mercredi 29 janvier 2014

Rassasié de jours, marcher en commençant par le pied gauche


Ca pourrait commencer comme ça.
Avec ces mots, rassasié, jours et marcher.
Ou finir, parce que ces mots conduisent au tombeau.
Je les ai entendus prononcés à voix basse par un croque-mort à l'oreille d'un homme jeune qui portait, avec d'autres membres de sa famille, le cercueil d'un parent. Commencez par le pied gauche, c'est plus facile.
Ou avec le Livre de Job ouvert sur les genoux.
Un pied près de mon coeur. Blessé.
Rimb pas trop loin, et encore moins loin, Bosseigne.

Vie joyeuse des mots.

De temps en temps, lui ou moi, nous éloignons.
Puis revenons.
Lorsque nous sommes ainsi partis, que fait celui qui reste, celui qui est parti l'ignore.
Ce que fait celui qui est parti, celui qui reste n'en sait rien.
Hier j'étais partie.
Inutile départ comme souvent.

En me garant sur ce parking, j'ai cherché des yeux la direction indiquant la galerie marchande. Ce ne sont ni librairies ni musées que je cherchais. Mais des lieux remplis de mes semblables désoeuvrés, errant à la poursuite d'on ne sait quel trésor.

Comme ça s'en va!

Qu'avais-je besoin d'un tel lieu, je ne saurais pas le dire. Ni à Bosseigne, ni à quiconque. Une honte à m'y rendre, mais un désir aussi. Le rayon livres énorme, et les mots en grands: LITTERATURE, comme une invitation. Mais rien. Aucun livre. Ainsi de l'hôtel que j'avais choisi. Vide. Froid. Carte magnétique. Télécommande pour le chauffage et la télévision. Pas très loin, la ville rivale de la ville maternelle. Ville de terre contre ville de mer.

Pourquoi me suis-je imposé une telle soirée suivie d'une telle nuit? Pour rester loin? De mon parent?

Rester, être. Estar, ser en portugais. Si je tente d'apprendre cette langue, n'est-ce pas pour éprouver ce que c'est un état psychique, transitoire ou permanent. Celui éprouvé lors d'une séparation, d'un départ, d'une solitude. En français, je suis nerveuse décrit aussi bien un état permanent qu'éphémère. En portugais, on a le choix entre: eu estou nervosa ou eu sou nervosa. Nerveuse maintenant ou tout le temps nerveuse ?

Il est étonnant que le français ne fasse pas la différence. Mais, dirait Bosseigne, la langue manque. Le plus souvent.

Le merle court comme un rat sur le mur.

Nous vivons comme ça.
Mal.
Bien.
D'un état l'autre.
Bien. Mal.
Et puis nous revenons. A la langue.
Dans la maison que ma mère nous a léguée.
Et ni l'un ni l'autre. Ne sommes rassasiés.
Ni de jours ni de nuits. Passées et à venir.
A boire du café colombien le matin.
A ouvrir des livres sur nos genoux.
Comme.
Ce journal retrouvé de Ramuz et ses mots.

A force de partir, je suis resté chez moi.

Et la nuit entre nous, le soir.

(Toutes les phrases en italiques sont extraites du Journal de Ramuz, 1895-1920)

dimanche 26 janvier 2014

Cramine nocturne, sans gauloise à torailler...

Ai roulé sans gauloise à torailler et suis revenue dans la cramine nocturne. Face au Ventoux et au Rhône. J'avais entendu au temple ces mots tirés du Livre de Job : rassasié de jours. 
Et la langue a manqué. 

Oui.
Sans Bosseigne, face à la montagne enneigée, face au fleuve. Face.
J'avais laissé mon parent revenir vers sa table de travail à ruminer des phrases de littérature grise. Et j'avais filé. Vers la cévenne. Il faisait un vent frais et les routes sinuaient. A merveille, ai-je pensé. La voiture était douce et la solitude, souple comme un jeune corps.



J'allais à un enterrement. Dans le temple du village, se ferait le service, m'avait dit la fille du mort, un vieux monsieur. Le pasteur avait un faux air de comédien danois.

Beaucoup de monde. 
Le pasteur a évoqué les inséparables, ces oiseaux que seule la mort sépare. 
Et je me suis demandé si Bosseigne et moi.
Rien à voir. Le pasteur parlait d'un couple, un vrai, soixante ans de vie commune.
En roulant, je me suis dit je raconterai à Bosseigne l'histoire de Job. Le rassasié de jours. 

Enfant, pour moi, Job était le nom du papier à rouler de mon grand-père. Les enfants catholiques n'ont pas de connaissance réelle de l'Ancien Testament. A la différence des anglo-saxons. C'est ce que dit souvent mon parent. Nous sommes assez ignorants à la fois du contenu et de la langue biblique. Les anglais, depuis longtemps, apprennent à lire dans cette langue comme dans Shakespeare. C'est ce que répètent à l'envi les écrivains anglophones. 

Pourquoi ai-je à ce point détesté (et déteste encore à certains moments) cette langue, me suis-je encore demandé tout en roulant vers le Ventoux étincelant. Non pas celle biblique, non, mais celle assénée partout, même dans les manifestations qui ont lieu autour de la Méditerranée. Le français a été cette langue ennemie puis. Au lycée, notre impossibilité à prononcer correctement l'anglais. Ma mère: les angalis sont nos ennemis héréditaires. Peuple perfide, ajoutait-elle, même en présence d'une amie anglaise. Langue de l'ennemi que je n'arriverais jamais à aimer vraiment? Celle de Bosseigne en tout cas, oui, la parler, l'entendre. En rentrant je lui annoncerais mon intention.

Les décisions sont de drôles de moments. Il y en a de définitives et d'autres, de remises à plus tard, indéfiniment. Ou déguisées, arrangées de manière à perdre leur caractère de nécessité. Alors, sans gauloise ni verbe autre que ce curieux torailler, je me suis mise à parler portugais dans l'auto qui avançait tranquillement vers le bout du chemin.

Eu sou grandi.
Eu estou com fome.
Você està certo.
Ate amanha. 

Je ne sais toujours pas faire une tilde. Je le constate en écrivant aujourd'hui ce que j'ai dit hier. Parler. Ecrire. Comme une lettre qui s'interpose entre deux autres. Ce -i- par exemple dans toiro. Une manière de s'éloigner de l'espagnol toro ?

En rangeant matin  un livre de Lobo Antunes dans l'étagère réservée à la Littérature, entre Pessoa et Llansol, un papier coloré est tombé. Praça de toiros de Nazarè. Samedi 22 août 1998. Monumental corrida de toiros à portuguesa. Comme si nous retrouvions toujours ce dont nous avions besoin, les mots, la langue, au moment où ils nous manquent le plus. 


Dans le temps, où je me tenais dans le fond, appuyée à la pierre froide, tandis que le pasteur barbu faisait le prêche avec conviction, j'avais senti ma langue se dérober et j'avais décidé de ne pas rejoindre la famille du mort après l'enterrement. Impossible de parler. Rassasié, avait dit le pasteur. Eu estou com fome. Sur la route du retour, je me suis arrêtée pour assouvir une faim dévorante. Fome.

Et ce matin, 
Bosseigne, je prends des cours de portugais.

Voilà ce que je lui dirai tout à l'heure.
Quand il rentrera de sa promenade.

Um café franco o forte?






mercredi 22 janvier 2014

Je suis un riblon!

A crié Bosseigne depuis le portillon.
Il venait vers moi en claudiquant et de fort mauvaise humeur.


photo SD

Un riblon et puis rien d'autre.
Toujours dans la même section, ai-je demandé.
Ramenteur, ramender et riblon, plus le rien qui nous cerne!
Ordre alphabétique?
Ordre scientifique!
Tu as vu ton chirurgien?

Bosseigne est en colère. Bosseigne en veut au jardin, aux oiseaux, à la terre et au ciel.

Tu as deux pieds aujourd'hui.
Deux chaussures semblables, oui.
Et tu n'es pas content?
Je vois mon corps se défaire lentement.
Au contraire il est remis à neuf, boulonné de frais. De quoi être fier.
Fer tu veux dire: riblon!

Là, il s'est lourdement laissé tomber sur le banc de bois que nous remisons en hiver dans la véranda.

Le café est arrivé à Marseille après un rude combat mené contre la Compagnie des Indes, le savais-tu.
Tout t'est prétexte à nommer la ville de ta mère.
La mienne aussi. La tienne. Celle de la famille en fuite que fut la nôtre.
Toujours ramentevoir, tu ne t'en lasses donc jamais.
Je fais exercice des jours et des livres pour retenir ce qui fuit.
Faire exercice, quelle expression, nous qui sommes si peu sportifs.
Marcheurs tout de même un peu. Marcheurs des villes, promeneurs.
Flâneurs serait plus exact, étant donné nos handicaps respectifs.


Je suis allée à la cuisine et j'ai fait chanter la cafetière rouge que nous avions achetée en Italie.

Pour dévier la mélancolie, rien de tel qu'un bon café de Colombie, ai-je dit en servant mon parent.
C'est la chanson du jour?
Un bon café donne envie de danser.
Ou de pleurer, a conclu Bosseigne et il a commencé à sourire.

C'était toujours ça de gagné.
Mon parent a dégusté le café. L'a trouvé bon, a souri de nouveau, puis a dit:
Si on prenait l'auto?
Tu peux conduire à nouveau?
Oui, ma chère, le riblon a reçu l'autorisation du chirurgien. Tu viens?

Evidemment je l'ai suivi.
Un riblon comme lui, on ne s'en lasse pas.
Bosseigne, cher déchet de ferraille.
Riveté du pied comme d'autres du coeur.

En avant!



mardi 21 janvier 2014

Pied gonflé

Je ne suis pas sûr, a commencé Bosseigne.
Et il s'est interrompu.

J'avais un livre dans les mains, l'ai posé sur la table. Attendant la suite.

De vouloir.
Pas sûr de vouloir?
Ce pied, je ne suis pas sûr de vouloir marcher normalement.
Comme avant?
Il n'y a pas de avant, il n'y a que maintenant et moi, rejoignant le centre en boitant.
Il y a existe tout de même.


Nous nous sommes tus.
Une sorte de méfiance comme un mauvais nuage. Et personne pour jouer les attrapeurs. De nuages.

Un métier qui se perd, ai-je dit à voix haute.
Marcheur?
Non, ramenteur.
Je ne mens jamais, ce que je disais est rigoureusement exact. Je ne suis pas sûr.
Qui peut l'être et de quoi.
Un pied comme celui-là m'a beaucoup rassuré sur ma capacité à ne rien attraper justement. A cause de la reptation forcée qu'induit ce sabot. Marchant le long de l'avenue, attirant la commisération des gens et du voisinage, pauvre Bosseigne, le voilà bien emmanché semblaient-ils tous penser.

Mon parent était prolixe. Il devait se rendre (avec moi) chez son chirurgien. Et il doutait. De vouloir reprendre une marche normale?

Revenons en arrière, dit Bosseigne. Revenons en décembre.
Impossible.
Il y a. Tu partais de ce point. Revenons vers lui. Parlons de la jeune fille, du jeune homme et de ce fauteuil légué en héritage. Il y a il y avait une famille et des morts.
Tu retournes trop en arrière et tu parlais de ton pied.
Gonflé, oui, ou plutôt je voulais rester en cet état de marche entravée, de résistance au temps, de soudure au présent du il y a.
Je ne te suis pas.
Tu sais sur moi certaines choses dont ce désir de ne plus fuir et un pied arrêté permet de croire à un temps immobile et répétitif.
D'où ramenteur, celui qui n'oublie rien.
Un temps sans mouvement, c'est un pied gonflé comme celui d'O.

Qui remet en mémoire nos vieilles histoires de famille en fuite? Bosseigne, toujours. On n'en finit pas.
A ramender le filet de ses souvenirs, mon parent fait du surplace.

C'est bientôt l'heure, ai-je dit en lui versant du café mexicain dans la jolie tasse bleue de ma mère.
Il y a le temps, a-t-il répondu.
Il y a encore?
C'est une belle expression, non? Devant soi elle pose le monde sur la table, comme toi les tasses et la cafetière. Tu as cru bon de sortir le service anglais de ta mère pour célébrer le jour où mon pied va reprendre sa fonction. Ta manie de tout ritualiser encore à l'oeuvre, n'est-ce pas? Mais je n'ai aucune envie de rire. Ni avec toi, ni avec le chirurgien. Avec personne en fait.

Je n'ai rien dit.
Je connais mon Bosseigne.
Ai mis mon tablier en dorne, y ai glissé pain et sucre, suis allée dans la cuisine en chantant à toute voix Furie, furie, que j'avais entendu à la radio. Opéra de Glück. Orfeo.
Et il y a eu un petit rire, presque timide, de mon parent.
Je le retrouvais, mais l'inquiétude de passer à nouveau la frontière qui sépare les bien portants et les autres, le tenait encore. Je savais que ce soir, sitôt rentré, mon parent retrouverait sa manière et à son tour chanterait à tue-tête en me regardant confectionner un plat de pâtes à la carbonara, plat dont il raffolait et que je m'étais promis de lui préparer pour fêter son retour en bon état de marche.

Et puis, il y a, soupira-t-il.
La thèse, je sais. Et le fauteuil. Et tous les il y a que je dois te remettre en mémoire.
Tant pis, conclut Bosseigne.
Rameutons nos pieds et nos jambes, nous allons en avoir besoin tout à l'heure.
Il y a le vent, dit encore Bosseigne.

Et c'était vrai.



mercredi 15 janvier 2014

La belle vie de la couture (2)

Tu connais ce sentiment bizarre?
Il y a beaucoup de sentiments bizarres.
Par exemple, l'abandon.

Bosseigne me regarde sans comprendre.
C'est un beau matin froid de janvier. Nous nous réchauffons en mettant nos mains autour de nos bols, comme le faisaient avant nous les paysans, nos grands-parents. Certains d'entre eux du moins. Les grands-parents de ma mère, les cafetiers de Lorgues,  servaient et ma mère faisait la folle dans les rues du village. Il faisait chaud et elle courait, jambes nues. Mais là, seulement le froid qui tient les mains et en rappelle d'autres, glacées et gercées, mains de maçon, le mort de Vidauban, mains de paysans suisses.

Tu n'es pas abandonnée ni ne l'as été.
Je parlais des animaux, de leur regard.
Tu as abandonné des animaux?
C'est arrivé. Mais je pensais à.
Le chien dort dans sa corbeille et les chats un peu partout dans la maison, même sur les fauteuils.
Je pensais à.
Je suis curieux de savoir à quel abandonné tu pensais.
Ni toi. Ni moi.
Nous ne sommes pas abandonnés puisque nous vivons ici.

Bosseigne a raison.

Pour t'amuser, regarde un peu ça.


Mon parent dépose sur la table, au milieu des fils, le petit objet exquis dont nous parlions récemment.

Regarde-le bien parce que je vais l'offrir.
A la Tapissière?
Précisément.
Encore un abandon de domicile pour cet oiseau d'or.
Ce n'est pas un animal, mais un objet !
Eh bien, je pensais aux objets au rebut. Et à ma vieille voiture que j'ai laissée hier au garage, ma tristesse d'aujourd'hui vient de là. L'avoir laissée, toute grise, sur ce parking au milieu de belles autos toutes neuves m'a attristée. On aurait dit que toutes se rengorgeaient et se moquaient d'elle. Sans se rendre compte que leur tour viendrait.  Ainsi l'usure fait qu'on abandonne un objet dont on a tiré l'essentiel et puis voilà. J'ai eu l'impression de trahir ma pauvre vieille auto, ses phares semblaient les yeux d'un chien ou d'un cheval qu'on laisse chez le vétérinaire pour qu'il les pique. Fin de vie.
Une machine!
Oui, tu as raison, mon Bosseigne, quelle sentimentale je.
Ton café est excellent, a coupé mon parent, colombien, je suppose, et ce gâteau.
Excellent aussi, je sais; au fait si le lézard donne espérance, que font ces ciseaux?
Ils coupent le fil de ta mélancolie et nous ramènent à l'essentiel: l'histoire d'un fauteuil!

Et là Bosseigne a éclaté de rire.

A mon tour, j'ai coupé le fil.
Fermé les yeux de ma vieille auto.

Et nous avons entrepris cette journée en riant aux éclats.


mardi 14 janvier 2014

La belle vie de la couture

La Tapissière, c'est une Couturière, me demande Bosseigne.
Une inquiétude? L'éloignement du fauteuil?

Il a fait froid cette nuit, et encore ce soir. C'est tout ce que je trouve à répondre. Ou plutôt à ne pas répondre.
On n'est pas toujours en mesure de rassurer son parent, même si, visiblement, c'est le moment. Mais là, impuissante à tendre la main vers lui.

Mais Bosseigne, on le sait, n'a jamais été du genre à se laisser vaincre par la lassitude. Je savais en le regardant par-dessus mes lunettes qu'il allait rattaquer. Mais j'ignorais quelle serait sa botte secrète.

Regarde, a-t-il lâché.

Et il m'a montré ce qu'il tenait à la main.
Une merveille, exquise et délicate.

Où l'as-tu trouvé?
C'était bien la peine. Bosseigne avait gagné.
On me l'a offert. En échange d'une pièce de monnaie. C'est la tradition.

Inutile de demander qui. Inutile de poser la moindre question Seulement attendre.


Finalement, nous avons des fauteuils dans cette maison, a repris Bosseigne.
Sauf celui que.
Oui, mais il nous reste tous les autres!
Et là, Bosseigne s'est mis à rire. Comme si nous vivions une situation amusante, malgré la Tapissière et ses atermoiements. Attendre le fauteuil, nous le faisions depuis si longtemps que nous pouvions envisager de vivre encore longtemps sans lui. D'autant que, comme le remarquait mon parent, nous en avions d'autres, sans compter le fauteuil Empire.

Tout en riant, Bosseigne agitait sous mon nez l'objet le plus exquis qui soit.

Depuis que je possède ce délicieux objet, si féminin que j'hésite à l'exhiber sauf devant des amies, eh bien, plusieurs d'entre elles s'exclament qu'elles ont possédé le même, qu'il y en avait un identique chez une parente etc...Mais elles l'ont égaré ou...Tu comprends pourquoi je t'ai posé cette question maintenant?
Quelle question?
A propos de la Tapissière.
Si une tapissière est une couturière?
Oui!
C'est assez simple à deviner. La Tapissière a affaire à des tissus, des fils, des passepoils, des lézardes et rubans, donc...
Elle pourrait se servir de cet objet?
Bien sûr! Mais pourquoi ces questions dont tu connais les réponses?

Bosseigne n'a pas répondu. A encore ri. A rangé le merveilleux objet dans une trousse. Un nécessaire plutôt.

A couture.
Donc se taire.
Motus et bouche cousue ce soir.
Demain peut-être mon Bosseigne m'en dira plus.
En attendant tirer les rideaux, remettre une bûche au feu.
Eteindre toutes les lumières du salon.
Dormir.











mercredi 8 janvier 2014

Le pardessus de Bosseigne

Mon parent se déplace de mieux en mieux, me suis-je dit en le voyant refermer le portillon grinçant du jardin. Depuis quelques jours, Bosseigne, sans doute grâce au temps assez clément pour la saison, avait entrepris de se rendre jusqu'au centre commercial pour y prendre un café dans le bistrot du quartier. Il partait après le repas et à son rythme rejoignait le centre ville. Sa démarche claudicante ne lui permettait pas de marcher très vite et à cause de cela, il refusait que je l'accompagne. Du moins était-ce le prétexte qu'il avait à m'opposer.

Je l'acceptais d'autant mieux que je venais de retrouver toute une caisse de vieux livres ayant appartenu à ma mère.

Romans policiers, presque tous.
Sans doute à cause de l'énigme que représentait à ses yeux notre famille, ma mère avait affectionné ce genre de livres. Série noire pour la plupart et aussi livres à la couverture jaune fané du Masque. A la fin desquels tombait le couperet de la révélation.
La vérité triomphait toujours. Souvent au prix de quelques morts.
Il y avait aussi  un gros livre très épais ( je ne me souvenais pas l'avoir vu dans sa bibliothèque où trônait Ambre, énorme roman sur la couverture duquel figurait un portrait de l'héroïne), dédicacé à ma mère par la personne qui le lui avait offert.

1948.
Ni Bosseigne, ni moi n'existons à cette date.



Il était question que ce livre apaise un peu le malheur dans lequel vivait ma mère.
L'après-guerre. Mon père revenu du Liban. Ma mère malheureuse. Amoureuse d'un autre.
Tout est possible puisque je ne suis pas encore née ni Bosseigne. Le titre a dû plaire à ma mère. A Marseille on aime le vent. Il fait claquer les voiles dans le port.

Le livre raconte une histoire de guerre et de passion. Un film en a été tiré. Gone with the wind. Ce n'est pas un roman de Faulkner et sans doute son auteur était plus célèbre que lui, en leur temps. Même lieu, le sud des Etats-Unis. 

Pour consoler ma mère (de quelle souffrance?), quelqu'un (la signature est naturellement illisible) a acheté l'énorme roman, le lui a offert sans oublier de tracer au crayon une dédicace A S... Pour supporter l'épreuve actuelle.

Tu as chaud, demande Bosseigne.
Pourquoi?
Tu as les joues très rouges.
C'est à cause de la température.
C'est vrai, d'ailleurs j'ai enlevé mon pardessus sur l'avenue.
J'ai lu une chose sur ça, une femme qui ne portait pas de robe par-dessus ses dessous.
Explique-toi un peu. On ne comprend rien à.
Tu es tout seul.
A ne pas te comprendre? Pas sûr.
Une femme morte, vieille dame. A sa mort, on a découvert qu'elle vivait dans son manteau.
Par-dessus ses vêtements?
Oui, en quelque sorte. Comme Bascoulard. Des gens démunis de ce qui fait l'ordinaire des autres gens.
Qui est-ce, un homme en trois mots?
Sa mère s'appelait Mulet, un seul mot. Son père en avait trois dans son nom. Sa mère ne l'a pas supporté. Elle l'a tué d'un coup de pistolet.
C'est un roman policier?
Non, à Bourges, une vraie mort. Ensuite le fils portait une robe et pas de pardessus pour peindre et dessiner dans les rues. Bascoulard dessinait même des robes et en portait aussi et se faisait photographier habillé en femme. 
Il fait froid à Bourges.
Oui, il gèle. Bascoulard est mort assassiné.
Toujours un roman policier?
Non. Il y a des documents. Une association. Une place qui.
Porte son nom?
Oui. C'est un artiste maintenant reconnu. Mort assassiné. Sans pardessus.

Mon parent est de mauvaise humeur, à moins que ce ne soit moi. Je suis irritable. Ou bien c'est lui. Ce temps inutile, ni froid, ni chaud, ni soleil, ni pluie, ni vent. Un temps de rien. Où même un pardessus est inutile. Reste ce gros livre idiot. Et cette dédicace au crayon qui ne s'est pas effacée. Dont ni Bosseigne ni moi ne saurons que faire. 

Pas assez froid pour faire un feu, a grommelé Bosseigne.








jeudi 2 janvier 2014

L'aloi et le trébuchet, commença Bosseigne...

Ce sont de vieux mots pour apprécier l'or.
L'or des mots, ai-je plaisanté.
Bon et mauvais or, à distinguer comme le bon grain de l'ivraie, a ajouté mon parent, qui ne montrait aucun agacement devant mon bavardage.

Nous avions mis le blé à germer et fêté le bout d'an, comme on le nomme, cette date de fin du monde, tous les deux avec quelques amis. Mangé et bu, comme le font les humains à cette période. Inutile, avait commenté Bosseigne, de vouloir se distinguer. Mangeons et buvons en compagnie et voilà la vieille année qui se fera an neuf.


C'est de bon aloi.
Même si nous dépensons notre argent en futiles plaisirs de bouche.
Monnaies sonnantes et trébuchantes sacrifiées sur l'autel des vanités.
Notre maison sera une nuit durant un hôtel, a jouté mon parent, ne tenant aucun compte de mes objections.

Evitons de penser fauteuil, me suis-je dit. Que ce sujet soit absent de notre fin du monde.
Mais lorsqu'on fait une fête, même petite et modeste comme celle que nous avions prévu d'organiser dans la maison héritée de ma mère, se pose la question des sièges, chaises et fauteuils où asseoir une assemblée qui ne se réduit plus à deux personnes, mais à plusieurs. En l'occurrence sept. Un repas suppose des chaises, et ensuite la soirée se prolongeant, les fauteuils sont une bonne manière de s'asseoir. C'est vrai dans toutes les maisons. Dans la pièce appelée communément salon, on trouve souvent un canapé et ses fauteuils. D'autant plus s'il y a une cheminée comme chez nous, me suis-je dit.

Pour échapper à la question du fauteuil, j'ai apporté deux bancs de bois que nous utilisons au jardin l'été et les ai garnis de coussins pour les faire plus confortables. Bien. Restait cependant, dans un coin de la pièce, un peu à l'écart, mon vieux fauteuil Empire, défoncé et inconfortable. Il m'arrive de le prêter à mon parent, mais il ne peut (et ne doit) remplacer le seul et unique fauteuil, celui que ma mère etc. Le fauteuil dit de Bosseigne, est pour l'heure toujours perdu en Cévennes, et il m'arrive de l'imaginer tel Holderlin sur la route qui le ramène de Bordeaux, pris dans une terrible tempête de neige, là haut, sur le plateau ardéchois.

Le trébuchet est une balance de précision, avait dit mon parent, revenu des courses, chargé comme un roi mage.
Et le renard, avais-je répliqué, n'a pas de poids lorsqu'il avance sur la neige.
C'est ainsi que les chasseurs peuvent l'apercevoir, revenant d'une virée dans les villages.
Et ils le tuent.
Oui, mais nous, nous allons manger et boire en son honneur et passer une frontière sans quitter nos fauteuils. Et si tu veux regarder ce renard, rien en t'en empêche. Nous possédons une bonne bibliothèque et l'oeuvre de Degas dont tu parles doit s'y trouver. Un bon fauteuil et un livre, c'est un embarquement joyeux, non?


Le mot est dit. Il est là. Entre nous, à côté, devant nos yeux. Alors j'ai inventé une solution. Il fallait bien. Pour traverser le pont, il vaut mieux avancer de front. Plusieurs manières de chasser les mots importuns et les choses qu'ils désignent, ai-je encore pensé. Et puis mon parent sait parfois mieux que moi ce qu'il convient de voir ou de ne pas voir. Renard mort dans un sous-bois.



Pour une soirée, il faut donc une table et des chaises.
Quelques sièges près de la cheminée.
Sur le seul et unique fauteuil de la pièce, disposer quelques fruits séchés de l'automne.
Et le tour est joué.
Personne n'osera s'asseoir sur des grenades.
Prêtes, comme moi, ai-je pensé, à exploser.

Ainsi les ponts se traversent.
A deux ou à sept.
En ayant pris quelques précautions.
En guise de protection. Nécessaire pour Bosseigne.
Et pour moi, me suis-je encore dit, pour justifier l'étonnante présence des fruits sur l'unique fauteuil de la pièce.

Et les grenades sont restées sagement à leur place.
Le lendemain, j'avais pris la décision de faire rénover mon fauteuil à mon tour. Mais pas par la Tapissière, non. Dans notre quartier, oui.
Sans hésitation chez un artisan de bon aloi.
Et voilà.