lundi 3 octobre 2016

À Clara, Cécile, Sanda, Eléna et Oui-là,



 
À qui adresser cette énième lettre ?

Ce si pressant besoin d’écrire une lettre trouvera-t-il à la fin ses destinataires anonymes ?

Ou plus précisément certains croisés, rencontrés, l’espace de quelques heures, voire quelques minutes ?

Inconnus dont on ne saura jamais les noms, ni pourquoi ils avaient besoin de nous laisser une histoire, quelques images, avant de nous dire au revoir tout en sachant qu’ils ne nous reverraient plus.

Pourtant il y a des destinataires possibles dont les noms peuvent être écrits ici, noms de filles, noms de fleurs, noms de femmes.

Cécile, Clara, Eléna, Sanda.

Et cet inconnu d’hier, ébéniste de son état qui me déclare ne lire que de la poésie. Le reste m’ennuie, dit-il.

Ou cet autre, un paysan et son employé venus au marché et y découvrant des livres, me raconte son père devenu épouvantail. Ou plutôt les vêtements du père mort. Et chaque fois que je monte au champ, là-haut, c’est la silhouette de mon père que je vois, son vieux blouson en jean, sa chemise bleue.

C’est comme les pieds et les chaussures. Devenues vides, quand l’homme est mort, rien de plus triste, ajoute-t-il en lisant le titre d’un de mes livres.
Je lui raconte que c’était une femme dont j’avais entrevu, après la mort, la penderie à vider de ses vêtements. La mort, ce serait d’abord ça, a-t-il ajouté.

Et puis pour sourire, le paysan a dit : mais les pieds, c’est autre chose. L’érotisme passe aussi par là. Nous avons ri. Le jeune employé a baissé la tête. Les vieux ne pensent qu’à ça, l’amour. Les chaussures aussi, c’est érotique, ai-je ajouté. J’ai pensé aux collectionneurs, aux érotomanes. Mais je n’ai rien dit.

Le paysan souriant m’a raconté Paris et ses chaussures boueuses. Dans le métro, les gens ont tous des souliers propres. Nous avons ri et je li ai raconté les brins d’herbe sur mes chaussures quand je vais aux poules le matin avant de partir en ville.

Et puis les pieds nous entrainent, a-t-il encore ajouté et merci, a-t-il dit encore, avant de s’éloigner. Nous entrainent, oui, comme la belle odeur du foin et des fenouils après la pluie.

L’ébéniste a toujours un recueil de poésie dans son établi, à portée de main pour les coups de fatigue, explique-t-il. Il n’est plus aussi fort qu’avant. La poésie l’aide beaucoup à bien travailler. Timide, il ajoute : à vivre aussi. Il construit aujourd’hui des fours solaires et me détaille les applications pratiques et les temps de cuisson. Eloge de la lenteur, conclut-il. Ce que nous donne la poésie, ralentir. Et il rit. Lui et le paysan sont hommes souriants. Et ici, dans ce creux de montagne, vallée secrète et belle, beaucoup de visages sourient.

Il y a même un suisse et des gens venus de plus loin encore. Tous sont de bonne humeur comme si personne n’était en train de mourir, comme si Alep était sauvé, comme si nous étions tous en train de vivre des moments joyeux et sans arrière-fond de violence, de doute et de douleur.
Comme si la montagne et les vallées avaient aspiré – le temps d ‘un dimanche- le mauvais du monde.

Et pourquoi pas ?

Une femme s’approche, elle est petite et vient de très loin pour acheter des livres et rencontrer des auteurs. Elle caresse les ouvrages, en achète beaucoup, avoue n’avoir qu’une addiction, celle-là, et devant mes chaussures vides, dit : j’ai perdu un enfant, tout petit, et depuis je lis beaucoup.

Et puis Leopardi entre en scène, doucement, avec Elena. La langue italienne et la poésie sont au cœur de notre échange. Elle cite de mémoire :  Silvia rimembri ancor il tempo di tua vita mortale...Et mon prénom, dit-elle, Sylvie, n’est pas un hasard. Nous évoquons aussi le Zibaldone et Recanati. Il y aurait tellement à dire, ajoute-t-elle mystérieusement. Elle habite un petit château qu’elle vient d’acheter. Une folie, qui doit pourtant les faire vivre, elle et sa famille. Nous nous reverrons.

Et cette lettre, en est-ce vraiment une ? Je ne peux l’envoyer à ces gens de rencontre, alors la voilà…

Sylvie D.

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