samedi 5 décembre 2015

Langue de trahison. Bouche rouge.


Se potessi scrivere bene in italiano, direi : lingua di traditori.
E poi.
Mais non. Aucune langue n'est celle du traître. Ni de l'assassin.
Pourquoi l'italien est mort. Perchè. A cause que.
La langue arabe n'est pas responsable de la folie des uns.
En elle comme en allemand tant de douceur qui passe par la gorge.
La musique de Bach n'est pas la musique inventée par les nazis.
Pourtant. Je repense aux paroles si dures de Jankelevitch.
La langue italienne nous retient dans sa bouche.
Bouche aux lèvres peintes, comme la bouche de la mort.
Lèvres rouges sur masque de mort.
Que faire de la lingua italiana? Pero...Non lo so.
J'aimerai toujours Caproni, Ungaretti e tanti altri.
Amici.
Poeta.
Ma.

La mia madre diceva: italiens traîtres. Bêtise. Maternelle pour un(e) idiot(e) maternel(le). A cause de la guerre. E poi.
Bizarrement celui qui est trahi ressent de la honte à l'avoir été.
Comme si la maladie l'avait à nouveau désigné.
Le rire lui est encore possible.
Mais revenir au bleu?
Sur les corbeaux portugais brille un peu de cette couleur.
Revenir vers cette langue.
Remplacer la souplesse de la danse italienne par la raideur portugaise.
Et son jeu en bouche: chut, chut.
Ce que nous savons.
Ce que nous ignorons.
Mon cher Bosseigne.
L'être à l'envers.
Le 13 novembre un monde a cru mourir.
Ce n'est pas fini.
Tout se poursuit.
Même la trahison.
Et l'amour?
Aussi.

vendredi 4 décembre 2015

Monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé, relisant Mandelstam.

Quels sont les noms des endroits où le Blond et moi marchons?
Ici comme ailleurs, tout a un nom.
Quartier de la Condamine.
Chemin du Pigeonnier et de la Maison basse.



Landes, taillis, vergers, tout s'est mélangé. Confusion d'herbes, d'ombres, de couleurs.
C'est ici que nous marchons ce matin. Sans Bosseigne parti vers d'autres solitudes.
Nous allons en compagnie d'une colline, et de ses feux d'automne.
Le chien a cru voir un cadavre sur le goudron de la petite route. Vite.
Je l'ai suivi, croyant moi aussi à une mort emplumée.
Effraie, faucon crécerelle, buse peut-être ou faisane échappée loin de son chasseur.
Ni l'une ni les autres.
Une carde, tombée d'un tracteur où ses congénères s'entassaient en prévision des fêtes de fin d'année.
Le chien et moi étions un peu déçus. Nous nous étions trop vite emparé d'un rêve de plumes et nous nous retrouvions en face de traditions provençales qui parfois agacent tellement.
Ce matin pourtant, j'avais disposé sur une assiette lentilles et grains de blé mis à germer.
Il y a des rites qui réconcilient et d'autres qui.
Je n'ai pas trouvé le verbe.
Qui ne boutiquent pas. Qui séparent. Des rites qui referment le paysage et d'autres qui l'ouvrent à la steppe, ai-je pensé. Le chien reniflait les sentes entre les herbes sèches: passage de bêtes sauvages jusqu'en plaine. Un rite pour un chemin frayé à peine.

J'avais en mémoire une phrase de Mandelstam dans le Voyage en Arménie :
"...un homme acclamé pour n'être pas cadavre encore."
Et là, une carde décevante de n'être pas oiseau.
Un certain désordre alors?
L'ordre doré de l'hiver régnait autour de nous. Pas de monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé.

Au soir, que reste-t-il quand le ciel change sans cesse?
Annette. Les halliers, le jeune homme et le médecin, un couteau aussi et le sang. Et les bleus changeants.  A les regarder, on ne peut croire que ce monde va disparaître et pourtant de minute en minute le ciel. Rouge et bleu.
Comme nous ne pouvons penser notre effacement.
Nous cherchons à découvrir des signes encourageants.
Nous allons vivre. Encore.
A cause du jaune éclatant des érables sur la rive droite du Rhône.
D'un trait de lumière qui joue dans l'herbe brusquement.
Nous y voyons des signes, mais ce sont des illusions, dit Bosseigne.
Coups de feu: le chien se met à courir. Je crie dans la nuit aux chasseurs de retourner dans le livre.
Ils ne m'entendent pas. Ca claque encore. Le chien disparaît. Moi aussi.
Annette, gentiment, m'aide à tout faire rentrer dans l'ordre.
Je suis très fatiguée tout à coup.

Besoin que Bosseigne rentre.
Besoin d'un regard.
Le chien ne suffit pas.
Il le sait, s'agace de ce qu'il perçoit au dehors.

Sur la table, devant la fenêtre noire, livres empilés.
Amicaux. Mais sans regards.
J'attends un regard amical. Qui ne vient pas.
Livres de plomb et de papier mâché.
"Portes du coeur, chien battu, je vois un temple, je tremble, que se passe-t-il?"
Alejandra sort du jardin aux statues brisées. Vient à ma rencontre.
M'aide à devenir aveugle à mon tour.


Pourquoi Sebald était-il tellement fasciné par les yeux au point de redouter de devenir aveugle, du moins est-ce ce qu'il raconte, se souvenant  des "peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l'obscurité qui nous entoure" au contact d'animaux enfermés dans le zoo d'Anvers.  A cause de leur gémellité?
Deux yeux, un seul regard.

Et ce mystère du nom de Gregor. Utilisé deux fois, Austerlitz, les Anneaux de Saturne.
Emprunté à Kafka.

Et ici? Sur la carte, quels noms retenir, voler, inventer?
Peut-être, demain, boutiquer en cupesse un itinéraire nouveau?

Et toujours pas de fauteuil.
En cette fin du monde, nous serait-il rendu?

"Si célébrer était possible."


(citations en italiques: Alejandra Pizarnik, Extraction de la pierre de folie)





mercredi 2 décembre 2015

Se réveiller triste ne permet pas de boutiquer, ni de faire cupesse dans le pré.

Est-ce qu'une cupesse se boutique, demande Bosseigne.
Boutiquer sa journée en toute sérénité, est-ce possible?
Tu ne réponds pas à la question.
C'est une histoire d'alphabet. Après le A...
Le B. comme bienveillance, bonheur, bonjour!
Et le C comme cupesse, c'est ça?
Ou cul par dessus tête?
Et encore culbute, carambole, carrosserie de hasard, les mots!
Et contentement, pour dire le paradis.
Difficile, quel désordre!
Pas la lettre D, Bosseigne, restons-en à C. Se contenter.
De peu?
Non, de ce café, du côté où nous sommes, du coin doré sur la façade des voisins ce matin.
Se cloîtrer dans le contentement de soi, en ce moment, me paraît une.
Connivence avec l'ennemi?
Une désertion.
Non, je ne crois pas. Se réveiller triste ne nous permet pas de boutiquer, ni de faire cupesse dans le pré.
Tu y reviens?
Au pré? Plus que jamais quand il est ourlé de givre comme aujourd'hui.





Là nous avons ri tous les deux.
Nous imaginant cabriolant trempés dans la fraîcheur matinale.
Et ensuite courant vers la maison et son feu.
Mais nous sommes restés assis, l'un en face de l'autre, à nous contenter de ce café colombien de première qualité.


Mais. Lectures. Rappel à l'ordre des douleurs. Ombres de nos mères. Mots de Claude Favre. Aphasies. Nuits.
"_d'une longue douleur _Pavese_et d'un long silence" (#poissons crevés_rustines)

Puis.
"Réveil traversé de frissons sans cesse renaissants. Jamais encore un tel saisissement après un rêve."
Encore Gustave Roud. Nuits blanches plus souvent qu'à mon tour. Chutes. Disparitions. Larmes.

Le sourire revient dès que certains visages en mémoire reviennent. Les cauchemars de la nuit dissipés par deux yeux noirs et un visage d'enfant rieur. Dès que Bosseigne prépare le café. Dès que l'odeur du jour comble le trou de la nuit.

Me revient cette idée de Sokorov que la peinture européenne a inventé le portrait. C'est une idée réconfortante. Avant le cinéaste russe, lecture éclairante de Lévinas. Pour Sokorov, ces visages de nobles et de rois sont en fait avant tout des visages d'humains qui n'avaient rien d'exceptionnel, des visages qui nous parlent directement. Mais n'est-ce pas le cas pour tout portait? L'Egypte, Rome nous ont donné des visages qui ont requis notre attention durablement, se sont mêlés à nos souvenirs et continuent à vivre en nous.
Il y a les portraits du Fayoum, pour moi si importants qu'au Louvre je commence toujours par là. Dans ces regards, je croise des êtres encore en vie. Des fils, des pères, des jeunes fiancées.

Et maintenant? questionne Bosseigne qui considère avec curiosité le livre orange posé près de moi.
Peut-être je te lis un peu de Khlebnikov?
Le mollah des fleurs?
Un extrait des Voix et Chants de la rue.

-Le Tsar!
Et nous!- Et nous nous nous regardons et nous    nous  regardons!
Les tsars  les tsars tremblent!
Le grand prince
Quoi? ça commence déjà?

(Il regarde sa montre)

Oui    c'est l'heure déjà!


(extraits de Claude Favre et Khlebnikov, traduction Yvan Mignot, dans la très belle revue Camion d'octobre 2012/ film Francofonia d'Alexandre Sokorov)