samedi 31 octobre 2015

"Heureux d'exister comme une femme", écrit Robert Walser dans son poème L'île.

Cosa mentale.

Le souvenir dissocié de la mémoire, dit Fini, écrit Sebald, engendrait une grande souffrance chez l'oncle A.

Il y a un oiseau perché sur le plus haut des quatre cyprès. Se tient dans la lumière du matin, immobile. Oiseau blanc? Un autre le rejoint. Tous deux offrant leur poitrail blanc au soleil. Un moment j'ai rêvé de mouettes venues de la mer. Ou d'oiseaux bulbul. Ce ne sont que des pies.

Le figuier resplendit encore.
Avant de disparaître.
Un coup de vent et ses feuilles joncheront le sol.


Les Emigrants, toujours sur la table. Avec, sur la couverture, ce labyrinthe en forme d'escalier, sensé évoquer la mémoire, celle des émigrants et de leurs familles.

Emigrer en Amérique.
Juifs allemands, italiens, suisses, arméniens, tous à la recherche d'une terre où le mot exil n'aurait rapidement plus de douleur en lui. Laissant derrière eux tristesse et souffrances. Misère le plus souvent.
Ceux dont je lis l'histoire ce matin sont partis dans les années qui suivent la première guerre du XX° siècle. Et l'exil a poursuivi son chemin en eux.

C'est le mot cendres allié à Amérique qui ravive une histoire familiale oubliée.

Ma grand-mère, M.L.B., en plus d'une soeur, avait un frère. C'est de ce dernier que Sebald réveille le souvenir. C'était un oncle d'Amérique. Petit-fils de ce L.B. qui naquit à Moudon, il est né à Marseille. A pris un transatlantique et s'est marié en Amérique comme Louis Soutter. Comme lui, il a épousé une femme terrible qui, disait sa nièce, ma mère, l'a ruiné. Ce sont les femmes qui mènent les hommes par le bout du nez, en Amérique, disait-elle. Elle en faisait un portrait très élogieux, un garçon magnifique, grand et élancé, un vrai Suisse de Marseille, un doux géant qui la prenait sur ses épaules quand elle était petite !
C'est le récit de sa mort qui amène avec lui le souvenir des cendres.
Peut-être est-ce de cette manière, en me racontant comment cet oncle adoré était mort, que ma mère a su prévenir toute envie de fumer chez sa fille. Je ne vois que la lettre A pour le désigner, ignorant son prénom. Me l'a-t-on jamais révélé? Aucune archive familiale en ma possession ne donne d'informations à son sujet.
Mon oncle d'Amérique, A.B., racontait ma mère, était un homme merveilleux et doux et ce sont ses mauvais amis qui l'ont tué. Ils ont versé par jeu des cendres dans son whisky et il en est mort. Des cendres de leurs cigarettes, quand il avait le dos tourné.
Elle mettait ensemble la sournoiserie des amis, le fléau du tabac et l'Amérique de toute façon pernicieuse. Me mettant en garde contre ce qu'elle jugeait des dangers mortels.

Je ne sais pas si on peut mourir de cette façon.
Mais l'émigrant de Marseille, mon oncle presque suisse, en est mort selon ma mère, là-bas, très loin, en Amérique. A cause des ces cendres de cigarette dispersées dans son verre. Alcool plus tabac plus exil=mort de A.B.
Il n'a rien laissé, sa femme ayant tout gardé pour elle, avait conclu ma mère, sa nièce. Est-ce à cause de cette mort lointaine et tragique qu'elle a toujours détesté les voyages et l'Amérique?
Peut-être.

Il va falloir que je lise quelques pages à voix haute des Emigrants à mon parent, ai-je pensé.
Il faisait vraiment jour maintenant. Un jour doré comme la veille, grâce aux feuillages des arbres, ai-je noté, qui donnent au ciel si bleu de ces derniers jours une plus grande intensité.
Et que je raconte à Bosseigne les cendres glissées dans le verre de mon oncle, le doux géant.

Lui qui aurait pu dire, arpentant les avenues de Manhattan enneigées, bien au chaud dans sa pelisse, qu'il était " heureux d'exister comme une femme"(Robert Walser).



vendredi 30 octobre 2015

Et ces mots recopiés: "dimanche de professeur", écrits par Gustave Roud sur un feuillet exposé dans une vitrine, au Musée Granet d'Aix en Provence

Me sont revenus. Brusquement dévoilés en ouvrant un carnet que j'avais délaissé.
Carnet noir et maigre, avec, sur la couverture, trois mots à l'encre blanche: VOIX STIMME STIMUNG.
Sur une autre page, un mot, en haut d'une liste.
Riblon.
Ensemble avec Rocader. 
Dessous. 
A m'attendre.
Jour d'automne sur le cours Mirabeau où Bosseigne et moi, ne nous sommes pas aventurés.
Au lieu de ça.
Presque rien.
Fauteuil, véranda, lumière du peuplier droit dans le ciel.




Ces mots recopiés :"dimanche de professeur", écrits par Gustave Roud sur un feuillet exposé dans une vitrine, au Musée Granet d'Aix en Provence. Qui résistent.

(Fait du vélo toute la nuit. Pensé à Anne-Marie Schwartzenbach, Simpson et Marco Pantani. Dernier livre de Jacques Josse sur le porte-bagage. Ai gravi le Ventoux, le Galibier et le Fuji Yama en leur compagnie. Ne suis pas tombée plus bas que le tapis de feuilles d'or de la chambre. Voilà.)

Une envie de fuite. 
A l'intérieur. Au creux.
A se demander si vraiment.
Mais silence de Bosseigne, des arbres et du chien.
Est-ce que ça vaut encore la peine de.
Répondre à ce questionnaire sur la nature et l'écriture.
Le paysage du carnet. Le resserrement de soi entre les pages. Entre.
En face, quatre cyprès dont un plus petit tassé contre les trois autres.
Se détachent sur le ciel qui s'obscurcit. Semblent surgir du toit du hangar.
Puis, peu à peu, vont disparaître.
Tout va se resserrer.
Puis s'éteindre.




Je bois du thé. Boisson qui correspond à l'heure que nous vivons. C'est Bosseigne qui l'affirme. Le cake humecté de thé aide à cerner le sujet. Quelqu'un a écrit que Walser avait une écriture alourdie de romantisme et que son rapport à la nature était imprégné d'une sensibilité ancienne, désagréable à la lecture.
Petites blessures. Ronce noire des lettres sur l'écran.
Le vélo gravit la montagne sans moi.
Je jette mes chaussures par dessus bord.
Je cours.
(Mais non.)

Et Tarkos, comment définiriez-vous son rapport à la nature, au creux, à la langue qui creuse sous la terre, dans les fossés?
Fosses où se déposent les sédiments du passé?
Fosses nasales.
Fausses.
Raisons.

Mon exemplaire d'Emigrants s'est ouvert sur une photo de carnet: Novembre, domenica 2 e Lunedi 3.
Aujourd'hui vendredi 30 octobre. Le temps est le même. Ou plutôt ces deux années, celle du livre et celle que je vis. Je ne sais pas expliquer ce que je découvre, ai-je envie de dire à mon parent qui saurait certainement trouver les mots. Mais Bosseigne n'est jamais là quand j'aurais besoin de ses mots. Qu'il parle à ma place. Mette sa langue à la portée de mon intelligence et de ma fatigue. 
"Ou bien ne sommes-nous plus dans le temps?"
Sebald-Bosseigne?




Comment réussir sa non existence au milieu des mondes que nous croisons et nous blessent par leur indifférence? 
Mon parent, s'il entendait mes ressassements, se fâcherait. 
Certainement.
Ou éclaterait de rire.
Le thé est responsable de ma morosité.
Lui dirai-je.
Quand il reviendra.
Je préfère le café.
D'Ethiopie Colombie Mexique.
Le seul moyen de tenir tête.
Aux fantômes.
D'Italie.
Mon Bosseigne,
lui dirai-je.

S'il revient.
Je lui parlerai de Gaston Rebuffat.
Il comprendra.







lundi 26 octobre 2015

Moudon, 4 mars 1840, L.B. Le Jorat entre dans la maison.

Ranger est toujours l'occasion de remonter le temps.
En tout cas pour moi.
Pour mon parent, c'est autrement radical.
Classer, trier, jeter, trois verbes indispensables, ajoute Bosseigne.
On ne garde que l'essentiel. On vit léger. Dans les cartons, on met ce qui peut être donné, dans les sacs, ce qui ira à la benne.

Depuis deux jours, rangements d'automne, a décrété Bosseigne. C'est épuisant et excitant à la fois. Mais aux yeux de mon parent, c'est surtout l'occasion de faire le vide et de reprendre des forces pour se faire une peau d'hiver..
Tu ne gardes que l'essentiel, hein, crie Bosseigne. On fera des caisses de livres pour Emmaüs.

Je ne réponds rien.
Je continue. Avec des mots pris au hasard des livres ouverts et refermés.
"L'imparfait est notre paradis."
Et j'éternue et maudis la poussière.
Qu'est-ce qu'une maison?
"on rentre en soi c'est une maison
qui déménage
on travaille dedans
on pousse les murs du labyrinthe"
Mais "ça continue", disent les derniers mots d'un recueil.
Le temps n'est qu'un vaste présent dans la bibliothèque.

Un flot de lettres s'éparpillent sur le sol. Tiroir renversé.
Une enveloppe venue d'Yverdon daté de 1966.
Une lettre dactylographiée et une lettre manuscrite de ma mère.
Et voilà le Jorat à portée de lecture. Entré dans la maison comme nom de famille: Moudon.
Suisse?
Bosseigne, dans une autre pièce, trie les vêtements à donner. Je l'entends chanter en même temps que la musique: Strauss? Je sais qu'il sera draconien et éliminera tout ce que nous ne portons plus, ne lisons plus.



Mais les livres, les lettres?

J'ai trimbalé toute la matinée des recueils de poèmes et des romans, échangeant leur place dans les bibliothèque au nom de cet ordre souverain dont me rebat les oreilles mon parent. Résultat: Sebald a rejoint les poètes suisses, romands et alémaniques, sur la même étagère.
Aucun sens à ce regroupement, s'est exclamé Bosseigne quand il l'a constaté.
C'est comme notre famille, ai-je rétorqué.
Hein?
Nous sommes aussi mal assortis que Sebald et Gustave Roud à tes yeux. Et pourtant, je les trouve bien ensemble. J'ai hésité davantage à caler Artaud contre Saint John Perse et j'ai fini par y renoncer.

Mon parent a haussé les épaules et a rejoint son tas de vêtements.

Dans sa lettre, ma mère s'agrippe à la branche suisse et s'efforce de convaincre la police (contrôle des habitants) de Moudon et d'Yverdon de lui rendre ce morceau d'elle-même dont elle a été privée, dit-elle, et qu'elle veut retrouver car, dit-elle, "(elle) aime beaucoup la Suisse". Pour preuve de sa légitime demande, elle précise la date et le lieu de naissance de son grand-père, L.B. né à Moudon le 4 mars 1840.

Bien entendu, seule cette branche fragile l'a tentée. Elle ne dit rien de la mort de son  arrière-grand-père, fusillé en 1852 à Vidauban, dans le Var, à cause de ses convictions républicaines. Père de son grand-père, confiseur à Lorgues.

Ma mère s'est essayée à la généalogie.  Renouer les écheveaux défaits, emmêlés?

Au repas, nous parlons de nos tentatives maladroites de renouer. Lui, avec son fauteuil et tous les fauteuils qui en découlent, ma mère avec sa Suisse de rêve, et moi, avec ce que je nomme un paradis imparfait qui va d'ici jusqu'au Jorat.

Nous sommes des orphelins, commence-t-il, ce qui explique.
Toi, en effet.
Toi aussi!
Mais en 1966, ma mère n'est pas orpheline. Seule sa mère.
Oui, mais c'est la manière qu'a eue notre famille pour supporter son désordre.
En tout cas, ma mère.
Est réduite en cendres et certaines sont enterrées en Suisse.


(Citations de Wallace Stevens, Philippe Païni et James Sacré )

dimanche 25 octobre 2015

Dans le souterrain de Soutter



Sous-terre, vraiment? demande depuis la cuisine Bosseigne.
Je ne réponds pas. Je pense aux cendres. A ce que représentent des cendres. Humaines. Et je pense aussi à Soutter. Le nom de Ballaigues me revient en bouche comme une maladie difficile à avaler, mucosité aigre qui se heurte aux cavités du larynx. Le café peut arranger mon état. Si Bosseigne en refait.
Et puis les cendres résistent, elles aussi. Noircissent lentement.



Quand j'ai découvert Soutter, il y a vingt ans (?), ma vie en a été changée. Mes mains, mes doigts, mon corps. Noirs de charbon. La maison du fada à Marseille rejoignait l'asile de Ballaigues. Et je voyais mieux ce qui opposait les deux parents. Et les deux lieux. Je compris pourquoi j'avais éprouvé une si vive déception en visitant la Cité Radieuse. Et une si grande admiration en regardant les marginalia de Soutter sur les livres que lui apportait son cousin. Mais je n'en dis rien à mon parent, trop jeune. Je repensais à cette artiste d'origine suisse, qui m'avait raconté comment sa grand-mère, aide-soignante à Ballaigues,  déchirait et jetait les dessins que lui offrait Soutter. Aujourd'hui ces dessins de fou vaudraient une petite fortune, m'a dit en riant la petite-fille. La grand-mère n'avait pas conservé un seul de ces dessins, des dessins malades comme le pauvre Soutter, expliquait la vieille dame quand on la questionnait sur son geste.

Quant aux cendres de ma mère, pour qu'elles reposent en paix, la Suisse et la mer sont nécessaires, mais là non plus je ne dis rien. J'attends que Bosseigne revienne avec du café.
Je ne sais pas pourquoi ce matin, les cendres maternelles voisinent en compagnie de Soutter sous la terre. Une humeur noire sans doute devant le brouillard matinal qui va pourrir notre dimanche, et dans la bouche aussi, à moins que.

J'ai refait du café, un Colombie dont tu me diras des nouvelles, s'exclame Bosseigne en me rejoignant, la cafetière rouge à la main.
Nous sommes si seuls, ai-je commencé...
Ce matin? s'indigne mon parent.
Toujours.
Ce n'est tout de même pas une révélation, c'est comme ça depuis le début. Non? Tu lis trop. Il faut aller à la rencontre des arbres, de l'herbe, de l'air. Rien de tel qu'une balade. Walser sera d'accord avec moi.
Il y a tant de brouillard.
C'est ce qui t'empêche de voir ce qui te fera du bien si tu mets en marche ta machine! Allons! Et Bosseigne me sert un odorant café noir prompt à chasser toute mélancolie.
Et puis ton histoire de cendres, une fois qu'elles  sont enterrées, on les oublie. On se tourne vers les vivants. Moi par exemple!
Et Bosseigne éclate de rire.
Il ajoute: nous avons un sureau et un érable à planter. Voilà de quoi nourrir nos espérances jardinières et ajourner notre désir de fauteuil. Du reste, j'a ramené de la décharge une vieille carcasse qui une fois un peu arrangée fera un siège royal, presque aussi beau que celui dont la Tapissière ne nous donne plus de nouvelles.
Les cendres à la mer, c'est une autre histoire, mais je la garde pour plus tard, ai-je marmonné.
Hein, a fait mon parent, tu parles pour que je ne comprenne rien?
Ton café, ai-je repris, est excellent.
C'est l'intérêt de se servir chez un torréfacteur. Tu peux choisir avec lui. Et là on atteint au sublime...

Mon cher Bosseigne!
Je ne dirai plus rien.
Tu as eu le mot de la fin.
Ma mélancolie se noie dans le noir.
Doigts charbonneux.
Mais là-bas, près de la frontière, du côté suisse, en une forêt que je connais.
Non loin de Ballaigues.
Ma mère sous-terre.

jeudi 22 octobre 2015

Rêver le paysage, une "oisiveté enfantine"?

Je lis en ce moment.
Ou plutôt je suis une page remplie par toutes sortes de mots, de récits et de paysages.
Cette page s'écrit, s'inscrit, se remplit de nuit comme de jour, nourrie de toutes celles que je lis en ce moment, de tous ces noms de lieux qu'arpentent les auteurs aimés, Trakl, Sebald, Roud, Walser.
Certaines bribes que ma mémoire retient voltigent devant mes yeux comme flocons de neige : un bichon, des mains fauves, des ressemblances, la solitude, des jumeaux, des arbres, cerisiers et aussi pommiers, et tous constituent une trame pour le sommeil et le rêve, se combinant en de curieux assemblages. 
Mais aussi des noms de lieux: Wertach, Anvers, Lussery-Villars, La Sarraz, Mézières, Carrouge.
Livres ouverts sur la table dorée. Ecrivains lus, relus, aimés.
Tous les quatre morts.
"Comme je vois avec douleur tout ce qui n'a pas été réalisé", écrit l'un.
Un autre, très aimé aussi, évoque un "chasseur vert" dont les "mains fusent de sang".
Un troisième :"...en proie aux idées noires, j'ai trouvé refuge dans le jardin zoologique de l'Astridplein..."
L'un écrit d'une belle dame qu'elle avait  "le souvenir du désir qui la prenait de tourmenter son bichon".
Et de toute part revient l'inquiétude et en même temps les lignes sont écrites et me lisent au moins autant que je les lis.
Est-ce qu'elles me donnent du plaisir, je n'en sais rien, mais elles, si vivantes, me remplissent pour un temps.



Tous ces morts ont donné vie à des phrases qui s'entremêlent aux miennes jusqu'à me confondre d'étonnement. J'ai été ce jeune homme inquiet devant son corps ennemi (Gustave Roud), je suis ce promeneur  et cet étranger venu visiter Anvers dont les pas zigzaguent dans Paradijstraat et trahissent le malaise de n'être pas à la bonne place (Sebald). Je regarde la colline qui fait face à la maison que nous partageons, Bosseigne et moi, avec la même tendre surprise que Roud écrivant:
"De la gare de Mézières, j'aperçois la colline pour qui je vis."
Octobre sans doute aide à ces mélanges. L'or des arbres autour de Montrichet est le même que celui que je croise en traversant les vergers, en compagnie du chien.
Est-ce que je parlerai de tout ça à mon Bosseigne? Il se moquerait de moi, c'est si commun et confus.

Le paradis se forme ainsi, peu à peu, de fragments relevés ça et là et rencognés dans les poches tandis qu'on rentre à la maison. Feuilles rouges et jaunes. Ou tandis qu'on lit devant le feu ou face à la fenêtre encore remplie de la lumière d'après-midi. Paradis morcelé, tel un puzzle.
Je repense à ce beau petit livre de Jean Prod'hom: Tessons. N'est-il pas la concrétisation de nos promenades aux uns et aux autres, lecteurs marcheurs? Les tessons dont nous parle l'écrivain vaudois ne font-ils pas partie de ces instants récoltés autour de nous et dans les livres que nous aimons? 

Tessons, Tessin, Suisse encore.
Tesselles aussi.
Débris.
Bribes.
Bris.
La Suisse comme une bribe.
Bris de langues.
Du français à l'allemand en passant par l'italien et le romanche.
Pays éclaté en cantons comme autant de morceaux de langue.
Pays mosaïque de tessons.

Ce morcellement pourrait expliquer mon besoin de Suisse et plus encore, du canton jouxtant la France, là où l’on parle une langue frontalière et pourtant différente de notre langue natale. Le même et le différent. La Suisse pour beaucoup de gens représente un lieu stable et quelque peu figé (pour ma mère qui n'y était jamais allée, un paradis), pour d'autres, un lieu à traverser et d’où il arrive que l’on s’échappe comme d’une prison familiale, mais aussi un radeau de pierre où l’on peut mourir de soif au bord du lac Léman, ce qui advint à Fritz Zorn.


Sebald lui-même eut affaire avec la Suisse, comme on aurait affaire avec une personne mal commode que l’on croit pouvoir amadouer à force de politesses et de sourires. Il désirait y enseigner deux années. Il en passa seulement une, se souvenant combien ce séjour suisse fut pénible, il écrit, éprouvant un sentiment d’effroi et d’impuissance : "J’ai eu tôt fait de ne plus me sentir bien dans ce pays. Il ne s’était pas écoulé une année que je décidai de retourner en Angleterre..."
Sebald l'étranger qui avait quitté la Bavière pour l'Angleterre retrouvait sans doute trop de son pays natal et de sa langue maternelle dans la Suisse alémanique. 

La colline que nous voyons tous les jours, Bosseigne, est-elle celle pour qui nous vivons? 
Mon parent et moi avons besoin de ces présences que nous donne la nature qui nous entoure. Et la littérature agit de la même manière, en nous entourant elle aussi, en nous remplissant de mots et de sentiments, de situations semblables à celles que nous vivons sans nous l'avouer parfois, ou si proches que l'émotion nous gagne ou nous paralyse. 
 Il n'y a pourtant en nous rien de cette oisiveté enfantine dont parle Herman Hesse:
"... tout paysan qui attise quelque part, en rêvant, son feu entre les ceps de vigne et les pieds de ronces semble ne le faire que pour cette rêverie, cette oisiveté enfantine du pâtre, et pour mêler plus tendrement, plus intimement et plus musicalement le bleu des lointains aux nuances de jaune, de rouge et de brun des alentours..."

La nostalgie du monde paysan qui traverse les plus belles pages de Gustave Roud, nous ne la ressentons qu'en regardant les images qu'il a faites des moissonneurs dont il avait le secret désir. Car le monde paysan contemporain montre peu de sa beauté ancienne, et les corps au travail se dévoilent sans dévoiler leur grâce, comme si la modernité avait tout effacé au profit d'une réalité économique où l'efficacité a définitivement mis au rancart la beauté des gestes et des attitudes.

Et, longeant une rangée de pommiers parfaitement alignés et taillés, dont les fruits tombés pourrissent déjà, je songe aux arbres dont parle Trakl,"pommiers estropiés" comme le poète lui-même. 
Comme intérieurement je le suis. 
Claudiquant.
Blessée par d'invisibles ronces noires.
Mais Trakl a laissé partout des traces de couleurs qui tranchent sur le noir de la forêt.

"Toi, une bête bleue qui tremble en silence..." (traduction Laurent Margantin)



En cheminant avec Gustave Roud, une lettre de Jean Prod'hom à Pierre B. .www.lesmarges.net

Jean Prod'hom est un écrivain suisse, vivant en pays de Vaud, plus exactement dans le Jorat cher à Gustave Roud, et il tient depuis plusieurs années un blog (mot qu'il orthographie blogue), dont le titre "Marges" renvoie à une écriture des fragments, celle qu'on retrouve dans son livre "Tessons", éloge de tous ces bris et morceaux de vaisselle et carreaux qu'il a amassés au long de trente ans de voyage, et aussi dans le titre du dernier ouvrage, publié aux éditions Antipodes (avec une postface de François Bon) et dont le titre "Marges" explicite la relation qu'entretient Jean Prod'hom avec la littérature et la marche. Quasiment tous les jours, il écrit une lettre à Pierre (Bergougnioux) et nous suivons le fil des jours, à la fois dans le menu quotidien familier et familial, mais aussi dans le paysage (Jean est un grand marcheur) et dans son rapport à la lecture, celle de Robert Walser entre autres. Pour moi, marcheuse immobile d'une Suisse rêvée, lire les lettres de Jean est une nourriture quotidienne nécessaire. Les noms de lieux traversés que je connais pour y être allée mais aussi pour les avoir lus chez Roud par exemple, enchantent une géographie réelle qui se charge ainsi de poésie et d'humanité.

dessin SD
Cher Pierre,
L’ensemble des opérations que nous menons à bien, chaque jour, pour assurer les conditions d'existence de notre espèce constitue dans le même temps le couvercle qui pèse sur nos vies et nos aspirations ; c’est lui qui nous coupe de tout ce à quoi ces opérations auraient dû nous donner accès, au ciel.
Nous devons prendre garde à ce que celui-ci et sa profondeur, lorsque nous serons mis en vacances, ne nous pèsent pas de les avoir trop longtemps écartés ; il convient, avant qu’il ne soit trop tard, de réinjecter de la profondeur dans le miroir de l’ordinaire dont nous avons, par précaution, négligé le vif et les secrets.
Les chevreuils que je croise ce matin dans le pâturage de la Mussilly rappellent une autre équation ; car s'ils exécutent servilement, comme nous, un programme qui les précède, les habitants des bois le font sans jamais perdre de vue le ciel étoilé.
Je rencontre Daniel un peu plus loin, dans le bois, qui discute le coup avec un paysan de Ropraz, il fait campagne ; il s’est en effet porté candidat au Conseil national ; je refuse le verre qu’ils me tendent, me hâte. Glisse au four des pommes de terre et lancent des délices dans une poêle ; j’informe les filles qui, sitôt arrivées, manifestent leur inquiétude : l’opération de leur grand-maman s’est bien passée. 
La Maison de l’Ecriture à Montricher, je la vois tous les jours depuis la classe des grands, je m’y rends cette après-midi. A l’extérieur les travaux sont loin d’être terminés, mais l’espace qui accueille l’exposition consacrée à Gustave Roud l’est, il ressemble à notre cuisine toute neuve, en plus grand, et des matériaux plus nobles. Daniel Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud :


Consignation, en plein air, des impressions dans un carnet ou sur des bouts de papier
Recopie soignée des griffonnages dans des cahiers
Repêchage des notes au moment de la composition d’un texte
Recyclage et réagencement des fragments dans de nouvelles publications

Quant à la bibliothèque, elle contient des milliers de livres, tout neufs. J’en prends un au hasard et m’affale dans un fauteuil de cuir, lis pendant une demi-heure. Je rentre par Pampigny, Cossonay, Morrens et l’abbaye de Montheron. Sandra est allée manger avec des collègues, les filles n’ont pas faim, Arthur est à l’assemblée générale de la jeunesse de Ropraz. Me voici célibataire et orphelin.


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lundi 19 octobre 2015

quelque chose comme/arrive/s'aperçoit




Mon parent me lit le journal de Jules Renard.
Il fait froid. Nous sommes à la table du matin.
Lui est en forme. Comme souvent. Il a fait du yoga après s'être levé. Moi non.
Quelque chose arrive. Ou pas. Je suis remplie du silence de la nuit.
De certaines colères rêvées. Lui, en pleine journée déjà.
Il lit:

"La pluie sur l'eau. Du silence sur du silence."

Ou quelque chose comme. Je retiens cette phrase. Elle me conduira dans l'automne, me dis-je, tandis que je mange mes tartines sans beurre. Je songe à une autre phrase, entendue au vol à la radio: le consensus est la mort de la démocratie. Est-ce mon envie de dispute qui se fait jour après les colères de la nuit? J'écris mentalement une phrase: le consensus est la mort de la poésie. Mais comme la pluie sur l'eau, silence.
Bosseigne est joyeux d'avoir trouvé aux Puces le Journal de Jules Renard pour deux euros. 
Depuis le temps, dit-il, que je le voulais et me refusais à l'acheter je ne sais pour quelle raison.
Notre famille, ai-je poursuivi, aimait renoncer. Tu suis la tradition, voilà tout.
Peut-être, et Bosseigne éclate de rire.
Je vais te lire quelque chose à propos du dernier voyage que nous avons fait ensemble, dit-il encore.

dans le noir d'une ville
un lieu que tu ne connais pas
je dis: clinique de la folie
et nous cherchons à voir clair dans le noir
tu conduis je te guide en aveugle

et
survolés par une ombre claire
tu ralentis je tremble nous sommes
sur une route rapide
et toi
nez au ciel noir
tu cherches à voir le vol clair
d'une chouette effraie
saisir l'à peine visible
de ce qui nous frôle
tu dis

c'est rare une telle envolée
par dessus les autos
dans le noir

et
moi à trembler bêtement
sous le miraculeux envol
dans le noir
je dis

clinique de la sagesse
c'est tout près
de la maison
où nous allons

Ainsi tu t'es souvenu de ce minuscule événement. J'en suis surprise mais heureuse. Ne le dis pas. Souris seulement. Mes colères nocturnes s'éloignent. Je revois le beau visage blanc de l'effraie penché en vol vers nous et la route noire. Reconnaissante que ce petit souvenir résiste à notre oubli commun. Et donne lieu à un poème écrit par Bosseigne. De textile à texte, d'effroi à effraie, une façon de réconcilier la nuit avec le jour. 

La journée peut donc commencer.