lundi 21 novembre 2016

Lettre de Tirana




Le lieu, toujours.
Une carte postale de Tirana.
Me rappelle que je ne suis pas allée à Tipasa, préférant rester avec des femmes algériennes qui me parlaient des années de plomb et des horreurs quotidiennes.
Aux beaux tapis et poteries, les mots m’avaient semblé plus précieux. Je ne sais pas si j’ai eu raison ou tort. Pourtant Camus me conduisait jusqu’à la mer quand j’habitais encore Marseille.
Et me demande là : pourquoi suis-je invisible dans ma ville natale ?
Tout ce que je sais de cette ville vient de si loin, ce doit être la raison de mon absence. Je n’ai pas hérité de la maison de ma grand-mère sur le cours Julien, ni de l’appartement de mon grand-père sur la Plaine. Mais de quoi hériter ? Tous deux étaient locataires.
On n’hérite pas des pauvres.

Je ne suis pas allée non plus à Tirana.
La carte postale de Tirana ressemble à une vue de la Costa Dorada, lumières, grandes tours, modernité. La carte est posée sur le bureau d’une adolescente. Née à Grenoble mais d’origine albanaise.
Je ne sais pas comment on passe de Tirana à Grenoble, de Grenoble à Tipasa. La force des noms de lieux traverse le temps. L’espace où nous habitons et dont nous rêvons laisse une empreinte durable et modèle nos existences.
J’ai tellement arpenté Marseille que ses rues pentues sont devenues des lignes à suivre de loin, celles qui ont la mer comme horizon. Rues que je retrouve à Lisbonne et Gênes. 
La mer comme horizon.
À Grenoble, ce sont les montagnes qui donnent l'orientation. Chartreuse, Bastille, et une autre encore. On a installé des tentes rouges et bleues sur l’herbe verte d’un parc. Tristes collines.
Dans le froid. Les doigts gelés, la mère et l’enfant dans ses bras. Nous les voyons en passant depuis le tram.

Samedi, j’ai récupéré deux livres, un de Dürrenmatt et l’autre de Bernard Comment. Deux écrivains suisses. Il y avait un marque-page dans un des deux livres, 27°salon d'Hermillon. Salle Durbet. L'action du Juge et son bourreau se passe entre Bienne et Berne. Ce qui m’a amusée, c’est ce nom, Durbet, presque identique au mien. Presque. Et la magnifique écriture, cinglante et maigre de Dürrenmatt. Son incompréhension ironique de ce que sont les francophones vaudois insiste sur la langue qui modèle notre espace intérieur.

Mercredi je verrai le Lac. De Genève, pas de Bienne. Le temps ne se récupère pas. L'espace nous revient, toujours.

Aller à l’est, pour revoir l’or des forêts.
L’or des pauvres, soleil d’hiver des arbres.
Dans les poches trouées, bribes et tessons.

Et l’amitié.

lundi 14 novembre 2016

Les Apaches occidentaux aiment répéter seuls les noms de lieux

On me dit tu me lis on nous lit on se lie

aux textes aux mots aux lieux on est liés

chez les Apaches occidentaux on parle les noms

ça veut dire on les a dans la bouche

on les mâchonne en les parlant

on les anônne

on les a

dans la grotte dans le trou

bien au chaud les noms

qu'est-ce que vous faites

je parle les noms

pourquoi faites-vous ça

en clôturant un champ

parce que comme ça je ne m'ennuie pas

parce que j'aime ça

parce que je ne suis pas

tout seul

comme ça

avec le chant des noms

de la pierre qui tremble au-dessous du peuplier

de l'eau qui ruisselle entre les pierres plates

je ne suis jamais seul avec les noms qui parlent

et je te dis depuis l'enfance à parler seule

voilà pourquoi Marseille

et point à la ligne




vendredi 11 novembre 2016

Poem to say/


Tu me dis  
(pour François)


Tu me dis
que je ne suis jamais la même
quand je
parle une langue ou une autre
que c’est toujours changeant
sans cesse d’accent et de voix

Tu me dis

parfois comme un enfant
s’essayant à parler étranger
tantôt sûr de soi et d’autres
incertain et hésitant
tantôt comme
si je n’étais pas moi-même

Je te dis
je ne sais pas toujours être
moi-même en une seule fois
en une seule personne
je ne sais pas si je te dis ça

toujours être moi-même
en une seule personne
plutôt parfois toutes à la fois
et d’autres l’une après l’autre
je ne sais pas toujours dire

Je te dis il n’est pas question
de folie mais de langues à tenir
bien ni en français ni en
portugais et encore moins
en anglais

parce que je ne sais ni
en tenir une ni plusieurs
seulement être là
je dis avec toi

Mértola, octobre 2016



Poem to say (to François)


You say to me
I’m never the same
when I
speak one tongue or another
and that everything changes,
all the time,
my voice and this accent
of mine

You tell me I’m
sometimes like a child
trying to talk
all foreign,
sure of myself
and then suddenly stumbling,
uncertain
as if it weren’t me speaking

I tell you
I don’t always know how to be
altogether myself
all at once
inside a single person
I haven’t even a clue
if I’m saying this
to you 

You tell me
to always be myself
inside a single person
sometimes all at once
and then take turns being others,
number one, then number two,
I don’t always know
how to speak to you

I tell you
this is not a case
of craziness
but of holding ones tongues
neither in French nor
in Portuguese, and less
in English if you please

Because I know not how
to hold one or all of these
only how to be there
I tell you
with you

Translated by my friend the poet Denis Hirson 





Dizes-me
que nunca sou a mesma
quando falo
numa língua ou noutra
que tudo muda a todo o tempo
a minha voz e o meu acento.

dizes-me

que sou às vezes como uma criança
a aprender a falar estrangeiro
tão segura de si como dos outros
incerta e hesitante
tanto como
se eu não fosse eu

digo-te.

eu ainda não sei ser
eu mesma numa única vez
numa só pessoa.
                                      
nem sei se te diga isto

sempre ser eu mesma
numa só pessoa
muitas vezes todas ao mesmo tempo
e outras, uma a seguir à outra

não sei mesmo como dizê-lo


digo-te, não é uma questão
de loucura, mas de línguas a            
incorporar.
bem, nem em francês
nem em português
e ainda menos
em inglês.

porque, eu não sei
ser uma, nem muitas.
somente sei estar lá
a dizer contigo.

Mértola, octobre 2016



--
elsa b.b.

Traduit par mon amie Elsa Bettencourt


mercredi 9 novembre 2016

Il est bon que l'Ararat existe (lettre d'une déboussolée)




Lettre d’une déboussolée de retour dans son bureau,




Il faut bien suivre la route.
Le Garamond montre le chemin. Accompagné du Guadiana.
Même si les nuits ont changé d’espace et de couleur, le sommeil vient à l’heure dite.
Traverse une frontière.
Hop.
Traverse une autre.
Hop.
Et voilà ton lit, les murs de ta chambre, le monde familier.
Tout te reconnaît. Tu reconnais (presque) tout. Il faut bien revenir.
Regarder autour de soi, chercher ce qui a changé, l’herbe qui a poussé.
La pluie qui est tombée.

Le sommeil te prend de jour aussi. Une aide pour accepter ce qui change, la saison, les couleurs, la température. Mais pas de neige ici. Tu t’enfonces dans un début d’hiver un peu douloureux à cause de l’humidité. Les amis parlent d’avenir et c’est le mot noël qui te vient à la bouche. Non, pas noël, pas encore.

Ta table de travail est restée bien rangée en ton absence.
Comme tu l’avais laissée en partant. Un petit côté Garamond du soir, tout à la lumière d’or qui vient de la fenêtre.
L’agenda fermé a été rouvert et tu as recommencé à noter les rendez-vous et horaires de train. Avec un certain plaisir.
Hier soir tu as écouté Joyce Carol Oates parler des rituels d’écriture. Encore une fois tu t’es fait la remarque que tu n’en avais pas. Serait-ce la preuve de ton amateurisme ? Tu ne possèdes aucun stylo particulier, ne pratiques aucun rituel avant de te mettre à écrire. Pire, tu écris souvent n’importe où. Sur l’écran de ton téléphone, une chose t’amuse. L’heure du domicile et l’heure du lieu où tu es partie, appelée itinérance.
Dans la tête, l’itinérance est constante. N’est-ce pas le cas de tous ceux qui aiment rêver ?

Devant le Guadiana. Dans le jardin du convento, à Mértola. Mais aussi à Sigüenza.
Et même dans cet affreux relais où nous avons bu un mauvais café, juste avant la Jonquera.
Rêver d’écrire par exemple, ou de dessiner.

Ailleurs, l’Ararat, dans le pays du passé, soit un dictionnaire Bescherelle de 1877, était la montagne sur laquelle s’arrêta l’Arche de Noé.
Et l’Amérique, où est-elle en ce moment ? Pays du passé ou pays d’à venir ?

Je suis en face du travail à préparer, un atelier avec des jeunes et j’ai choisi comme thème la carte. Devant eux, je vais déposer, outre l’Arche, quelques autres mots voyageurs, comme civilisation, rose des vents ou orient. Tout ce qui polit les mœurs, dit Littré à propos de civilisation. Dans les cartes médiévales, l’orientation fait que le haut de la carte, c’est l’est (l’orient) et le bas, l’ouest.
Monde tourneboulé que celui de ces représentations cartographiques, presque aussi cul par dessus tête que notre amie américaine aujourd’hui ?
Que nous disent ces cartes et ces mots de ce que nous sommes aujourd’hui devenus ?

Sur la table maintenant occupée par livres et cartes, sans oublier lames du tarot et autres personnages des jeux de cartes, règne le désordre préalable à la mise en ordre. Livres de Rothenberg, Cendrars, Nils-Aslak Valkeapää, sans oublier Keith Basso et la poésie indienne d’Amérique du Nord. Nous voyageons ensemble. Sous la lampe et dans la nuit de la fenêtre. Je me demande si le nouveau président des USA lit les poètes indiens. Peut-être croit-il qu’ils sont étrangers ?

Mon cher Guadiana est une frontière réelle et symbolique, délimitant à la fois des territoires et des langues. Son histoire est aussi longue que son cours. Et je rêve à nouveau de ses eaux mélangées à celles de l’océan qui ont failli nous isoler sur un bout de terre, un soir de novembre à Mértola. Infidèle au Douro de Oliveira, infidèle au Tage d’Amalia, fidèle au Guadiana. Et amoureuse des autres.

Il va falloir dessiner aussi.
Tracer des lignes pour le livre de l’ami.
Se surpasser. Devenir grande. Répondre à l’amie allemande par une huppe.
Et ne pas cesser de trembler.
Comme tous les jours, en attendant de voir Willa.
Que j’écris encore Oui-là, sur la couverture d’un livre publié par Samizdat.
Rester modeste.
Parce que vraiment.
Le Garamond est plus grand que toi.
Et qu’ailleurs pleurent des amis à cause d’un mauvais roi.

La nuit si noire qu’elle soit ce soir n’efface pas ces mouvements de joie qui nous font tressaillir à l’écoute d’une voix amie, de la musique, des lignes que nous lançons à l’aveugle.

Il est bon que l’Ararat existe.
Même si aucune arche de noé.
La montagne existe et son nom avec les trois A.
C’est tout un voyage.
Boussole, rose des vents, Garamond.
Tout ce dont tu as besoin pour traverser ce soir.
Et enjamber l’Amérique ?






mardi 8 novembre 2016

Bestiaire du Guadiana (en couleurs)



Le coq rouge a disparu
la voiture des pêcheurs
a tout emporté
sauf la petite femme
qui pêche toujours.
Le chat blanc est resté
à l’affût
tandis que la marée remonte
dans le Guadiana.

Le chien Harry
n’a qu’une oreille
c’est pour ça
qu’il ne me reconnaît
qu’à moitié.


La chienne Palla
est bien là
n’aboie pas
quand elle me voit
Palla Palla es-tu là ?

Oiseaux piailleurs
remontent le fleuve
comme la femme
remonte sa ligne.

Pas d’un poil
le chat blanc n'a bougé
son attente suit le soleil,
patience.
  

La pluie a nourri les chevaux
d’une herbe si lumineuse
que la lune s’est cachée
dans le Guadiana
et s'est perdue.
Un chat orange m’a rencontrée
a voulu me donner son amitié
m’a suivie jusqu’au pont tout blanc
lui si maigre à passer entre les lignes
semblait moins affamé de vent
Mais je suis partie au village.
Sans lui.




dimanche 6 novembre 2016

Lettre de la route du garamond




Ne rien changer.
Poursuivre sur la route du Garamond.
Ne pas s’en écarter.
Après tout c’est elle que nous suivons depuis des semaines.
Même si nous avons traversé le Guadiana et ne sommes plus dans le même pays, la route est la même qui s’écrit en Garamond.
Guadiana, Garamond, même lettre pour les deux, le fleuve et le caractère.
Le Guadiana traversé, nous retrouvons la ville moderne.
Badajoz par exemple ou pire, Madrid que nous longeons dans la pluie et le vent.
Depuis trois semaines, nous avions oublié les centres commerciaux, les grandes avenues, les embouteillages, les immeubles géants.
Ce qui ne change pas, le fleuve et les caractères pour écrire son nom.

Nous avons gravi des rues de villages perchés et vu autour de nous la plaine et l’eau des barrages former des îles et transformer un paysage méditerranéen en Finlande.
La brume et la pluie ont aidé à la métamorphose.
Un autre pays s’est montré, ses îles enforestées, ses bras de mer divagant autour d’elles et un moment nous avons cherché dans nos souvenirs le paysage finlandais le plus ressemblant, peut-être les lacs autour de Tampere ?
Mais tout près de nous a résonné la langue portugaise et nous sommes revenus à Monsarraz.

Maintenant autour de nous claque une autre langue. Elle va avec le monde qui nous entoure.
Va vite, chante, crie, existe avec exubérance.
Nous entoure, nous informe, nous croit anglais.
Nous parle avec véhémence de gastronomie.

Après le Portugal, l’Espagne est une épreuve.
Sa vastitude, ses constructions abandonnées, immenses zones vides, nous laissent une impression de vague tristesse à laquelle contribue le torrent de pluie qui nous poursuit depuis Badajoz. Mais de part et d’autre d’une autoroute, peut-on voir de la beauté ?

Et le miracle se produit : Sigüenza. Il y a eu de petits miracles avant elle, mais souvent battus en brèche trop vite. Le Guadiana, encore lui, un vautour sur un pylône, la traversée du Tage, immense et divagant, des chevreuils dans des prés mouillés et même une étrange petite ville malheureusement cernée par des entrepôts et des sortes de silos en partie abandonnés.
Sigüenza est à environ cent kilomètres de Madrid, dans une zone montagneuse où la terre est très rouge. La cathédrale est gigantesque. Nous logeons tout près d’elle et l’hôtesse nous recommande l’exposition qui s’y tient, passionnante, dit-elle.
En effet, outre Cervantès et Shakespeare dont sont exposés des manuscrits et des lettres manuscrites (j’apprends au passage qu’ils sont morts tous les deux en 1616),
nous découvrons une foule de choses dont un jeu de cartes peints à la main qui tout de suite me fait regretter mes pinceaux, rangés au fond du coffre de l’auto. Il y a deux parties dans l’exposition, une partie religieuse et une partie « civil ». Et peut-être ce qui nous étonne le plus, outre la hauteur des voûtes sculptées de visages et de macarons, les innombrables gisants de pierre, la cohue de visiteurs, c’est cinq tableaux du Greco dont un magnifique portrait de Saint Thomas.

Dessin SD pour Jacques B.


Pourquoi rapprocher Cervantès et Shakespeare en ce lieu ? Il y a une autre raison que l’anniversaire de la date de leurs morts, expliquent les organisateurs de l’exposition. Le drapeau du pirate anglais Sir Francis Drake a été donné à la cathédrale par Sancho Bravo y Ace de Laguna en 1589, faisant ainsi un lien entre deux pays ennemis que la littérature réunit en 2016 autour d’un grand morceau de tissu de soie qui pourrait être une œuvre d’art contemporaine.

La nuit tombe vite et Siguënza joue entre la lumière et l’obscurité sa partition noire. Nous ne sommes plus au pays de la blancheur. Tout ici parle religion et richesse, l’or des autels et des ciboires, conquête aussi et inquisition. Mais il y a la dérision joyeuse du Quichotte et l’acte de mariage où Cervantès s’unit à Dona Catalina. Sans parler des quittances de loyer de Lope de Vega. Je me demande si Cees Noteboom parle de Siguënza dans Désir d’Espagne (récit de ses voyages à travers l’Espagne). Il me faudra y retourner.
Et que dire du cloître dans lequel un arbre immense essaie de dépasser les murs de la cathédrale ?

Personne ne parle de ce qui s’est passé ici en 1936.
Guerre d’Espagne. La lettre nous revient en plein.
Les républicains retranchés dans la cathédrale.
Les bombardements des avions allemands.
Le massacre des enfants.
Nous emporterons avec nous Le Gréco.
Un jeu de cartes.
Un cyprès désespéré.
L’écriture illisible de Cervantès.
Des exemplaires du Quichotte et des Nouvelles Exemplaires.
L’absence, autour de nous, de traces de la bataille de Siguënza.
Deux paires de chaussures pour notre petit-fils achetées à un ancien torero dont le magasin exhibe trois dépouilles mortelles de toros bravos et qui sourit, ravi, quand on lui dit que le père de l’enfant vit à Nimes.

Rester sur la route du Garamond.







jeudi 3 novembre 2016

Lettre du pain et de la brouette pour en finir?





« Que font les peuples avec les lieux qu’ils habitent ? »

Ce sera la question qui va clore cette série de lettres.
Qui ne peut se terminer (comme la question, ou même la réponse).

Cette nuit, j’ai rêvé un poème en anglais et ce matin, j’ai tenté maladroitement de le transcrire pour Gabriele. Dans la matinée, je le lui enverrai. Grace à la beauté de Serpa. Une ville blanche et basse, aux rues étroites, pleine de musique et de poésie. Ce n’est pas la première fois que nous croisons la poésie dans une ville au Portugal. Sur les murs, dans les journaux, ou chantée par un chœur d’hommes a cappella, elle est moins secrète qu’en France. À Mértola comme à Beja. Et ici, à Serpa.
Casa do cante.
Dans une ruelle étroite, après avoir cédé aux délices sucrées dont la ville s’est fait une spécialité, nous sommes entrés dans une belle maison où il y avait une exposition, mais aussi des gens qui préparaient un festival de musique alentejane.
Plus loin, un étonnant système d’apport d’eau, très complexe et partout des oliviers de mille ans. Et sous les remparts du château, nous avons découvert a casa do povo, la maison du peuple.
Partout en ville, comme souvent dans cette région, les affiches du parti Communiste Portugais abondent qui arborent encore la faucille et le marteau. On ne peut oublier ici que l’Alentejo a initié la révolution des œillets.
Pour l’heure une ville paisible, ai-je pensé, où faire halte dans le murmure des fontaines et le roucoulement des tourterelles, à l’ombre des grands oliviers et des orangers est bienvenu, le voyageur croyant arriver beaucoup plus au sud.
D’une manière bien différente que les Italiens, les Portugais ont instauré une forme de beauté dans leurs villes. Une beauté mixte, pourrais-je dire, où les traces de la société almohade sont encore bien visibles. Ce qui pourrait répondre à la question posée par le chercheur Keith Basso et qui depuis hier me sert de fil dans le labyrinthe du voyage. Au lieu de détruire purement et simplement le passé, les habitants ont composé avec lui, le conservant dans les patronymes et les paysages : la végétation elle-même parle une langue orientale. On est fier ici de ses origines maures. À preuve cette statue du poète guerrier Ibn Qasi érigée récemment devant le château de Mértola, en hommage à l’homme et sa civilisation.



L’écriture n’est pas destruction, me dites-vous, amis.
Pourtant il faut enlever beaucoup pour conserver peu.
Lisant Pizarnik, je vois l’arrachement.
Même si je sais qu’elle construisait, je sais aussi que la destruction était à l’œuvre. En elle.
Mais ce n’était pas de si grandes souffrances que je parlais hier. Choses plus banales.
Kill the darlings, écrivait Faulkner. Une règle d’écriture indispensable.
Mais le rapport étroit avec le lieu d’écrire, notre attachement à une table, un stylo, ou justement à une table errante qui seule nous permettrait d’aller vers notre inconnu ?
Où est la maison de l’écriture ?
Thierry Metz pousse loin la question, entre ciment et truelle.
Au moment de quitter la table blanche sur laquelle depuis presque trois semaines j’écris ces lettres et quelques textes, table à laquelle je m’installe inconfortablement, souvent en bout pour rester connectée à la prise, je m’en empare une dernière fois encore. Le lieu, c’est ici aussi le temps. Hier je pensais que ce serait la dernière. Mais la lecture d’hier soir, les images d’Istanbul enneigée dans un film de Ceylan, la couverture blanche du livre de Basso, font que je ne peux simplement faire les valises ce matin. Il me faut encore écrire sur la surface laquée de blanc de la table qui sert ici aussi bien pour les repas que pour les travaux divers et les jeux.

Ce n’est pas non plus le carnet, le lieu d’écrire.
J’en ai encore acheté deux hier à Serpa, très beaux, sur la couverture desquels étaient écrits des poèmes sur la terre du pain, l’Alentejo. Un pour mon fils aîné qui dessine beaucoup et sur tout ce qui lui tombe sous la main, et un pour moi.
Cette présence du pain, nous sommes dans le grenier du Portugal, a pour moi grande mangeuse de pain, une importance particulière. À la lecture d’un poème de James Sacré, je me suis rendu compte que ce mot n’existait pas pour moi dans l’écriture. Je l’avais éludé. Et de ce jour, le pain que je fais quand je suis chez-moi est devenu le compagnon du poème, même s’il n’est pas besoin de l’inscrire en toutes lettres ! Comme brouette ou panier, mots aimés de James Sacré.

Mais alors où est le lieu ?
La masse mouvante de feuillage d’un olivier que j’aperçois de l’endroit où j’écris ?
Est-ce marcher qui donne le lieu ?
Ou rester assise en tension, serrant entre mes jambes le pied de la table ?
Le lit blanc où nous dormirons encore la nuit prochaine, pourvoyeur de rêves ?
Peut-être l’écran où s’alignent ces lignes, que je n’arrive pas à échanger contre un neuf ?

Peut-être une histoire de lignes.
Dans les livres, sur les routes, au jardin.
La ligne du fleuve.
Et sur la carte celle qui nous conduit à l’est.
Que nous allons suivre.

Le feuillage de l’olivier que je vois remue doucement.
Le soleil perce la brume.
On dit qu’un grand marché s’installe au village.
Il est temps d’aller voir.
SD







mercredi 2 novembre 2016

Avant la frontière!



Lettre avant la frontière

Celle qui mourut de sa robe bleue élève son chant….À l’intérieur de sa chanson, il y a une robe bleue.
Alejandra Pizarnik

Après la robe verte, le jardin du convento, les pies bleues, la remontée des eaux, après les traces relevées sur la sable. Les chevaux de Louie. Que sera le départ, je n’en sais rien.
De quoi allons-nous nous séparer ? Ce mot de départ renvoie si fort à la séparation.
Ici tout tient ensemble.
Mais le jour du départ et ensuite ?
Ces bribes, tiendront-elles encore ?


Je viens de retrouver le manuscrit que j’avais emporté et qui devait me servir de guide. Le journal de résidence écrit à Bourges où la route de Bascoulard croisait la mienne sans cesse. Ce que j’ai écrit ici, depuis notre arrivée et encore pas tout de suite, en est une sorte de prolongement. Mais où tout réclame l’effacement du texte originel. Et de Marcel Bascoulard. Je ne sais pas, ai-je une fois de plus envie d’écrire, où tout ça mène. Ecrire la disparition ?
Et comme pour m’aider à y voir clair, le soleil vient de percer les nuages.
En parcourant Ici Bourges, je marche à nouveau, solitaire, dans la ville sur les traces d’un invisible en fuite. L’un poursuivant l’autre. Tantôt lui, tantôt moi. Que faire de tout ça ?
Comme je n’en sais rien, je prends une décision. Me débarrasser de ce journal, le renvoyer à celui qui aurait dû le publier. Sinon, à qui en voudra.
Il faut que cette histoire m’échappe, s’éloigne, comme moi je me suis éloignée. Sans en faire le tour. Et me revoilà, ici, face aux oliviers, aux chants d’oiseaux, aux pies bleues qui m’avaient tellement enchantée le premier matin, dans les jardins du convento. Je les avais prises pour les oiseaux bleus des contes d’orient et m’étais bâti un roman tandis que j’explorais les différents espaces, dans un état d’exaltation joyeuse que j’aurais voulu communiquer à tous.
Il y a de ça presque trois semaines.
Depuis, Louie m’a détrompée. Ce ne sont que des pies et comme toutes pies, voleuses et pillardes. Louie les déteste.
Pourtant je continue à les trouver très belles. J’apprends qu’elles viendraient d’Extrême Orient. Leur vol bleu m’enchante toujours. Même si je suis désolée pour les fruits du verger. Et pour Louie.
Nous allons retraverser deux frontières, revenir vers la maison, nos aimés, un jardin, des oliviers.
Que laisse-t-on derrière soi quand on s’en va ?
La question reste sans réponse pour tous les voyageurs.
Dans un sens comme dans l’autre, si peu, presque tout.
En bon petit soldat, j’ai écrit presque tous les jours.
Dessiné parfois. Ecris des lettres. Nombreuses.
Lu de manière compulsive des guides et des catalogues, en anglais et en portugais.
Tenté de m’inscrire dans le paysage.
Interrogé des tessons et un morceau de terre cuite à qui je prête une forme humaine.
Je ne sais pas quelle importance ça a, tout ça. Notre voyage, nos marches, nos découvertes. Ni surtout pourquoi je tente de les fixer sous une forme ou une autre, la photographie me venant en aide plus que le dessin et même parfois que l’écriture.
Tout en ayant en tête l’idée qu’une photo de plus ou de moins, à quoi bon ? Bizarrement, le plaisir naît de les regarder ensuite.
Ensemble.
Et d’en effacer le plus possible.
L’écriture est plus de l’ordre de la destruction que de la construction. Voilà ma conclusion de ce matin, dans la proximité du départ.
N’ai-je pas eu tout à l’heure l’envie d’effacer ces quelques notes ?
Il suffit de se contenter du rôle simple de touristes. Parfois ça console de bien des tourments.
Cesser de penser à laisser une trace ?
Oui.
Et partir.




mardi 1 novembre 2016

Lettre à une robe de satin vert, aux amis photographes et à Marcel Bascoulard



C’est une lettre en robe verte de satin.
Elle comprime un corps sans grâce.
Mais au-dessus un sourire timide me demande de la prendre en photo.
La robe sourit. Plusieurs photos, debout, assise dans l’herbe, non loin du Guadiana.
La robe parle avec douceur.
Son visage est une lettre d’amour adressée à un inconnu.
Il dit sa présence en ce lieu et combien l’amour est fort.
Je prends des photos. La robe verte est satisfaite. Je ne suis pourtant pas une bonne photographe. Et j’ai des difficultés à photographier les gens ; quand je montrais mes photos à ma mère, elle les trouvait sans intérêt parce qu’il n’y avait personne dessus.
Bascoulard aimait à se prendre en photo. Le selfie n’existait pas en tant que tel, mais l’autoportrait existait.
Bascoulard-Rembrandt.
Retour en force de l’artiste.
La robe verte s’éloigne avec son précieux trésor. Elle va pouvoir l’envoyer à qui de droit, son amoureux lointain ? Le fleuve change à toute vitesse. Nous avons d’ailleurs failli nous laisser prendre à la remontée rapide des eaux.
À présent, la petite île traversée à gué et sur laquelle nous nous étions installés pour lire, est entièrement entourée d’une eau puissante qui suit la poussée de la marée. C’est un phénomène étonnant. Nous restons à regarder, fascinés par le phénomène tandis que la robe verte est remontée dans sa voiture et tente de partir ; la pente raide et caillouteuse fait déraper l’auto et elle cale plusieurs fois.
Et finit par disparaître.
Comme les îles et les gués de pierres noires, comme les îlots, comme les joncs, tout finit par être recouvert par le Guadiana. L’océan n’est pas si loin et la marée est forte.
La robe verte de satin était si tendrement présente dans son désir d’être prise en photo que je ne peux me souvenir d’elle qu’avec la couleur et le tissu de sa robe.
Si elle n’était pas belle, sa robe l’était et sa manière émouvante de la porter. Et tourner et virer sur la partie émergée de la rive où nous nous tenions, elle et moi, avait la grâce des solitaires et des amoureux. Elle se demandait comment m’aborder et cherchait le moyen. De toute façon il n’y avait que moi à qui elle pouvait le demander. Le pêcheur était occupé et mon compagnon dessinait.


Le fait qu’elle me demande de la photographier a fait ressurgir Bascoulard. J’en ai profité ensuite, après son départ, pour photographier mon ombre en guise d’autoportrait. La photo, dit Barthes, est une inscription dans le temps. Un ça a été  qui ne sera plus. Mais c’est aussi la preuve que nous avons été vivants en un lieu précis. Encore une fois les images de Bascoulard que je possède me rattrapent. Toutes disent son désir de fixer l’instant le plus élégamment possible. Le satin vert de la robe inconnue renvoie au tissu de certaines jupes que se faisait confectionner le peintre par les religieuses de la Visitation qui n’y voyaient pas malice. Jeune, Bascoulard n’envisage pas de la même façon le fait de se faire prendre en photo. Du reste, il n’a pas encore d’appareil à lui. Ce qu’il donne à voir au photographe, c’est avant tout sa jeunesse et son indiscipline. Ensuite il prend les choses en main et ordonne la mise en scène de son histoire avec le textile. Ce qui me frappe dans ses autoportraits faits avec un retardateur, c’est le soin du cadrage et le bout de miroir brisé qu’il tient le long de son corps, du côté droit. Presque nonchalamment.
Ma dame à la robe verte n’était pas nonchalante du tout.
Une certaine inquiétude la tenaillait.
À preuve sa manière d’aller et venir sur l’étendue herbeuse.
Venue là dans sa grande (trop grande) voiture blanche, pour fixer l’instant et l’envoyer à l’aide de son téléphone. Et la pensée me vient que c’était peut-être pour un site de rencontres plutôt que pour une personne en particulier.
Ce serait encore plus triste.
Du temps de Bascoulard, on se faisait photographier chez le photographe, dans un décor prévu à cet effet. On a certaines photos de l’artiste prise dans le studio des Morlet à Bourges, une sorte de salon bourgeois où Bascoulard pose la main sur le dossier de fauteuil Louis XV et se tient bien droit. Le temps a passé. Il est plus âgé, ses cheveux longs lui donnent un air un peu étranger. Dès qu’il en a eu les moyens, Bascoulard a acheté un appareil photo et a entrepris une étrange collection, centrée uniquement sur lui-même, alternant les autoportraits et les photos prises chez Morlet.
Aucune photo de lui dans l’exposition à la Halle Saint Pierre. Pourtant il s’agit d’une œuvre à part entière. Que ce soit les photos qu’il a prises lui-même ou celles qu’il a fait faire, il y a là un projet de collection qui pourrait s’apparenter à l’œuvre d’Opalka justement.
Evidemment rien à voir avec l’œuvre photographique de Gustave Roud.
Ni avec cette manie que nous avons de faire des photos aujourd’hui parce que c’est si facile et que ça coûte rien.



Ici nous sommes frontaliers. Et les jours fériés comme aujourd’hui, les espagnols traversent le Guadiana et viennent se promener de ce côté-ci. Peut-être les portugais font-ils pareil et vont-ils à leur tour de l’autre côté de la frontière. Je me demande si la robe de satin vert venait de l’autre rive. Y avait-il pour elle un enjeu à se faire photographier sur la rive portugaise du fleuve ?
Sur l’autre rive très escarpée par endroit et sauvage, des chèvres jouaient à qui va le plus haut. Des pies bleues descendaient en piqué vers les eaux et un aigle de Bonelli cherchait son repas du soir. Dans ce pays sec et aride, le fleuve reste l’élément le plus vivant et le plus attractif. Pour les humains comme pour les animaux.
Pendant que nous observions la rapide et irrésistible montée des eaux, plusieurs personnes sont venues voir où en était le fleuve ; avant qu’il soit trop haut, un jeune homme s’est baigné et ensuite lui et sa compagne se sont dépêchés de rejoindre la rive. Ce qui fait de Mértola un paradis, c’est le fleuve. Mais nous avons bien failli hier rester prisonniers de ses eaux puissantes.

Je n’ai pas goûté l’eau du Guadiana.
Est-elle salée ?
Encore une fois saùde !