vendredi 31 mai 2013

Mont Tendre, dit Bosseigne, ça ne veut pas dire

que c'est un lieu agréable.
Les étymologies toponymiques révèlent bien des surprises, a-t-il ajouté.
Sur la table de la terrasse, la carte déployée, il y avait un cercle rouge qui englobait ce nom, Mont Tendre, canton de Vaud.
Evidemment.
Je me souvenais de la montagne de Chine qui m'avait tellement attirée. Le nom, surtout.
Encore une fois, Bosseigne marquait des points.

Le soleil était chaud, on pouvait croire à l'été renaissant. Mais le vent déjà, comme des jupes, soulevait les feuilles du grand peuplier. Jeu d'enfant. Nos cris dans la cour de récréation. J'aimais, plus que tout, effaroucher mes camarades de classe en soulevant leurs petites jupes plissées. Comme plus tard, le ferait Bosseigne, ai-je pensé. Mais moi déjà, ce goût des filles.

Ce qui explique ta passion des voyages, c'est d'abord ton amour des cartes, a repris mon parent.
Ton imagination t'entraîne au-delà des frontières. Tu te prends toujours pour une exploratrice, non?
C'est vrai, ai-je concédé. J'ai l'illusion de la découverte!
Nous avons ri.
Je vais refaire un peu de café, a dit Bosseigne en rentrant dans la maison.
Le vent faisait tourner les pages de son livre. Notre Dame des Fleurs.


Quand tu lis Mont tendre, tu entends autre chose. Mon tendre, par exemple, non?
Que répondre. Je me fie à mon instinct, Bosseigne, je file mon chemin entre des arbres sans nom. Pour aller à la rencontre d'une langue et de quelques mots retenus, aldeia, par exemple, comme le prénom d'une fille.
Qu'est-ce que ça veut dire?
Village, je crois. En portugais? Oui.
Une artiste vient de m'écrire...
Portugaise, a éclaté de rire Bosseigne.
Oui.
Et alors? Elle dit que je suis mystérieuse. Une française mystérieuse. Mais non.
Montaigne, alors? a repris mon parent, un de nos écrivains préférés.
Le fauteuil s'éloignerait-il de nos conversations, me suis-je dit alors en reprenant du café. Il est excellent, toujours meilleur quand c'est toi qui le fais.

Lorsque le figuier a retrouvé ses larges feuilles épaisses et douces, et que, pour ramasser les fruits, nous les soulevons légèrement, c'est toujours ce geste d'une jupe qu'on retrousse qui me vient.
Mais je n'ai rien dit à ce propos. Le petit déjeuner se finit, dit Bosseigne. C'est un moment si doux, après la nuit.
Tu dors mal en ce moment, ai-je demandé, espérant que Bosseigne évoquerait la difficulté de ses recherches et l'absence d'un fauteuil confortable où s'asseoir pour y réfélchir plus commodément.
Non, mais le matin est chargé d'espérance. A la différence du soir. Et puis, nous sommes gâtés ce matin, regarde cette buée de beau temps qui couvre la colline et l'herbe mouillée...Après, tout redevient normal et le vent le sait bien qui se met à souffler pour en finir avec toute cette beauté.
Nous y voilà, ai-je pensé, la beauté.
Et le bonheur?

Bosseigne n'a pas répondu. L'avais-je fâché, c'est peu probable. La question du bonheur et celle de la beauté restent un chantier ouvert à tous les vents. Pour Bosseigne comme pour moi.

Au fait, tu sais comment on dit fauteuil en italien?
Non, évidemment pas.
Poltrone. Comme si seuls les lâches pouvaient s'abandonner aux délices d'un tel siège!

Nous avons éclaté de rire. Une fois de plus, faisant s'envoler le merle qui guettait les miettes tombées de la table, avec concupiscence.
Poltron, a crié mon parent.
Et chacun a repris ses activités.
Moi partie vers la ville, lui, vers son bureau.
Jusqu'au soir.




mercredi 29 mai 2013

Ce mot de biche donné à Bosseigne

Certains l'attrapent au vol, la biche.
Le mot.
Bosseigne n'a pas d'avis sur la question, m'a-t-il dit au dîner.
Les gens, pour lui, ont leur utilisation des mots. Il m'a rappelé une dispute que nous avions eue avec un de nos parents sur le mot génie.
Hitler était un génie.
Ma colère n'avait été apaisée que par la tranquille assurance de Bosseigne.
Même le dictionnaire ne nous avait pas départagés. Qu'est-ce qu'un génie, après tout.
Génie du mal, avait concédé Bosseigne, ça s'entend.
C'est comme fauteuil, a-t-il ajouté à la fin du repas. Pour toi, c'est un mot maternel. Pour moi, c'est un siège.
Nous avons ri.
Ensemble. Puis chacun est reparti à ses affaires. Lui, sa thèse et moi, la marche immobile dans les forêts du Jura suisse et les montagnes granitiques du Tras os Montes. Occupations humaines. La lune pâle éclairait la chambre. Je suis sortie sur la terrasse.

photo François Ridard

Et là, le mot biche m'a rattrapée.
D'où nous viennent-ils, ces animaux que nous nommons par des mots?
Ou plutôt, d'où nous viennent-ils ces mots pour désigner les animaux?
Le mot biche serait une altération du latin populaire bistia. La biche sauvage, que l'on trouve dans les romans de chevalerie. En français d'Afrique, la biche désigne l'antilope.

Mais là, pas d'animal, non. Un pot de terre, oui, pour conserver les aliments. Une occupation humaine.
Comme le fauteuil. Aucune biche (l'animal) ne s'est assise dans un fauteuil. A la rigueur, un chien, ai-je pensé.
On a pu poser une biche (le pot) sur un fauteuil.
Ma mère aurait pu tout à fait faire ce geste: déposer un fromage, un saint-nectaire par exemple, dans la biche et en attendant de se rendre à la cave, poser le pot sur son fauteuil, puis l'oublier.
Ou pas.
Est-ce que ma mère avait l'usage d'un tel mot, c'est peu probable. elle en avait d'autres: tian, pile, etc...
Sa langue a emmêlé la mienne, ai-je pensé, ou plutôt, sa langue a dénoué la langue française et l'a abâtardie joyeusement. Je ne sais pas si cet adverbe convient, me suis-je demandé. Ma mère n'aurait pas aimé qu'on évoque de cette manière ma naissance. C'est pourquoi elle a  donné de son vivant le fauteuil familial à mon parent. Pour chasser toute confusion. Pour clarifier ma situation dans notre famille.

Biche un peu, a dit Bosseigne en me rejoignant sur la terrasse où je restais à rêver.
Qu'est-ce que tu vois?
Je pense à une amie qui me disait qu'elle avait passé l'hiver à regarder les nuages.
Bicher, un joli verbe, non?
Guincher, piger, un mélange des deux?
Au fait, je lis ton Genêt.
A la recherche de la langue de l'ennemi?
Plutôt l'amoureux, plutôt le bagnard. Il nous éloigne un peu de cette maison, a ajouté Bosseigne en se retournant vers la façade de la maison que la pleine lune éclairait. Et ça nous aide.
A oublier cette histoire de famille en fuite, de fauteuil disparu, de...
Non, à poursuivre notre travail dans les ruines.
La maison n'est pas sur le point de s'écrouler, pourtant!


Il était temps de se séparer. Encore une fois.



Sur un journal jeté au sol, ce nom, Nietszche

ai-je repensé.
C'est étrange, non. Mais je n'en ai parlé à personne. Ni à Bosseigne ni à cette amie qui me connaît si bien.
Ce journal, à mes pieds, sur le trottoir, à Braga.
Le Diario do Noticias, ce qui n'était pas très étonnant puisque je me trouvais au Portugal.
Non, c'est plutôt ces lettres tracées à la bombe de peinture noire, N, I, E, T, S, Z , C, H, E, là.

Evidemment le nom d'un philosophe, ai-je pensé, à toute sa place dans un journal et dans une rue, qu'elle soit à Gênes ou à Marseille.
Mais la manière dont ce nom se révélait à moi, ou aux autres piétons, était pour le moins surprenante.
Surtout que mon premier souvenir de Nietszche a un rapport étroit avec la rue, ai-je encore pensé. Mon premier livre de Nietszche a été Zarathoustra, me suis-je souvenu, et c'est un beatnik qui faisait des craies sur un trottoir qui me l'a offert. J'avais quatorze ans. Une boucle? Un écho? En tout cas, ce livre a eu une grande importance. Il m'a appris la danse mentale, ai-je murmuré en me mettant à exécuter quelques pas philosophiques dans ma chambre.


Au point que je l'ai toujours conservé. Par fétichisme, dirait Bosseigne.
Non, par fidélité à un geste amical.
Le beatnik est peut-être mort aujourd'hui.
Nietszche l'était depuis longtemps.
Le beatnik s'appelait David. Il était pasteur et ses brebis étaient les prostituées de la rue Thubanneau.

En sortant de la maison, j'ai regardé avec attention les collines.
Je ne les reconnaissais pas pour ce qu'elles étaient, mais je voyais à leur place les courbes granitiques du  Tras os Montes. Au paysage familier de notre petite ville, se substituait un autre paesagem, la langue et le visible avaient eux aussi subi une modification, une altération provoqués par le déplacement.

C'est alors que Bosseigne est sorti de la maison.
Tu ne prends pas ton café avant de partir, a-t-il demandé.
Il est sur la gazinière, ai-je répondu.
Tu l'as bu? Au fait, j'ai eu Joker. Le fauteuil risque d'être prêt un peu plus tôt dans l'été.
C'est bien pour toi. Tu seras mieux installé  pour travailler.
Nous avons ri. J'aurais aimé lui expliquer le phénomène curieux que je venais de vivre, ce mélange dans la langue et dans le paysage de souvenirs et d'images. Qu'en aurait dit mon parent, le scientifique?
Tu retournes à la bibliothèque ce matin?

Parfois Bosseigne se montre un véritable inquisiteur, ai-je constaté sans lui répondre.
As-tu remarqué combien les collines ont changé depuis mon retour?
C'est à cause de l'amour que tu leur portes, s'est exclamé Bosseigne. Elles veulent que tu les aimes encore davantage, alors elles se font granitiques!
Et la langue, alors?
Elle aussi suit le déplacement, s'augmentant de vocables ou en en laissant derrière elle, qu'en penses-tu?
Je me suis souvenu de notre dernière conversation sur le voyage. Tout déplacement prend son origine dans l'amour, avait dit Bosseigne.
De Nietszche aux montagnes du Tras Os Montes en passant par les collines calcaires de Provence.

La danse mentale, après la langue de l'ennemi, ce n'est pas si mal, a conclu Bosseigne en me regardant avec malice.
Pourquoi dis-tu ça, mais je n'ai pas posé cette question, constatant une fois de plus que mon parent en savait plus long que son âge pourrait le laisser supposer.
Tu as vu que le rosier avait souffert de l'orage.
Je crois que tu aimes ce genre de jeu, a-t-il poursuivi sans prêter attention à mon intervention. Si tu as lu Ainsi parlait Zarathoustra, tu comprends où je veux en venir. Par contre, je n'ai jamais lu Genêt. Il va falloir que je m'y mette, à cause du Portugal et des tes photos! Tu peux en emprunter à la bibliothèque?

Je ne savais pas que Bosseigne avait du temps pour lire en dehors de travaux très sérieux se rapportant à son sujet de thèse.
Je lui ai confirmé que j'en possédais un certain nombre et qu'il me serait agréable de les lui prêter. Il a souri et s'est étiré au soleil. J'ai travaillé une partie de la nuit, a-t-il soupiré, mais je ne me plains pas car il me semble avoir bien avancé.
Sans le fauteuil, ai-je soufflé.
Oui, nous verrons lorsqu'il trônera dans mon bureau si la réflexion s'en ressentira de manière positive.
Et allègre.
Oui, la danse mentale en quelque sorte, dont parle Nietszche.
La photo de ce journal avec le nom du philosophe graffé, vraiment, c'est une chose étonnante, a-t-il conclu en rentrant dans la maison.


Oui, étonnante.
Et, aurais-je pu ajouter, cher Bosseigne, grâce à nos voyages, nous ne cessons d'aller d'étonnement en étonnement.
Jusqu'à nous mettre à danser dans la rue.
A parler des langues inconnues.
Ce mot de biche par exemple, à quelle langue appartient-il.
Demain, demain, ou ce soir, je le capturerai.
Pour l'instant aller jusqu'à.
Vivre, enfin.






mardi 28 mai 2013

La langue de l'ennemi, ai-je dit à Bosseigne en silence

Voz da mulher.
A morte esta na ponte da aldeia, suspenso, perto do lago, num terreno gravido de pedras.
Ali mora a morte.
broderies SD

Voix de femme.
La mort est au bout du village suspendue près du lac dans un petit lopin enceint de pierres. La mort est là-bas, ici.

Le texte en français est de Gilles Cervera et je ne sais pas si la traduction en portugais est sienne. Mais Bosseigne, assis à côté de moi sur son tabouret improbable et inconfortable, sourit en m'écoutant lire en portugais.
J'aime ajouter des expressions dont je me souviens comme a voz da mulher ou uma bola do pao, ou encore a portela do homem.
Bosseigne se met à rire.
C'est-à-dire?
Voix de femme, un pain, la porte des hommes. En français, c'est moins intéressant, ai-je commenté.
Tu aimes prononcer cette langue, constate-t-il. Mais sais-tu comment on la prononce?
Avec la bouche fermée, comme si on refusait de parler la langue de l'ennemi.
Quel ennemi? demande mon parent, étonné.
J'ai souvent pensé que cette fermeture de la bouche qui accentue le chuintement était une manière de fermer la porte à la langue détestée.
De quoi parles-tu, là, je ne comprends rien.
Eh bien.
Mais je n'ai pas envie de dire mon idée à ce scientifique qui sûrement se moquerait de ma prétendue intuition.
Bosseigne n'est pas du genre à abandonner.
Je te ressers un peu de café et tu vas me dire le fond de ta pensée.
Compte là-dessus.

Il y a des choses, ha cosas, dont on est sûr que d'une certaine façon, elles sont vraies. Mais d'une autre...
Oui?
Je n'ai pas envie de parler ce matin.
De lire, oui!
Tu vois bien que ce n'est pas pareil.
J'aimerais bien que tu me parles de ta conception de la vérité.
Bosseigne!
Et surtout de ce que tu appelles la langue de l'ennemi.
Ce n'est pas moi qui en parle, mais toute la littérature.


Mon parent est resté silencieux. Toute la littérature, vraiment? Oui, toute la bonne littérature. Là encore, silence.
Tu vois, a-t-il repris, quand ça devient intéressant, tu te retires dans ton mutisme de grande soeur. C'est agaçant parfois, mais moi, je trouve que c'est dommage. Nous avions une chance de nous éloigner de ce foutu fauteuil et tu renonces à...
Je ne renonce à rien, Bosseigne, je suis fatiguée, c'est tout.
Dès le matin? Tu as dormi cette nuit pendant que je travaillais...
Et alors? Qui a dit que dormir reposait? Tous ces rêves, ces obsessions qui reviennent, nos impuissances révélées...
Mais tout de même la langue de l'ennemi?
Jean Genêt.
Comme ceux que tu as pris en photo dans le Tras-os-Montes.
Oui, une plante vivace et rebelle. Terrible même.
Alors cette langue ennemie dans la langue portugaise?

Je ne peux rien dire à Bosseigne de ce que je ressens. Non que mon parent puisse se moquer de moi. Non. C'est notre vie ensemble qui est nourrie de cette impuissance que j'ai à lui faire part de certaines de mes pensées. Est-ce que c'est une pensée seulement, me suis-je encore demandé, en quittant la table du matin.

Tu sors, a demandé Bosseigne, j'ai du courrier à poster.
Il y a toujours du courrier à envoyer, ai-je dit à mon parent. C'est une bonne chose.
C'est l'espagnol, ai-je lâché en sortant. Le français pour l'arabe, la langue des puissants pour la langue des opprimés. Le russe pour le finnois. Mais Boseigne n'a pas pu entendre.
Oui, j'irai à la poste.

Bosseigne n'a pas relevé ce qu'avait d'un peu bizarre l'avant-dernière phrase, n'a pas montré qu'il l'avait entendue. C'est un garçon sensible et discret. Même s'il aime rire, ai-je encore pensé en le quittant.
Oui, vivre avec Bosseigne est une chance, me suis-je consolé en entrant dans ma chambre.
Même s'il n'est pas en mesure de comprendre ce que je veux dire parfois, mais il est vrai que mon expression est parfois si embrouillée.
Il va falloir apprendre à clarifier.
Un objectif pour la journée, ai-je pensé en mettant la dernière touche à ma tenue. Je parlerai à Bosseigne de ce mot, biche, que j'ai entendu hier. Et j'essaierai d'être la plus claire possible.

Et je suis sortie.




dimanche 26 mai 2013

Encore une fois Bosseigne a raison.

Le soir seul le vent.
Peut nous aider à supporter la nuit.


Bosseigne est ainsi. On dirait que le préoccupent seulement ses recherches et puis, il prononce une phrase comme ça, en buvant un café sur la terrasse. Marquant une pause entre les parties, comme s'il y avait un point. Quelquefois il la tire du fonds familial et d'autres fois, comme celle-là, de son propre fond, me suis-je dit.

Nous nous connaissons depuis longtemps et chaque fois qu'il énonce une phrase de ce genre, je suis surprise, ai-je pensé en le regardant du coin de l'oeil. Nous étions sortis sur la terrasse, malgré la fraîcheur, et nous avions constaté que le vent s'était levé. Le soleil rougissait avant de disparaître. Le café était chaud. J'avais comme d 'habitude les mains gelées.

Quand j'étais revenue de la bibliothèque, Bosseigne préparait le repas. J'ai faim, et toi? m'a-t-il demandé. Oui, pourquoi pas manger. Après, je pourrais me replonger dans mon cher Walser, me suis-je dit. Et nous aurons passé un moment ensemble.

Il nous faudrait aussi des fauteuils ici, a commenté Bosseigne.
En plastique alors, à cause de la pluie.
Oh non, surtout pas, et nous avons ri ensemble, nous rappelant la passion de ma mère pour ce matériau ont elle avait envahi la maison familiale. C'était la modernité selon elle, comme les draps en tergal, me suis-je souvenu. On n'a plus besoin de repasser, disait-elle. Si elle savait que je dors que dans des draps de lin que je fais repasser par la femme de ménage, elle serait fâchée. perte de temps, perte d'argent, conclurait-elle.

On est bien là, debout, face aux arbres, non? ai-je dit encore.
Tu dis ça parce qu'il fait froid, mais imagine un peu la tiédeur des soirs d'été à contempler la nuit étoilée.
Je ne te savais pas poète, ai-je persiflé. Mais mon parent ne s'est pas fâché.
J'aime le vent et tu l'aimes autant que je l'aime, non?

Bosseigne a raison.
Des fauteuils seraient bienvenus, l'été venant.
Et puis pourquoi pas traîner dehors le fauteuil de Bosseigne, ai-je pensé, nous imaginant à la fin de l'été sur la terrasse, une fois que nous aurions récupéré l'héritage de mon parent, magnifié par l'art élégant de la Tapissière, mon amie de vingt ans, une fois payé le délicat travail de démontage et remontage, de remplacement du tissu vert affreux qui le recouvrait.
Oui, pourquoi pas sortir le fauteuil sur la terrasse.

A quoi tu penses? a demandé Bosseigne en me regardant avec attention.
Ne me dis pas que c'est à ce foutu fauteuil! Tu y reviens toujours, n'est-ce pas? Ce doit être de ma faute, ajouta Bosseigne pensif.
Mais non, j'imaginais simplement.
Tu imagines trop, voilà la vérité.

Encore une fois, Bosseigne a raison.
Ce qui  compte, c'est que nous soyons ensemble ce soir, ai-je pensé.
Avec ou sans le fauteuil, et j'ai ajouté à haute voix pour que Bosseigne l'entende,
et voilà tout.
Restait à traverser la nuit, mais ça, c'est une autre histoire, ai-je pensé.
Nos rires ont accompagné le vent qui se levait de plus en fort.
Il fera beau demain, a conclu mon parent.
Bosseigne a toujours raison, ai-je murmuré.
Et voilà tout.




samedi 25 mai 2013

On se déplace toujours par amour, dit Bosseigne

On se déplace toujours par amour, dit Bosseigne.
C'est une manière de voyager, d'aller d'est en ouest.
En l'occurrence, mais je n'en ai pas fait la remarque, d'ouest en est.

Bosseigne a parfois de ces sortes de sentences droit sorties du florilège familial, ai-je pensé en le quittant.
Tout en remontant l'avenue, après l'avoir laissé à ses travaux, je me suis demandé s'il n'avait pas raison.
N'étais-je pas partie vers l'ouest à cause d'un poète que j'aimais?
Ne partirais-je pas à l'est à cause de mon histoire familiale?
Oui, Bosseigne voit clair et ce, bien plus souvent que moi, ai-je encore pensé en me dirigeant vers la bibliothèque. Je comptais lire les oeuvres d'un poète suisse, Georges Haldas. Encore une fois, le pays maternel!

Bosseigne avait ajouté:
on se déplace pour retrouver un amour perdu ou pour le fuir. Mais c'est toujours d'amour qu'il est question dans le voyage. C'est sans doute la raison qui fait que je reste chez moi, a-t-il conclu en riant.

Pourtant il avait proposé de m'accompagner en Suisse, me suis-je dit, en remplissant la fiche d'emprunt.
La dame de l'accueil a froncé le sourcil : vous n'avez pas écrit votre nom très lisiblement. Haldas? J'ai dû m'excuser. Non, en effet, c'est le nom de l'auteur que je veux lire. Elle a relevé la tête et m'a regardé. Vous devez écrire votre nom dans la case prévue. Son ton était un peu sec, ça ne l'amusait guère, mes confusions, elle en voyait trop, des gens dans mon genre, distraits et oisifs, tout juste s'ils ne vous présentaient pas le code barre du livre qu'ils désiraient.

De toute façon, Georges Haldas, nous ne l'avons pas dans nos fichiers.
Voilà, c'était catégorique. Mais, a-t-elle ajouté, nous avons Ramuz, et bien d'autres écrivains suisses, Roud par exemple, que vous devriez aimer.

Je suis restée un peu interloquée.
Il est rare que des employés de bibliothèque connaissent la littérature suisse. Bien sûr, il y a parmi eux des lecteurs, voire de grands lecteurs. Mais me proposer Gustave Roud!
Je me suis souvenu un peu méchamment d'une attachée culturelle qui écrivait le nom de l'écrivain suisse comme la couleur de la queue du renard.
C'est un écrivain que j'aime beaucoup, ai-je répondu. Dont je possède la correspondance avec Philippe Jacottet. Mais je voulais lire Georges Haldas, voyez-vous.

Je ne lui ai pas dit que j'aimais Roud à cause de la couleur fauve. Et du grand cerisier en fleurs. Et du prénom Aimé. Je me suis tu en souriant parce que j'étais contente. Comme Bosseigne, cette femme un peu sèche me parlait elle aussi de l'amour qu'il y a au bout de chaque voyage. Vous voulez autre chose, a-t-elle repris, plus aimablement.

Non, rien. Mais ce n'est grave, je relirai la correspondance de Robert Walser.
Vous parliez de Gustave Roud.
Oui, mais les lettres de Walser m'emportent très loin et c'est ce dont j'ai besoin en ce moment.
Je suis assez d'accord avec vous. On fait beaucoup de foin autour des écrivains voyageurs mais on ferait mieux de lire les oeuvres de Robert Walser et de Gustave Roud.


Je suis sortie de la bibliothèque. Il faisait moins froid. Les pivoines du parc étaient en fleurs, ai-je constaté, malgré la fraîcheur de ce printemps.
Je me suis décidée à rentrer boire un café à la maison.
Qui sait? peut-être Bosseigne aurait un moment à me consacrer.
Je pourrais lui demander où en sont ses travaux, feindre de m'y intéresser. Oui, le retenir un peu loin de sa table de travail, loin de son tabouret d'écolier.
Parce que, quand il aurait récupéré le fauteuil hérité de ma mère, il deviendrait un intellectuel à temps complet, totalement pris par sa recherche et je ne serais pour lui qu'une parente à charge.

Voilà ce que je me suis dit en descendant l'avenue jusqu'à la maison.



vendredi 24 mai 2013

Aller vers l'est, loin de Bosseigne?

Après l'ouest et le large, aller vers l'est.
Revenir d'abord.
A-t-on dit combien long est le retour?
Je ne parle pas du trajet de retour, de plus en plus court, grâce aux moyens de transport.
Non, je parle de ce temps de retour nécessaire au voyageur pour être là où il est à présent.
Agora, disent les portugais pour exprimer le présent. Et j'y vois la vastitude des terres du nord.
Landes fleuries et froides de ce mois de mai.
Ici les collines ont reverdi pendant mon absence. Bosseigne trouve que c'est plus joli ainsi.
La ville est froide encore, malgré la saison et les gens se plaignent du temps et de l'absence de fruits sur les arbres. Les figues, par exemple.


Il n'y a pas de figuier en Suisse, m'écrit une amie. Il y a d'autres arbres. Mais pas de figuiers, ni d'orangers, comme ceux que tu as vus à l'ouest.

Bosseigne me demande si je compte à nouveau partir. Il y a un peu de malice dans son regard. Et toi, ai-je répondu.
Je sais très bien qu'il n'aime pas voyager, mais il a tout de même fait le voyage en Cévennes avec moi pour apporter le fauteuil à la Tapissière, ai-je pensé, c'était il y a quatre ans.
Tu n'y penses pas! s'est-il exclamé. J'ai une thèse à écrire.

C'est vrai, Bosseigne a du travail, sur son bureau, dans sa tête, tant d'informations sur les textiles et les allergies qu'ils provoquent, son écran d'ordinateur rempli de tableaux et de chiffres. Quand mon parent m'a annoncé le sujet sur lequel il voulait travailler, j'ai été tenté de lui dire que le texte se tissait de mots qui provoquaient parfois de redoutables allergies. Humour que Bosseigne aurait jugé déplacé. Sans doute.

Oui, je repartirai, ai-je enfin répondu.
Vers l'est, a demandé Bosseigne.
En effet, vers l'est, ai-je répondu.
Ce qui n'est pas dans tes habitudes, a-t-il commenté.

J'ai quelque chose à accomplir en Suisse, ai-je concédé à Bosseigne.
Tu veux que je t'accompagne, a-t-il demandé.
J'ai été si surprise par sa réaction que je suis restée sans voix. Mon parent ne pense pas qu'à son fauteuil et à sa thèse, me suis-je dit, sans pouvoir lui répondre. Ce que j'avais à faire en Suisse ne lui aurait pas plu. Il y aurait vu une manière de le tenir à l'écart de ma vie personnelle ou de ma relation à notre famille. Ou bien, ce fâcheux goût du secret. Car, en fait, ce que j'avais à faire à l'est, avait à voir avec notre histoire, celle d'une famille en fuite, la nôtre, celle de Bosseigne et la mienne, la même. Avait à voir avec ma mère, elle qui avait choisi de son vivant le jeune Bosseigne comme légataire du fauteuil familial.

La Suisse de septembre ne te conviendrait pas, ai-je finalement dit.
C'est la période où je dois faire une présentation de l'état de mes recherches, en effet ce serait difficile pour moi de t'accompagner.
Je peux et veux y aller toute seule, ai-je affirmé, et là, Bosseigne a été surpris à son tour par la détermination avec laquelle sa parente lui répondait. Il me connaissait comme une femme hésitante et parfois même timorée. Aller vers l'ouest était plus facile, il le savait, pour quelqu'un qui aimait la poésie et le sud. Il ignorait que j'avais aussi de l'affection et de l'intérêt pour d'autres lieux. Même si je redoutais l'est, je n'en étais pas moins attirée par lui à cause de notre fuite familiale, aurais-je pu lui expliquer.

Le fauteuil sera prêt cet été, tu viendras avec moi chez la Tapissière, a-t-il fini par demander, comme s'il était nécessaire de changer de sujet de conversation.
Tu en sûr, ai-je alors questionné, sûr qu'il sera fini?
J'ai eu Joker au téléphone ce matin, oui, il sera prêt cet été, en août, tu viendras avec moi, n'est-ce pas?

Je n'ai pas répondu à Bosseigne.
Nous sommes sortis dans le jardin, si beau qu'on aurait aimé que rien ne lui arrive de ce qui arrive aux jardins, la fânaison, l'herbe envahissante et mauvaise, les branches à couper. L'étang recouvert de feuilles mortes.
Nous avons marché entre les roses sans rien dire. Bosseigne savait que je viendrais avec lui chez mon amie la Tapissière pour y chercher le nouveau fauteuil. Enfin le fauteuil familial recouvert de frais.


Au fait, quelle couleur avais-tu choisie pour le tissu?
Je crois qu'il y a du rouge et du noir dans les motifs.
Quelque chose d'assez baroque, qui devrait te plaire, a-t-il ajouté. Oui, baroque, dans mon souvenir.
En effet, quatre ans, c'est long, ai-je répondu.
Nous avons ri, comme deux complices.
Tu aimes bien ce qui est baroque, ai-je alors demandé. J'avais souvent considéré mon parent comme quelqu'un de très sage et de très rationnel et ce, depuis notre enfance.
Pas nécessairement, mais je suis capable d'en voir la singulière énergie. Un thésard a besoin d'énergie! s'est-il exclamé en coupant net la tige d'une rose rouge. Voilà pour le baroque, a-t-il dit en éclatant de rire.
Il est dommage alors que tu ne l'aies pas eu plus tôt, tu es presque à la fin de cette thèse...
C'est vrai, mais je vais pouvoir vérifier une de mes hypothèses en travaillant assis sur ce fauteuil.
Laquelle, ai-je demandé plus par politesse envers mon parent que par réelle curiosité.

Mais Bosseigne s'est mis à arpenter le jardin comme si brusquement une nécessité nouvelle le poussait à aller vite et je n'ai pas eu droit à une réponse. Peut-être savait-il que sa réponse m'importait peu. Alors nous avons rebroussé chemin vers la maison familiale. Du thé peut-être, ou un café nous ferait du bien. Il faisait frais au jardin, et comme l'avait dit la voisine, il y aurait peu de fruits cet été.

Mais peut-être ramènerions-nous à la maison un fauteuil tout de neuf revêtu cet été.
Le fauteuil de Bosseigne.
Ensuite je pourrais me rendre dans la Suisse de septembre, celle qu'avait quittée notre famille en fuite.
Y revenir serait une bonne manière d'en finir avec le fauteuil, me suis-je dit sans en faire part à mon compagnon, déjà en train de mettre à faire chauffer la bouilloire pour le thé.
Je l'ai déjà dit, Bosseigne est un être loyal et raisonnable.
Ce qui n'est pas toujours mon cas.

C'est pourquoi je suis entrée dans la maison le rejoindre.
Pour boire avec lui en silence un thé familial.




jeudi 23 mai 2013

Fernando Pessoa travaille au paradis tous les jours de la semaine



"Ceux qui disent la vérité ne font que conter." 

Voilà une phrase de Serge Prioul que ni Bosseigne ni moi ne réfuterons.
Notre famille, plus que toute autre, a aimé depuis l'origine le secret sous toutes ses  formes. Le chuchotement a été utilisé souvent pour en évoquer certains, de ceux qui ne peuvent être énoncés à voix haute sous peine d'effrayer les fantômes eux-mêmes. Parfois, ma mère mettait un doigt sur ses lèvres et disait en nous regardant, Bosseigne et moi : attention, ici, il y a du beau linge. Formulation cryptée pour mettre en garde les bavards. Un secret doit resté secret. Et les enfants ne doivent pas les entendre.

Nos armoires en ont été remplies à ras bord. Et je me suis souvent demandée si le fauteuil donné à Bosseigne avant la mort de ma mère n'était pas lui aussi porteur d'un secret bien gardé.

Toute maison possède des armoires et des fauteuils mais pas forcément des secrets. Du moins, c'est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, Bosseigne et moi. Malgré les assurances de Joker, je continue à penser que ce fauteuil n'a pas dit son dernier mot. Je serais curieuse de savoir ce qu'a découvert dans ses entrailles, la Tapissière. Peut-être était-ce si terrible qu'elle n'a pu faire autrement que de s'interrompre. Pour souffler un peu. Le secret pouvait être d'une telle nature qu'une personne normale, ayant été élevée dans une famille plus normale que la nôtre, se serait sentie mal à l'aise, si mal à l'aise que ce travail habituel de réfection aurait tout à coup semblé impossible. Seul le temps serait de nature à apaiser l'angoisse née de la découverte du secret du fauteuil de Bosseigne.

Est-ce que l'été revenu, la Tapissière se remettrait au travail?
Bosseigne le croyait, moi, je n'en étais pas si sûre.

C'est aussi une des raisons qui m'ont poussée à partir.
Pour m'éloigner de Bosseigne d'abord, et de son fauteuil. De nos histoires de famille. De nos secrets.


J'ai choisi l'ouest comme seule destination possible pour des gens comme moi, issus d'une famille errante et inconsolable. Aller vers l'ouest permet de faire le tour du monde de la manière la plus heureuse possible, disait ma mère avant sa mort. La moins malheureuse possible, pourrais-je ajouter.

Quitter la ville où Bosseigne et moi avons grandi est une manière de se sauver, ai-je écrit à une amie. Peu importe que ce soit illusoire. Le gain est réel. Pendant quelques jours, le fauteuil a disparu de mon esprit. Tout fauteuil d'ailleurs. Je ne me suis plus assise que sur des bancs de granit ou de bois. Sur une chaise à l'extrême rigueur et me tenant au bord. On ne trouve pas de fauteuil dans un monastère et c'est heureux.

A cause de son histoire, de sa taille et de sa langue, le Portugal est le lieu idéal pour des gens qui, comme moi, ont besoin de se nettoyer de leur famille. Sans doute parce qu'entièrement tourné vers la mer, ce pays attire les sans patrie. Lui-même pays d'émigrants en proie aux mélancoliques souvenirs de la maison natale, pays également de navigateurs et de poètes. Ses déserts ont un air maritime, l'herbe y ondoie par vagues, et le ciel y est immense.

A Braga, j'ai rencontré Fernando Pessoa, il est le gardien d'un monastère et il possède des troupeaux. Trois vaches, des cochons. Il travaille aussi la terre. Le reste du temps il est poète. Eu escrivo.
Il m'a dit: je travaille au paradis tous les jours.


C'est un secret. Un vrai secret. Ai-je écrit Bosseigne pour qu'il n'aille pas le crier sur tous les toits. Un secret qui n'est pas un sale petit secret de famille, mais un joyeux et solide secret de gardien de troupeaux.

Celui ou celle qui tente de recoller les morceaux du paradis est ici le bienvenu: pétales de fleurs à collecter, odeurs à reconnaître, noms d'arbres féminins, fontaines et leurs eaux éparses, éclat bleu des azulejos. Plumes blanches éparpillées sur le sol, sous un grand chêne.

Il y a du travail au paradis. 
Fernando Pessoa a raison.
 Et ce paradis à récolter, même s'il échappe et disparaît, on l'a tenu un peu dans ses mains, on l'a vu, senti, touché, entendu chanter. 

Il était temps de revenir vers le fauteuil et vers Bosseigne. A nouveau rebrousser chemin. Aller vers l'est. 
En attendant de repartir.
A l'ouest.






lundi 13 mai 2013

Loin de Bosseigne, marcher vers l'ouest toujours

Pour un sanpatri comme l'est Bosseigne, comme nous le sommes tous dans notre famille, marcher vers l'ouest, toujours, a semblé la chose la plus évidente, la plus naturelle aussi. Nous partons vers l'ouest comme l'ont fait nos ancêtres, disait la mère de Bosseigne et la mienne ajoutait, parfaitement, c'est la seule direction possible pour des sans patrie.

sanpatri avec besace

Alors quand vient le moment de lever son cul de sa chaise, le sanpatri regarde la carte, pose son doigt sur un point vers l'ouest et dit: c'est vers cet endroit qu'il faut marcher.

Qu'il soit parti de Suisse, d'Italie ou d'ailleurs, plus à l'est, le sanpatri se met alors en marche vers l'ouest.

Il en oublie ses soucis, ses histoires de fauteuil, son amour même de la colline qui lui fait face, de la cabane où il abrite ses écritures et fait une valise.

Marcher vers l'ouest est ainsi pour lui marcher à l'écriture.
Il a pris soin de ses pieds, une fois n'est pas coutume.
Il a même emporté une crème assouplissante.
S'imagine en conquérant pacifique, en inventeur de paysage.

Quand il part ainsi, le sanpatri oublie jusqu'à son sexe, son nom et parfois il lui arrive d'oublier sa famille et Bosseigne. Seuls quelques livres amis le rappellent à sa langue première, maternelle, française.

Ses départs, le sanpatri les vit comme un commencement, une fête et chaque fois le voyage lui importe davantage peut-être que l'arrivée. Il aime les salles d'attente, voyant dans cette expression une manière pertinente de décrire l'excitation de celui qui part. Peu importe alors vers où il part, puisqu'il côtoie des voyageurs partis pour les extrémités du monde. Et l'attente convient au sanpatri, convaincu depuis longtemps que cet état apporte plus de satisfaction que l'objet de cette attente, vision sans doute un peu simplificatrice, mais qui apporte beaucoup de consolation.

Pourtant tous les contrôles rappellent au sanpatri en partance que les papiers sont obligatoires pour franchir la frontière entre une langue et une autre, entre, par exemple, le français approximatif parlé dans sa région et le portugais.

On devrait, pense le sanpatri, parler de frontière des langues, plutôt que des pays. Imaginer des papiers linguistiques. Des laisser-passer pour les langues.
Mais il convient, pour le moment, de boucler sa valise et d'y faire tenir les carnets du Barroso qu'un ami cher lui a confiés.
Faire voyager les poèmes vers l'ouest des granits est une bonne manière d'en finir avec l'idée que se font généralement les gens, quand je leur dis que je pars au Portugal, se dit le sanpatri. Ils disent: amusez-vous bien, reposez-vous, etc. Malgré la gentillesse de leurs mots, je ne peux m'empêcher de sentir combien ils oublient ce que tout sanpatri sait de longtemps.

Mais je me tais, pense encore le sanpatri. Au retour, qui sait...Beleù, disait ma mère, pense-t-il encore. Celle qui a donné de son vivant le fauteuil qui était dans notre famille depuis l'exil, ce fauteuil qu'aujourd'hui possède Bosseigne et que la Tapissière a promis, selon Joker, de terminer cet été.

Beleù, c'est-à-dire peut-être en provençal.
En tout cas, au retour de l'ouest.



dimanche 12 mai 2013

mais vaincre quoi


mais vaincre quoi
(il et la buée qui sort de sa bouche)
l'enseigne GM brillante en haut du building`
(comme une boîte de conserve)
et la glace qui glisse sur la rivière
dérive

(notown, sophie g.lucas, les états civils, 2013)

Vaincre le fauteuil.
Vaincre le vide.
Vaincre le vide de la ville.
Vaincre le détroit qui sépare la ville du vide.
Vaincre Detroit?

Comme Sophie G.Lucas je n'écris pas. Je pars.
Vous écrirai de là-bas plus loin.
Oui, je n'écris pas. Mais vous écrirai.


jeudi 9 mai 2013

Oublions un peu Bosseigne et la jalousie...

Oublions un peu Bosseigne et son fauteuil, me dis-je, en regardant le balancement du peuplier dans le soir.

Oui, oublions un peu la jalousie.



Et revenons aux arbres.
Oublions la théorie des jeux au profit de celle du peuplier.
Car le soir, certains soirs, imperceptiblement le peuplier se balance.
La cime légère oscille, à cause du vent léger.
L'ombre grise recouvre le jardin et la colline. C'est la pénombre.
Bosseigne à grands pas s'éloigne, tel Orion aveugle, portant sur son dos un fauteuil.
Il va disparaître dans les feuillages lointains et je pourrais enfin respirer.

Mais n'oublions ni Thomas Bernhard et son fauteuil à oreilles, ni Walser et son bâton de marche.
Poursuivons.

Regardant le peuplier balançant doucement sous le vent ses feuilles, j'ai pensé à ma mère.
Et à la mémoire qui se perd, disparaît.
Je revois ses notes où elle consignait ce qui à ses yeux ne devait pas s'oublier.
Fille de, mère de.
Le peuplier n'a pas besoin d'oublier. Il est le vent, il est le soir, il est la terre et le ciel.

En regardant le vent, j'ai senti sa nécessité.
Comme celle du peuplier.
Ils étaient liés et rien n'avait plus de réalité que ce lien.
Lien entrevu, et qui me donnait à penser.
Ma mère revivait en cet instant dans le balancement gracieux de la cime.
Aucune douleur n'était nécessaire pour être spectatrice du vent et de l'arbre.

La cloche a sonné 10 heures du soir.
Ma mère avait dérivé avec tout le reste, mais sa présence dans la pénombre était tangible.
Rien de triste, vraiment.
Aucune jalousie, me dis-je, ne résiste au balancement d'un arbre dans le vent.
Il existe à écrire une théorie du peuplier dans le vent.

A moins que ce ne soit une théorie du vent?
Instrument de la nature ou acteur?
Lui, le vent.
En tout cas amical comme un printemps.



carnet SD
 



De l'ami Michel Chalandon, ces lignes et ce lien...Qu'il en soit remercié!


"Cor di padre, e cor d' amante,
salda fede, odio costante,
pur al fin vi placherò.

Sol non è pago il mio core,
perché dice il mio timore,
ch' ambedue vi perderò.. "

" Tamerlano ".

Livret de Nicola Francesco Haym, pour Georg Friedrich Haendel

http://www.youtube.com/watch?v=W3c-bD45ufk

Et puis Djokhar, un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.

mardi 7 mai 2013

Trois frères, une mère, trois filles et Djokhar


Maintenant ils sont trois.
Trois frères.
Ce sont des latinos, me dit au téléphone une amie américaine.
J'ai envie de lui demander si elle se considère d'abord polonaise.
En fait les frères sont américains.
On donne leurs âges.
Ils sont plus âgés que les deux frères de Boston.
54, 52, 50.
Rien à voir avec Djokhar, 19 ans.

Les filles aussi sont trois.
Enfermées depuis 10 ans.
Beaucoup de chiffres. Et aussi beaucoup de douleur.
Djokhar comme les filles est vivant.
Dans quoi exactement s'était-il enfermé?
Au loin une mère, la sienne, crie son incrédulité. Je vois son visage sur l'écran et surtout j'entends sa voix, je vois les cernes sous ses yeux, comme sous les miens. Elle est assez belle. En colère elle crie, pointe un doigt vengeur. Deux fils, dit le père à côté d'elle, un homme élégant, rien d'un chibani, non, un homme comme on voit dans les rues d'Amérique. Ressemblant presque à un acteur. Elle, la mère, on sait son nom: Zoubaidat. On sait aussi le nom du père. mais je ne peux pas m'en souvenir.
Mère et fils.

La mère des trois frères, on ne la montre pas. Elle est morte peut-être. Comment supporter une telle honte?
Trois morts à Boston.
Une naissance à Cleveland, dans la maison d'Ariel le musicien.
Trois filles enlevées, séquestrées.
De tous ces chiffres, on ne sait quoi faire.
De tous ces lieux, B, C. Un alphabet lacunaire dont on ne peut rien faire. A part y ajouter la lettre A, initiale du nom du propriétaire de la maison.
Une maison blanche en bois, avec un jardin sur l'arrière pour faire des barbecues.

Le père de Djokhar et Tamerlan explique que son fils aîné est venu l'aider pour rénover un appartement. Ce n'est pas un terroriste, dit-il. Il ne sortait que pour se rendre à la mosquée. Je me demande si les trois frères de Cleveland allaient eux aussi à l'église.

La colline est imperturbablement belle le matin.
L'herbe aussi.

On ne voit aucun fauteuil dans le jardin ni dans la véranda. Bossseigne n'a pas téléphoné. Mon genou va mieux. Je me demande ce qui va advenir de Djokhar. Dix ans d'enfermement? La mort électrique?

Dehors pas un souffle de vent.
Je vais reprendre mes broderies.
Attendre des nouvelles.




Un fauteuil ou une maison?

L'après-midi était tiède.
J'ai opté pour broder une maison. Je broderais son nom:  SANPATRI.
Pas la plus petite envie de sieste, non.
Mais l'envie têtue de voyager par le fil de coton. D'y aller de mon fil, comme d'autres de leurs pieds, de leurs bouches.
Y aller en restant sous l'arbre, assise.
Mais y aller.
broderie SD

J'ai lâché les poules au jardin. A cause de l'herbe. Et de la colline que j'apercevais depuis le banc où je travaillais.
Travail, la broderie?
Activité féminine?
Les nuages et leurs ombres glissaient doucement ensemble sur la colline. De temps en temps je m'arrêtais pour les regarder. Le chien ronflait.
Et moi je glissais mon aiguille dans la toile et dessinais un paysage à la mesure du fil.
Travaux de femmes.

Je me suis souvenue, dans la lumière de la fin de journée, du tunnel que le chien et moi avions franchi dimanche. Surtout sa peur. Arrêté au début de le traverser, comme tétanisé de frayeur. Pourtant il ne pouvait avoir souvenir du film de Kurosawa, Rêves, dans lequel un homme traverse un tunnel où des soldats morts l'attendent.
Franchir un tunnel est une sacrée expérience de la frontière, me suis-je dit, me rappelant celui, glacé, que nous avions traversé dans les Alpes, près de Jausiers.

Une nuit est un tunnel quand on est malade.
Une journée, un voyage de la nuit à la nuit.
En passant par le soleil ou la pluie.

Il va me falloir broder un fauteuil où me reposer maintenant.
Car le soir tombe et la colline s'adoucit, entre le vert et le gris.

Oui, un nouveau travail, broder un fauteuil où m'asseoir.

Restait à imiter la Tapissière...

Sans Bosseigne et sans son foutu fauteuil, que me restait-il à faire?
Broyer du noir n'est pas dans mes habitudes.
J'ai essayé la marche, sept kilomètres serrés en direction du Nord.
L'écrivain suisse Paul Nizon avait écrit une petite phrase que j'avais en tête: Marcher à l'écriture. Comme si au bout du chemin, il y avait un texte. L'histoire du fauteuil?


Pendant que je marchais, je pensais au fauteuil. Puis aux oiseaux.
Puis aux voitures calcinées dont les restes caoutchoutés jonchaient le goudron.

J'avais choisi d'emprunter la route désaffectée de la carrière qui rejoint Avignon.
Autour de moi, une foule d'arbres et de plantes. Arbres pour certains géants, les pieds dans l'eau du contre-canal. Au milieu de la route, le serpent blanc de signalisation était parfois recouvert par le lierre rampant. Et au-dessus de ma tête un vacarme d'oiseaux dans les branches.

Chênes, saules, micocouliers, pins, figuiers.

Deux jours plus tard, mon genou droit était gonflé et je ne pouvais plus marcher. Sans la possibilité de marcher, que me restait-il à faire? Je pensais à Pénélope, recluse dans sa chambre sans Ulysse. Au-dehors le jardin et ses pivoines me narguaient. L'herbe surtout. Heureusement j'ai toujours à portée de main du fil et une aiguille, ai-je pensé.

broderies SD

Oui, broder.
Un alphabet imaginaire, des êtres inconnus.
Un fauteuil?

lundi 6 mai 2013

Eléments nouveaux touchant à l'existence du fauteuil, me dit Bosseigne.

Par téléphone, Bosseigne me dit détenir des preuves que le fauteuil est vivant.
Se reprenant, dit: Joker l'a vu. Tout va bien.
Un instant, je doute encore.
Mais lui: Joker l'a vu, en attente de rénovation, et a vu aussi la Tapissière. Tout va s'arranger.
Je ne réponds rien.
L'histoire serait-elle finie?
Quand va-t-il le récupérer?
Cet été, au plus tard, répond avec un peu d'arrogance Bosseigne, sans doute rassuré que tout ça se termine bientôt. En même temps que ma thèse, ajoute-t-il, comme s'il avait entendu mes pensées.

broderies SD


Plus besoin de partir, plus besoin de tirer des plans sur la comète. Pardon, sur le fauteuil, assène-t-il en éclatant du rire de la jeunesse triomphante.
D'accord.
Le fauteuil est vivant.
La Tapissière va le terminer.
Joker l'a vue, elle et le fauteuil aussi.
D'accord.
Mais Bosseigne ne l'a pas encore, ai-je hasardé avant de raccrocher.

Pour me consoler j'ai repassé dans ma mémoire le film de ces quatre années. Il n'y a pas encore le mot fin, me suis-je dit et alors, j'ai revu la taille souple d'une enfant se dressant hors du fauteuil de ma mère et courant l'embrasser, elle, la disparue. Et puis je me suis demandée comment il était possible de voir la petite fille puisque, selon toute vraisemblance, c'était moi. Ce fut un instant de beauté, avait dit ma mère, plus tard, émue par le souvenir. Mais ce fauteuil ne m'était pas destiné. Ne l'avais-je pas trop bien connu? Pour Bosseigne au contraire, il serait la trace d'un passé enfui qu'il lui faudrait reconstruire. Ce sont les paroles maternelles, sa volonté de montrer à Bosseigne qu'il faisait partie de la famille. A cela, je ne pouvais rien objecter. Et qu'elle le lui ait légué de son vivant était la preuve de l'importance pour elle de ce lien.



Il ne restait plus qu'à attendre la suite.




dimanche 5 mai 2013

Alors il faut partir

C'est ce que j'ai dit à Bosseigne.
Si tu as cette obsession dans la tête, alors il faut partir.
Il m'a regardé sans comprendre.
Puis a soupiré, le fauteuil, c'est ça?
Comme la réponse était évidente, je n'ai rien ajouté.
Partir, partir, mais où et surtout partir pour quoi faire, a marmonné Bosseigne en me raccompagnant à la porte du jardin.

Alors, ce mot ne lui avait pas plu. Il est vrai que faute d'argument, ce mot est d'un usage commode et partant, un peu facile. Bosseigne le perspicace ne s'y est pas trompé. Et puis cette idée de partir, en voilà une bêtise quand on est comme lui en plein travail de recherche, et je ne parle pas du fameux fauteuil, mais des dernières étapes de la thèse qu'il avait commencée à propos des tissus d'origine synthétique et de leurs possibles effets sur la santé. Tout ça est vrai, bel et bien. Et Bosseigne est un jeune homme plein de talent et promis à un avenir radieux, tandis que le fauteuil, lui, a certainement fini son existence dans une décharge. C'était là ma dernière hypothèse dont je n'avais rien osé dire à Bosseigne. Rien ne me permettait d'affirmer une chose pareille. Et pourtant c'était là, une sorte d'intuition, la certitude de ne jamais revoir l'héritage que ma mère avait légué de son vivant à Bosseigne, son anéantissement, sa destruction étant pour moi chose sûre.

Tu rentres chez toi, a demandé Bosseigne, sans vraiment sembler s'intéresser à la réponse que je donnerais.
Non, je crois que je vais marcher un peu, ai-je répondu tandis qu'il revenait vers la maison sans me laisser la moindre chance d'être entendue.
Ce n'est pas parce que nous sommes parents que j'avais des droits sur ce fauteuil et sur la relation que pouvait entretenir Bosseigne avec ma mère et son héritage. Je savais que c'était ce qu'il pensait de mon acharnement à trouver une hypothèse cohérente pour comprendre ce qui nous arrivait.

En fait, il ne nous arrivait rien. En tout cas, à moi, il n'arrivait rien. Comme d'habitude du reste. Quant à Bosseigne, certes troublé par le devenir de son fauteuil, c'était surtout la Tapissière qui l'agaçait, et surtout son silence fuyant. Et puis il avait comme on dit, d'autres chats à fouetter.

Ne devais-je pas avouer, me dis-je en longeant le canal par la route désaffectée de la carrière, que c'était moi la plus troublée. N'y avait-il pas au fond la déception de ne pas avoir reçu en héritage le fameux fauteuil? J'avais croisé au moins cinq traces de voitures carbonisées, repérables aux dépôts caoutchouteux laissés par les  pneus. Des genêts et des arbousiers avaient fissuré le revêtement et la route peu à peu se fendillait et se couvrait par endroits de lierre.


En réfléchissant, ne m'étais-je pas rendu compte que la Tapissière à plusieurs reprises avait égaré ou oublié certains livres que je lui avais prêtés? Ne savais-je pas par avance ce qui allait advenir du fauteuil? Marcher m'apaisait un peu et me permettait de mieux saisir ce que je n'avais pas vu au premier abord, me dis-je. La jalousie. Le désir de vengeance.

Vraiment?

Mais ce n'était pas ça, non, qui me tenait en éveil. Non, je voulais simplement savoir ce que la Tapissière, une amie de longue date, avait fait subir au fauteuil de mon parent, le jeune et brillant Bosseigne, et me dis-je en mettant la clé dans la serrure, Joker ou pas, je trouverais ce qui lui était arrivé.






vendredi 3 mai 2013

Hypothèses au sujet de la disparition du fauteuil de Bosseigne

Evidemment je n'ai pu m'empêcher de me livrer à des réflexions de plus en plus obsessives au fur et à mesure que le temps passait.

L'une d'entre elles me conduisant à la folie, je l'ai écartée d'entrée. Malgré sa grande séduction, je l'écarte encore vigoureusement aujourd'hui, quand elle se fait trop pressante.

Et puis je suis sûre d'une chose: ce fauteuil a réellement existé. Je l'ai bien connu et fréquenté du temps où il trônait encore chez ma mère. Ensuite, je l'ai vu chez Bosseigne, après que ma mère lui en avait fait don. Et Bosseigne est un garçon solide.

porte-bonheurs et amulettes

La Tapissière, me suis-je dit, n'ose pas nous dire ce qui est arrivé à ce fauteuil. Elle connaît l'attachement de Bosseigne pour lui, et le mien. Il est donc arrivé quelque chose de terrible et de définitif.

Quelque chose comme la mort, ai-je encore pensé.

La Tapissière, et maintenant il me semblait qu'il fallait une majuscule pour la nommer car elle avait eu un rôle déterminant dans la disparition du fauteuil, l'avait vendu. L'avait brûlé. L'avait détruit dans une crise de rage folle. L'avait démonté et pas su comment le remonter. L'avait tué.

La Tapissière l'avait fait disparaître. L'avait vendu?

Voilà pourquoi elle n'osait plus, n'en parlait plus, se taisait.

La Tapissière a préféré elle aussi disparaître.

Se faisant fugitive comme le fauteuil, elle a pensé que nous allions l'oublier.
Mais comment oublier le fauteuil familial, comment effacer son histoire?
C'était sans compter avec notre opiniâtre sens familial, aurais-je pu dire à la Tapissière si elle avait décroché son téléphone.

Nous avions, en tout cas Bosseigne, maintenant un atout: Joker.
Et tous nos espoirs résidaient non seulement en sa perspicacité de détective, mais aussi en son surnom et peut-être en quelque chose de tangible qui avait encore la forme d'un fauteuil.

Le fauteuil de Bosseigne.

jeudi 2 mai 2013

Bosseigne et son détective

Bosseigne a des amis, me dit-il.
Un certain Lamb d'abord, un excentrique, confesse-t-il, mais un ami fidèle.
Il lui a offert son aide pour le fauteuil.
Bosseigne a refusé.
Lamb a trop à faire avec son propre présent. C'est un jeune homme plein de talent, très vif. Il vit dans une caravane et écrit une partie du jour et l'autre marche.
Pour désengourdir son esprit. Pour activer le sang de l'écriture, c'est ce qu'il a expliqué à son ami. On ne peut pas demander l'impossible à Lamb, a répété Bosseigne.
Par contre l'aide de Joker sera bienvenue.
En riant, il m'avoue que c'est le surnom d'une de ses amies, passionnée de nature, qui vit elle aussi en Cévennes. Elle a un autre avantage puisqu'elle connaît la tapissière.
Depuis longtemps, ajoute Bosseigne. Joker est la personne qui va m'aider à retrouver ce fauteuil. Ou tout au moins à savoir ce qui lui est arrivé.
En fait, elle ne s'appelle pas du tout ainsi, son prénom est plus romantique et littéraire. Mais un joker, c'est la carte dont j'ai besoin, dit Bosseigne, en rougissant un peu.

Joker?

Je ne lui dis pas que le nom du jeune terroriste américain se prononce de la même manière et que ça ne lui a pas vraiment porté chance, au jeune Djokhar.  Et je n'évoque pas non plus l'émotion ressentie pour ce garçon de 19 ans qui a été tout de suite pour moi un fils avant d'être un homme. Pourquoi ai-je pensé à lui de cette façon, je n'en sais rien. Mères et fils, voilà ce qui m'était venu à l'esprit en pensant à Djokhar. Où était la mère des enfants pendant qu'ils se perdaient à construire des bombes pour tuer on ne sait quelle folie en eux? Bosseigne a à peu près l'âge de Tamerlan, le frère aîné de Djokhar. Ce dernier avait un nom flamboyant, un nom de conquérant et ne l'aura porté que pour mourir. Je n'en parle pas non plus.

Et je ne fais pas remarquer non plus à Bosseigne que mon aide pourrait lui être utile. Je connais la délicatesse du légataire de ma mère. Jamais il ne me demandera de contacter à nouveau mon amie par peur de me mettre mal à l'aise en me confrontant à une impasse. Car, ce que je ne lui ai pas dit, c'est que j'avais fait une nouvelle tentative, tout aussi infructueuse que les précédentes. D'abord par lettre précisant qu'il y avait quatre ans que nous n'avions plus de nouvelles de ce fauteuil. Sans effet. Puis par téléphone sur répondeur. Sans effet là non plus.

Joker sera mon détective, a conclu en riant Bosseigne à la fin de la visite que je lui faisais. Et j'ai failli ajouter, le mien également car cette affaire me concernait aussi. N'avais-je pas recommandé cette amie tapissière, arguant de notre amitié et de sa compétence dans la réfection des sièges  et des fauteuils? Cette histoire est ridicule, avait dit un de nos amis communs, à qui j'avais brièvement raconté les faits.
Vous n'avez qu'à vous rendre chez cette personne et récupérer l'objet du litige.

Dessin de François Ridard


Sauf que...

Mais là encore ni Bosseigne ni moi n'avons rien à objecter. L'histoire paraît si farfelue...ou si simple. A vrai dire, je me suis rendue plusieurs fois chez la tapissière. Sans succès.

Nous avons échafaudé des explications qui sont vite devenues des obsessions. Joker nous sortira de cette impasse en forme de tunnel. Au bout, peut-être Bosseigne verra-t-il en pleine lumière son fauteuil, en vérité celui de ma mère qui le tenait de son père qui lui-même...tout beau dans sa nouvelle version, si beau que peut-être justement il a disparu parce que...Là, il faut attendre. Arrêter de spéculer sur les aventures ou mésaventures du fauteuil de Bosseigne.

Le fait que ma mère soit morte n'arrange rien à l'affaire.
Donnant au fauteuil une puissance nouvelle, qui n'a rien à voir avec son aspect.
En fait, pour le dire court, ce fauteuil nous manque.
A Bosseigne comme à moi.

Nous n'espérons plus qu'en Joker désormais, Bosseigne et moi.