samedi 10 mai 2014

L'ours, les pierres volcaniques et la mort

Aujourd'hui, commence Bosseigne, ce serait une fable alors?
Une sorte de.
Tu t'es levée très tôt.
Ce qui permet le rêve.
En tout cas la lecture.
On peut commencer.
Entreprendre, tu veux entreprendre. C'est le verbe.
Un ours, des pierres, la mort.

Têtes volcaniques. SD


C'était un matin de pluie légère. J'avais encore les mains rougies de terre volcanique. La veille, nous avions fait une longue promenade sur un plateau. Découvert des amoncellements de pierre, comme nous les aimons.

Comme tu les aimes, corrige mon parent, depuis le banc sous le tilleul. M'aurait-il une fois de plus entendu écrire?

Je commence avec un ours. Des ours. Une frise d'ours. Dans le Nord, les Lapons et les Inuits chassent encore. L'ours. Et je connais.
Un chasseur, c'est possible, mais qui ne chasse pas l'ours.
Je connais un vieux monsieur, enfin, je l'ai connu.
Il est mort?
Oui, et j'ai appris en lisant ce matin Malaurie que pour les Inuits il fallait observer trois jours de deuil pour un homme et cinq pour une femme, période où on n'approchait pas les morts pour laisser leurs âmes.
S'envoler? S'en aller? Tu as respecté le deuil pour le vieux?
Ce qui me plaît, c'est cette précision, 3 jours pour un homme, 5 pour une femme. Et aussi
qu'il soit nécessaire de compter plus de jours pour la femme qui est toujours un peu magicienne.
S'en tenir éloigné pour éviter de succomber à sa puissance. A la puissance des morts, ces si petits pourtant. Qu'un rien éloigne. Que l'oubli détruit.
Justement, notre chagrin ne doit pas nous.
Il faut se conformer aux rites et du coup tout est plus simple?
C'est l'objectif des rites.
Je préfère ramasser des pierres volcaniques.
Et ton mort que faisait-il avant?
Toute sa vie a assemblé du fer en le soudant pour constituer un bestiaire amusant et poétique parce que très simple et répétitif. Un rite, si tu veux, il peuplait d'animaux le jardin d'ours, de chats, de cerfs. Un geste paléolithique. Toujours les mêmes formes reprises inlassablement, parfois peintes, parfois laissées telles quelles. Une vie de cerfs, d'ours, de gazelles, d'oiseaux, de chats.

Le vent s'est levé. La pluie s'est en allée plus loin vers l'ouest.
Nous avons refait du café.
Il restait des pasteis de nata.
Et un poème de Sofia de Melo.

CASA BRANCA/maison blanche

Casa branca em frente ao mar enorme,
Com o teu jardim de areia e flocos marinhas
E o teu silêncio intacto em que dorme
O milagre das coisas que eram minhas.

A ti eu voltarei após o incerto
Calor de tantos gestos recebidos
Passados os tumultos e o deserto
Beijados os fantasmas, percorridos
Os murmúrios da terra indefinida.

Em ti renascerei num mundo meu
E a redenção virá nas tuas linhas
Onde nenhuma coisa se perdeu
Do milagre das coisas que eram minhas.


Le poème parlait de la mer en face d'une maison blanche et surtout du miracle des choses qui ne changent pas dans la mémoire. Où rien ne s'est jamais perdu. Je l'ai lu à mon parent à voix haute malgré mon accent épouvantable et ai tenté de le lui traduire. Ce poème raccommodait les animaux et les hommes avec les choses. Et puis la maison était en face de la mer énorme. Celle qui manquait. Qui me manquait, ici et ailleurs. Mais là dans le poème, donnée, comme le café sur la table, comme les trois pierres volcaniques ramenées à la maison, rien ne manquait.


A part le fauteuil de Bosseigne.





mercredi 7 mai 2014

Laraba Maman, Nigeria, une liste

Tu n'as pas été posée. Pas une fille posée dès le commencement, non.
Difficile début.

C'est Bosseigne qui parle. Nous sommes dehors, la terre est sous nos pieds. Nus, les miens dans l'herbe. Ceux de Bosseigne, nus dans des sandales.

Posée bien droite sur la terre, tu vois. Comme ça. Comme on doit se tenir.

Bosseigne joue. Bosseigne s'amuse. A mes dépens.

Lorsqu'un enfant naît, on doit le poser nu sur la terre et ensuite l'eau. Mais d'abord la terre.
Les filles et les garçons?
Oui, peu importe. Il faut être posé. Déposer. Mis sur terre. Pas en terre, évidemment. Et puis l'eau.
Le baptême?
Un bain fait l'affaire. Mais la terre est irremplaçable.
Dans les maternités, c'est difficile.
Au retour à la maison, un jardin, un pré feront l'affaire.
Laraba Maman est un des noms de la liste.
Quelle? demande Bosseigne occupé à enlever le lierre qui enserre le tronc du figuier.
Liste?
Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Est-ce que ça a.
Non, la liste des filles enlevées au Nigeria.
Il y a eu des enlèvements nombreux, les Sabines par exemple.
Non, là, des filles, par centaines, enlevées pour.
Et ce nom que tu as dit une mère, une jeune mère?
Non, un nom de famille, pris dans la liste des Deborah, Naomi, Ruth, Laraba...

Drôle de nom de famille.
Un nom comme un autre.
La famille.
Justement.
Et pourquoi.
On les a enlevées pour les vendre comme esclaves.
Et cette histoire t'empêche de marcher droit, c'est ça?

Bosseigne a remarqué ma boiterie.

Dans l'herbe, je ne boite pas. Je me pose. Je suis l'enfant posée par terre. Père, mère, terre.
Je ne suis ni ton père ni ta mère, s'esclaffe mon parent.
Il arrive que l'on puisse s'appuyer soi-même sur la terre, de toutes ses forces.
Et Laraba Maman?
Elle est avec nous, là. C'est comme si je la connaissais, elle et ses copines. Certaines de la même famille, des soeurs. Elles riaient beaucoup. Avant.
Tu n'as jamais eu de soeur.
Ni de frère. Mais je suis en mesure de.
Comprendre, oui.
Une fois quelqu'un m'a dit une chose injuste que je n'ai pas oubliée. Cette personne avait perdu son frère.
Oui?
Elle a dit tu ne peux pas comprendre, toi qui n'as jamais eu de frère.
C'est idiot.
D'autant qu'un peu avant une de mes amies avait elle aussi perdu son frère et nous avions pleuré ensemble.
Ce frère que tu n'avais pas eu.
Oui.
Vous l'avez pleuré ensemble.
Oui.
Et Laraba?
Elle est vivante. Ce n'est pas ma soeur. Dans la liste il n'y a qu'elle qui porte ce patronyme. Pas de cousine ni de soeur avec elle. Quelques amies, des filles du même âge.
Maman.

On est restés là, un peu étourdis par la chaleur venue d'un coup.
Par les mots aussi.
Et par l'absence.
De Laraba Maman.
Et des autres lycéennes.
Et aussi des autres.
Les absents, enlevés.
Qu'on aimait.
Puis Bosseigne.
A dit allons boire un café.
C'est une bonne idée.
Café du Nigéria.
Voilà.
encre et café SD