À qui adresser cette lettre ?
Aux lecteurs de Sebald d’abord. À tous les
autres ensuite.
Séjours à la campagne, Sebald. Livre emporté pour
ce voyage portugais. Lu, relu. Particulièrement le texte sur Walser qui me met
le nez dans mon impuissance à écrire sur Bascoulard. Obstination, comme l’écrit
Sebald qu’ont les écrivains vieillissants « à passer à côté de la vie ». C’est une sorte de trouble du
comportement que Sebald décrit comme une compulsion maladive, cette « terrible opiniâtreté des hommes de
lettres ». L’alignement de phrases et de mots mis ensemble devient si
fortement nécessaire que le sommeil même en est rempli. L’écrivain insomniaque
dresse des listes, invoque ses dieux secrets, se tourne et retourne sur un
matelas de noires pensées sans trouver l’issue qui le libérerait un temps de
son obsession.
Mais Sebald meurt avant que ce travers qu’il
dénonce si justement ne l’atteigne. Un choc brutal interrompt sa vie en 2001.
Je me souviens de mon ressentiment comme à l’annonce de la mort de Thomas
Bernhard.
Volée, en deuil de tous les livres qu’ils
n’écriraient plus. Voilà ce que j’éprouvais alors. Or, chacun sait que les
éditeurs ont de la ressource et n’hésitent pas à publier les inédits de leurs
auteurs après leur mort, ce qui console leurs lecteurs et perpétue la mémoire
des disparus. Surtout s’il s’agit d’écrivains renommés comme Sebald ou
Bernhard.
C’est le cas du livre que je lis et relis,
publié en France à titre posthume en 2005. Mais les textes du recueil ont été
écrits, comme le dit la quatrième de couverture, quelques années avant la mort de Sebald et publiés en allemand en 1998. Pourtant, dans l’avant-propos
que l’écrivain a rédigé, il écrit qu’il
veut rendre hommage à ses auteurs de prédilection (dont Robert Walser
n’est pas des moindres) avant qu’il ne
soit trop tard. Comme si.
Hier soir, sentant venir l’oppression nocturne,
je suis sortie marcher dans le jardin obscur. Parfums puissants, chants
secrets, le paradis poursuit sa vie la nuit à l’insu des humains et de leurs
inquiétudes. Sans doute les paons et les oies dorment-ils, mais toute une vie
s’agite dans le noir qui n’a rien de menaçant.
Les sons m’ont rappelé que je n’étais plus dans
un jardin français. Ici on entend des grillons et les moteurs des véhicules qui
transitent par la route de Mértola n’ont pas le même écho sonore. La douceur de
la température a quelque chose d’insolite. Inutile de se couvrir pour aller
dans la nuit. La maison est plus fraiche que le jardin.
Et moins parfumée.
Sur la route, en Espagne, j’avais remarqué que
le pare-brise se constellait d’insectes, ce qui est rarement le cas sur les
routes. En France comme ailleurs. Nous traversions une étrange région, ayant
quitté la jolie ville d’Almagro et roulions vers le sud. Nous avions croisé des panneaux qui nous
demandaient d’être vigilants : un animal aux oreilles pointues était
dessiné dans le triangle bordé de rouge. Il fallait veiller à ne pas l’écraser.
Un lynx ! Autour de Mértola, on trouve le même genre de panneau. Et ici
les pies sont bleues, superbement bleues. Et tout aussi voleuses qu’ailleurs, a
confirmé Louie.
En rentrant dans la maison, j’ai noté sur un de
mes cahiers ce que je ne voulais pas oublier de développer aujourd’hui. Si je
parvenais à écrire un peu. Dont cette remarque sur la perception sonore d’un
lieu. J’aurais pu en parler avec Gabriele, me suis-je dit. Mais en anglais,
c’est difficile d’expliquer ce qu’on a déjà du mal à dire dans sa propre
langue.
Et ce matin, je n’ai pas retrouvé mes notes.
Il faut dire que j’ai emporté cahiers et carnets
en grand nombre. Du coup, même si j’écris assez peu, je ne sais plus sur quel
carnet mes notes sont restées. Ai-je cru qu’ici tout viendrait facilement comme
si la magie d’un exil volontaire allait ouvrir quelque vanne restée fermée
jusqu’alors ? Même la lecture reste difficile. Je lis et relis les guides
qui s’entassent un peu partout dans le couvent, et ce, de manière répétitive
comme si allait jaillir de cette nouvelle compulsion les lignes espérées. Il
n’en est rien.
Seules les lettres quasi quotidiennes me sont
venues facilement, peut-être parce qu’elles feignaient de s’adresser à quelques
destinataires dont je savais qu’ils étaient prêts à cette lecture, l’attendant
avec bienveillance. Et puis, le propre des ces textes étant de raconter,
c’était assez facile de les écrire. Au voyageur, il arrive un tas de choses, qui,
même si elles sont de peu de poids, deviennent intéressantes une fois
racontées. Et joue à plein la magie des distances.
Telle la rencontre de la guide des mines de Sao
Domingos dans une boutique de Mértola. Sa voix grave nous a fait nous
retourner. Madame comprenez-moi, l’avions-nous appelée entre nous, parce
qu’elle répétait cette expression fréquemment en nous regardant dans les yeux.
Elle avait fait le choix de nous parler en français, ce qui était pour elle un réel
effort. Ses explications étaient ponctuées de comprenez-moi qui rajoutaient encore plus de sérieux à son
discours. Sans doute voulait-elle plutôt nous demander si nous la comprenions.
Mais nous, sous le charme, nous l’écoutions sans lui répondre autrement que par
un silence attentif. Et voilà qu’elle entrait dans notre magasin habituel, là
où nous achetons les amandes et les légumes dont nous nous régalons. C’était un
événement. Minuscule certes. Mais qui pour nous rapprochait distances et circonstances.
Une visite dans les mines de Sao Domingos, lieu porteur de souvenirs douloureux
et Mértola où nous logions, son Convento, ses belles maisons blanches, sa
douceur. D’un côté un lieu mortifère et de l’autre, un jardin gorgé de vie.
Notre guide nous a salués. Je ne suis pas sûre
qu’elle nous ait reconnus. D’ailleurs elle s’est adressée à nous en anglais. Elle
venait faire ses courses tranquillement et croiser notre chemin pour elles
n’avait que peu d’importance.
Même chose, ai-je pensé, pour les pies.
Communes, elles abondent dans nos jardins en France et nous avons tendance à
les exécrer pour les vols de grains et de fruits dont elles se rendent
coupables et sont coutumières. Mais ici, leur couleur bleue les métamorphose en
oiseaux de paradis, si forte est la tentation, pour le voyageur, de transformer
ce qu’il voit en petit miracle. Et je n’oublie pas où je suis. Loin de toute
toile-texte où broder le nom de Bascoulard à l’envers.
Draluocsab.
Nom si proche du silence.
Et de la frontière.
S.
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