mercredi 12 octobre 2016

Lettre à une dame de rencontre que la vie bouscule,

Elle est maigre, corps d'enfant, cheveux ras.
Sort de la pharmacie en râlant.
Se plante devant moi qui attends à l'arrêt du bus.
Se met à me parler.
Vieille, mais quel âge?
Silhouette un peu tordue, un peu bossue, épaule droite nettement plus haute que l'autre.
Pull vert et jeans étroits.
Baskets.
Un grand sac à l'épaule.
Me dit chercher un médecin, il est midi, c'est fermé, pas là.
Je lui conseille d'attendre cette après-midi.
Mauvais conseil.
Pas le temps. Maintenant.
C'est pour un vaccin, dit-elle encore. C'est pressé.

Je ne sais pas quoi dire.
Elle reprend: dans le quartier, vous en connaissez?
Elle précise: des médecins.
Je tente une explication vaine.

Soupirs. Puis cette phrase que depuis hier je cherche à retrouver dans son exactitude, avant qu'elles (la femme et sa phrase) ne disparaissent à tout jamais dans le puits noir de la mémoire. Plus tard, je la noterai pour ne pas l'oublier. Puis je roulerai en boule le sachet sur lequel j'avais écrit, le jetterai sans y penser et le camion des éboueurs l'emportera ce matin même avant que je ne puisse le récupérer. Enième disparition.

Alors tenter d'entendre à nouveau la phrase sortant de la bouche fatiguée de la vieille femme à la recherche de son médecin.

La vie vous bouscule drôlement. Ou: on est drôlement bousculé par la vie. En partant, elle s'est retournée, drôlement faire vite, elle m'a jeté ces trois mots dont bizarrement je me souviens et elle est partie, toute emportée par son sac et l'urgence de trouve un médecin pour lui injecter le vaccin qu'elle venait d'acheter.
Écrire: faire vite?

Je ne sais pas retrouver la phrase exacte. Mais m'en rapproche. Ce qui m'avait surprise, arrêtée, c'était la tournure et la place du sujet. L'oubli est le plus fort.

Elle a enchaîné: faut toujours se dépêcher, tout ça vite et puis on est esquinté, et ce vaccin, pourquoi le médecin à midi il ferme?

Je me demande si nous n'avons pas le même âge tout à coup.
Et à haute voix je dis: il a dû aller déjeuner. Et  je regrette aussitôt le mot. Manger aurait été plus net.
Je me demande aussi ce qu'elle transporte dans son cabas porté à l'épaule. De quoi manger à son tour?
Sans oublier le vaccin.
Dessin SD


Puis l'oubli gagne.
Du terrain.
Comme toujours.
Ma lettre s'interrompt et d'ailleurs, est-ce vraiment à elle que j'écris, petite dame au corps tordu et malmené sitôt croisée, sitôt enfuie?

Et puis glisse sur la table d'écriture, un petit livre, on dit une plaquette, le poète Jacques Josse aime beaucoup ce mot et du coup moi aussi. Windstoss. Le coup de vent violent est pourtant annoncé pour demain. Orages et vents violents, a dit la météo.
Un vaste jardin s'ouvre, effaçant du même coup la rue et le trottoir où une phrase se perd. Où une petite silhouette maigre et bossue se hâtait sans espoir.
Et tout soudain, entre la lumière dans la chambre: "Felicitas Frischmuth vit entre six peupliers et des pierres venues de partout, que des sculpteurs, venus de partout, , ont travaillé et qui, d'année en année depuis plus de 30 ans, de prairies en prairies, et dans les champs, et près des sources, et au bord des routes, témoignent, chacune à leur façon, du réel du monde".

J'aime que Bernard Vargaftig, poète et ici traducteur, ait compté au jardin de Felicitas les six peupliers. Ils se dressent d'ailleurs autour de moi comme autant de présences. Même si les deux poètes sont morts, les arbres et les mots vivent encore.

Tant pis pour cette phrase perdue.
Du coup, grâce aux peupliers et aux poèmes de Felicitas Frischmuth traduits par Bernard Vargaftig, l'oubli pèse moins.
Allège un peu la besace lourde que portait ma dame de rencontre.

La carcasse est dure
le contour est lourd
le nuage léger
nous marchons
ce qui est ferme est la courbe
le pas de vis retient l'eau

Ma dame tordue s'éloigne, carcasse.
Et les nuages continuent.
On regarde le ciel.
On attend.
Demain?



 






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