tous ces livres inutiles. 
Il ajoute: non, pas ceux de ton écrivain suisse, non. Mais tout de même.
Nous revenons alors à Sebald. Lui aussi a écrit son Ritorno in patria. 
Mais il ne revenait pas chez lui, ou alors, l'Angleterre était devenue son pays. 
De Gênes à Bienne, j'ai traversé des patries. Ville rouge, m'a dit une amie, en parlant de la ville natale de Robert Walser.
Gênes n'est pas la ville natale de Caproni. Mais tout parle de lui là bas et même un ascenseur.
A Marseille, qui parlera de nous, mon Bosseigne?
Mais Sebald, dit Bosseigne.
Oui, faux-semblants, mensonges, inventions.
La patrie est une invention, a repris Bosseigne.
Et nous avons refait ce que nous faisons chaque matin: une nouvelle cafetière pour fêter la mélancolie mouillée de ce matin de septembre. Impossible, a commencé Bosseigne, de faire notre salutation au soleil, ai-je poursuivi, la terrasse, oui, trempée, a-t-il continué, et nos articulations rouillées, mais Sebald, oui, dans ce livre, où, terrassé par un malaise, il pénètre dans un café à Anvers et là, malade, prêt à mourir.
Mais non.
Sa soeur prétend que c'est elle qui était malade et qu'il lui a volé son malaise.
Mais c'est ça, écrire.
Voler?
Capturer. Comme la biche aperçue au vol et ensuite prisonnière des pages.
Ritorno in patria.


Existe-t-il ce poème qui chanterait le muscle élastique de la cuisse
la souplesse des genoux
la grâce d'une articulation
la joie de la course
et les pieds nus sur l'herbe
et nous rendrait vive jeunesse ?

jeudi 11 septembre 2014

Ultima lettera/dernière lettre

W n'est pas la dernière lettre.
Z, oui.
Pour cette raison que.
Ensuite la lettre de ce voyage, la dernière avant nos retrouvailles, ne pouvait être que W.

Il nous fallait, il me fallait, marcher avec un nom en tête, caracolant devant, à nous laisser sans voix faire les bobets derrière lui et ce nom a guidé notre voyage jusqu'à Bienne. 
S'égarer sur la montagne où marchait l'infatigable. 
Parcourir la vieille ville. 
Chercher des yeux la mansarde. En compagnie. Tendre et fidèle compagnie. 
Et relire en riant les lettres à madame Mermet. 
Et découvrir les images du frère. 
Le tout ça retenu dans un mouchoir de papier. 
Ecriture au crayon minuscule. 
Petites et grandes joies. Comme autant de pas.
Que nous sommes encore en mesure de faire.

La première nuit à Frinvillier, la lune s'est levée gentiment au-dessus de mon lit et j'y ai vu une sorte d'encouragement à poursuivre, à ne pas céder au découragement. Je me suis mise à sourire dans le noir. La forêt au dessus de laquelle brillait doucement la lune est celle du Boujean. Une petite montagne qui s'élève au-dessus de Bienne et que W. parcourait souvent. 


Tout en haut, partent des chemins entre les près où paissent de grasses vaches noires et blanches et leurs veaux, petits garnements tout noirs et bondissants. J'y suis allée. Il y a aussi une auberge de campagne, comme sur le Macolin, tout proche. Les chemins sont faciles et la lumière du matin qui passe à travers les arbres est dorée. Aucune inquiétude ici. En bas, la ville est sous la brume, on aperçoit à peine le lac. 

Dans quelle mesure, me suis-je demandée la ville a-t-elle retenu un peu de l'écriture invisible de son marcheur? A l'office du tourisme, en face de la gare, on nous a donné un plan de la ville selon Robert Walser. A chaque lieu (station d'un chemin de croix?), correspond une prose walserienne. Très émouvante initiative, avons-nous pensé, mes amies et moi.

On peut ainsi apercevoir la fenêtre de sa mansarde à l'ancienne Auberge de la Croix bleue.
Et lire une petite prose. Et ainsi de suite, comme on dit.

La deuxième nuit, j'ai dormi en ville, dans une clinique dont un étage est devenu une sorte d'auberge. L'angoisse de l'arrivée m'avait quittée. Non pas tant l'angoisse mais comme l'a écrit Naipaul, l'énigme. On ne sait ce que la ville natale d'un écrivain comme celui-là peut nous réserver, avais-je pensé, en approchant de Bienne. Ce qui a résisté, ce qui a cédé, disparu.
L'auberge de la Croix Bleue existe toujours: c'est une belle maison de retraite, en plein coeur de la ville, sur les bords d'un petit canal. La maison natale aussi, il y a une plaque et le magasin au rez-de-chaussée est un magasin de chaussures. La marche, toujours. En avant.


Et ce mot de bobet, mon Bosseigne, je voulais te l'offrir à mon retour mais je n'ai pas résisté et te l'offre dès maintenant. Venu de Savoie et non de Suisse. Disant notre étonnement devant une ville, un événement, un moment. Une lettre. La dernière? Sois un peu bobet, mon Bosseigne, lisant ces mots et un matin prochain, nous en ferons un délicieux café!






samedi 6 septembre 2014

Alice en Italie, et la guerre!

Bosseigne!

Tu m'avais conseillé la Suisse et j'ai préféré passer d'abord par l'Italie. Et m'y attarder.
Gênes.
Son bleu, les salite, la mer omniprésente comme la rambarde nécessaire à tous les escaliers qui vont vers elle, les chiens, et parfois les italiens.
Déjà dit tout ça, dit, redit.

Entre-aperçu tout de même un chat, en cage, ses maîtres le conduisant au vétérinaire installé sur la Spianata, non loin de chez moi.


L'élégance aussi, jusque dans l'abandon des corps.
L'art de boire et manger.
Ai pris un martini blanc à nouveau.
La pluie a chassé tous les clients. J'ai résisté un peu.
Je me suis achetée de nouvelles chaussures.
Puis.

Suis allée voir une exposition, ai relu quelques livres, retrouvant le ton sec des dialogues d'Ivy Compton-Burnet et les délires lexicaux d'un écrivain aimé.

Tu vois, je tiens le compte de mes pas. Ai même fait l'acquisition d'une nouvelle cafetière pour nos matins. Par moments violente envie de revenir. Ritorno in patria. 
Puis.

L'été est revenu.
Je suis allée au Palazzo Ducale: exposition Robert Capa. Sa mort brutale. Lui qui l'a tant photographiée.
Alice m'attendait, juchée sur les épaules d'un soldat américain. Plus loin la jambe blessée, elle avait un visage de petite fille terrorisée. La Reine de coeur l'avait presque tuée. Ainsi, me suis-je dit, Alice était une enfant italienne que les troupes américaines avaient délivrée des fascistes. Ou bien: fille de partisans de Mussolini, elle avait été blessée par des résistants. En tout cas, elle était là, en face de nous, qui la regardions, en 1944. Vivante. Une enfant d'une dizaine d'années. Et maintenant, une nonna, si elle est encore en vie. Le berger sicilien, figurant sur deux photos où on le voit guidant les troupes américaines, est mort en 1945, peu après avoir été photographié par Capa.
Puis.

Je suis revenue vers la lecture ce matin. Et me suis demandée si cette activité, récente à l'aune de notre histoire, ne serait bientôt plus que le fait d'une très étroite minorité, avant de disparaître complètement, comme ont disparu d'autres pratiques anciennes. Lire un livre, petit bloc de papier, y mettre un marque-page, le poser à son chevet pour le retrouver le soir.
Est-ce que tout ça serait sur le point de finir?

Et pour conclure cette lettre, Alice sortie du livre de Lewis Carroll, semble avoir réellement existé, ici, en Italie. Avoir été photographiée par Robert Capa pourrait constituer la preuve que la littérature, mais si je m'égare, Bosseigne, c'est à cause de cette phrase de Quignard lue ce matin,

Le livre est le bois du matin.
La lecture l'incendie.

Et parce que je me sens brûlée ou brûler, l'orthographe ici ne m'aidant en aucune façon.
Loin de la maison, loin de nous.

Mais la Suisse n'est pas loin.
Tu as raison, Bosseigne, une fois encore.
L'Italie a besoin de la Suisse.
Comme moi.
Pour rafraîchir ce feu qui embrase le bois où marche R.W.
Non loin de Bienne où je serai dans deux jours.
Puis.





jeudi 4 septembre 2014

Un blanc, un noir, encore des chiens!

A Bosseigne, suite,

Il me semble te l'avoir dit et redit, la ville de Gênes regorge de chiens.
Je n'ai pas croisé la route des chats, seulement celle des chiens. Sans doute à cause de. Mais non.
Quant aux humains; encore une fois non.
Les gênois sont plutôt avenants et veulent te rendre service tout en te fourvoyant aimablement.
T'indiquent une direction quand c'est à l'évidence dans l'autre sens que tu dois aller.
Confondent les palais les uns avec les autres.
Et essaient souvent de t'envoyer visiter une église, par exemple la Madonnetta, où tu n'as aucune envie de te rendre.
Je crois qu'ils s'étonnent de voir leur ville arpentée par d'autres qu'eux. Et qu'il n'y a aucune intention mauvaise dans leurs façons de t'induire en erreur.
Une ville pour leurs animaux préférés, plutôt que pour des touristes, voilà ce qu'ils pensent. Il faut dire que longtemps la ville a été boudée par les voyageurs. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.


Mais restons avec les chiens. Si entendre une langue étrangère toute la journée représente une manière de solitude linguistique, les aboiements restent les mêmes d'un côté à l'autre de la frontière.

Toutes les races de chiens sont représentées ici.
Et toutes les couleurs aussi. Ils parlent tous la même langue.
Leurs maîtres ( Walser ne disait-il pas que seuls les serviteurs choisissent?) les suivent docilement. Et eux, les chiens, vont leur chemin. Devant le portail d'une villa ancienne, sur les hauteurs de Castelleto, un chien s'obstinait à vouloir entrer et son maître lui répétait: E' chiuso, é chiuso, avec un air désolé. (C'est fermé, c'est fermé).

Un peu plus loin, dans un parc où j'avais décidé de me reposer un peu, une femme avait lâché ses deux chiens (ou était-ce eux qui l'avaient lâchée?) dans un espace un peu écarté et ombragé. Quand je me suis dirigée vers une allée proche de cet endroit pour m'asseoir sur un banc, l'un des deux chiens, le blanc, s'est porté vers moi en grondant et aboyant. Aussitôt rejoint par le noir.
La femme n'a pas eu l'air très émue par ce qui se passait. Et les chiens grognaient dans ma direction, ce qui m'empêchait d'avancer comme de reculer.
Deux vieilles dames qui passaient se sont mises en colère et ont demandé vivement à la propriétaire des deux chiens agressifs de les mettre en laisse, en la menaçant d'appeler le garde. La femme a marmonné qu'ils n'étaient pas méchants. Seul peut-être le blanc, a-t-elle concédé. Sa mauvaise grâce évidente et une manière un peu curieuse de s'exprimer m'ont fait penser qu'elle était un peu dérangée. Elle a fini par rappeler les deux bêtes qui se sont à peine rapprochées d'elle. Mettre en laisse le blanc n'a pas été une mince affaire. Tout en attachant l'animal, elle continuait à marmonner ce qui ressemblait à de vagues menaces.

J'ai pu échapper aux deux chiens, mais une mauvaise impression m'en est restée toute la soirée. Et surtout en repensant à cette femme, ni vieille ni jeune, dont émanait une violence contenue qui s'exaspérait chez les chiens qu'elle tentait de maîtriser sans y parvenir vraiment.

Tu dois te demander, cher Bosseigne, si Gênes n'a d'intérêt qu'à cause de ses chiens et de leurs maîtres serviles ou fous. Je te l'ai dit, il y a aussi les oiseaux. Perroquets, pigeons, tourterelles, albatros et goélands.

Et puis il y a cette femme âgée, Melina Riccio, et ses inscriptions qui émaillent la ville, ses murs, les portails, les panneaux publicitaires. Messages de paix et d'amour dont je ne sais que penser. En tout cas une manière d'utiliser le langage en le rendant visible de tous. Mais ce n'est pas du street art et au contraire, cette manière me semble renvoyer à une pratique ancienne du graffiti. Je ne trouve aucune beauté à ces écritures ricciennes, mais plutôt une agressive laideur qui les rend sympathiques. Ce n'est pas l'avis de tout le monde ici, mais M.R. fait désormais partie de l'histoire (et de la géographie) de Gênes.

Au même titre que D'Albertis et son Castello rempli de curiosités. Ou que tous les chiens de la ville, qu'ils soient noirs ou blancs.


Demain peut-être j'irai m'acheter de nouvelles chaussures.
Et ce soir boire un martini blanc sur la Spianata en jouant à Hemingway.
Qui sait? Il fait à nouveau chaud et certains ici évoquent une possible canicule.
Encore une histoire canine!




mercredi 3 septembre 2014

Gênes, les chiens et les perroquets

Lettre à Bosseigne,

Mon cher parent, mon cher B.,


Quand j'aurai décidé d'y aller, au paradis
j'irai avec l'ascenseur de Castelletto ".



Il semble que cette ville où je suis pour quelques jours seulement ait concentré tous les chiens de la terre. A chaque coin de rue, on peut en rencontrer et chaque quartier a sa race de prédilection. Hier, dans le parc de Sant'Anna, c'étaient des border collie en grand nombre, tournant et aboyant autour de leurs maîtres, je n'en avais jamais vu autant.
Sur la Spianata où je suis logée, ce sont plutôt de petits chiens, caniche, skye, chihuaha, sans doute à cause de la taille réduite de leurs excréments dans ce quartier très chic. Ce qui ne m'a pas empêché de croiser près de l'ascenseur de Caproni, un magnifique bouvier bernois. Mais j'ai aussi rencontré des bassets et des labradors à la gelateria.


Tu sais combien j'aime les chiens et parfois, comme ce matin, j'éprouve une vraie joie à croiser l'étonnant regard plein de bienveillance et surtout de patience d'un petit teckel à poils durs. En même temps, je me surprends à trouver bizarre cette troupe nombreuse de chiens en ville.

Heureusement les oiseaux se moquent de nos considérations sur la densité des crottes canines sur les marciapiedi. En face de mon petit bureau, ce sont d'abord les pigeons puis les tourterelles et ce matin, un goéland énervé près des conteneurs à ordures. Sans oublier les rapides petits perroquets verts qui vont d'un bord à l'autre des corniches, traçant des lignes dorées sur le ciel bleu.

Et les humains, vas-tu me dire.

J'ai rêvé cette nuit de la Tapissière de manière insistante. D'un étang ou d'un lac dont je voyais transparaître la chaussée pavée sous cinquante centimètres d'eau. Souvenir de Sibérie?

Mais les humains, redemandes-tu.

Ils parlent sous mes fenêtres, crient, rient, parlent beaucoup. Italien, bien sûr. Ce que fatalement je me surprends à imiter.

L'autre nuit, j'ai surpris une conversation presque chuchotée et j'ai vu deux garçons se livrer à un échange. Argent contre petites pastilles. Et ensuite bruit de moto s'éloignant vers la ville basse.

Un indien aussi, le chef couvert d'un somptueux turban. Il mendiait. Un autre, italien et assez élégant, tenant la porte de l'ascenseur. il mendiait aussi. Une fille, assise dans la rue, au soleil. Les belles villes attirent les pauvres. Et certains, même ici, ont des chiens, comme en France.

Et des marchands. Des gens affables. Qui te vendent la meilleure nourriture, la meilleure foccacia, les meilleurs vins.

Quand tu t'engages dans le couloir qui mène à l'ascenseur qui va de la Piazza Portello à la Spianata, tu as la joie de rencontrer ces vers de Caproni que j'aime tant. C'est pourquoi j'ai donné une pièce à l'homme élégant et malheureux qui m'a tenu la porte ce matin.

Ici la mer est omniprésente, plus haute parfois que le lieu où l'on se trouve, elle ouvre la ville, lui donne un air de reine. Et Gênes a une manière souveraine d'être qui n'a rien à voir avec la manière qu'a Marseille de se soumettre au destin. Bizarre réflexion, me diras-tu. Mais là, face à ce lac immobile et brillant et aux gradins élégants de la cité, c'est ce qui me vient en pensant à ma ville natale.

Voilà pour les chiens, les humains et la mer.