Mais voilà que tout change. Le brouillard recouvre le couvent. Tout est estompé et mouillé.
Et puis on m’a offert une montre. Cadeau à porter
élégamment au poignet.
Désormais le temps m’accompagne partout.
À Mértola comme chez moi de l’autre côté de deux
frontières.
Nuit et jour.
De ce côté du monde comme de l’autre.
De jour comme de nuit.
Dans un sens comme dans l’autre.
Tête en haut, tête en bas.
A gauche comme à droite.
On ne choisit pas son temps.
Il nous mesure.
À la différence de nos pas.
Qui vont comme ils viennent.
Tandis que le temps reste identique.
Immuablement mesuré.
Le temps me possède si je possède une montre.
Et non l’inverse dans l’ivresse.
Quant à Bascoulard il va falloir que je me
renseigne.
S’il se déguisait sans cesse, se costumant en
femme, portait-il au poignet gauche comme moi à présent une montre
élégante ? J’ai emporté dans le grand carton à dessin noir une série de
coupures de presse où on le voit en différentes circonstances. En cherchant
dans les coupures de presse j’ai retrouvé ce texte écrit de sa belle écriture
et si plein de cet humour qui le poussait à braver l’opinion commune :
Mes estimables contemporains,
Las !
L’histoire se continue. Le progrès matériel est certainement manifeste, mais la
psychologie humaine n’est pas meilleure qu’au temps des plus anciennes races
dites civilisées.
Nous mourrons
tous, tout au moins, avec la conscience tranquille.
Bonsoir, mes très
chers- .
Sur les photos jointes aux articles de presse
aucune trace visible d’une montre. D’ailleurs, qu’en aurait fait Marcel
Bascoulard ? Il suffit de regarder le ciel et on connaît l’heure qu’il
peut être. En 1952, il figure sur une photo qui le montre, très élégant et bien
coiffé, à une soirée donnée à Bourges au parc Saint-Paul, la Nuit de
l’élégance. En smoking, grâce aux soins de deux frères amis de l’artiste,
Marcel Bascoulard fait son entrée dans le tout-Bourges ébahi de découvrir un
dandy discret et souriant. Mais on ne voit pas s’il porte une montre.
Monsieur
Gutenberg, c’est ainsi qu’on le nomme à Bourges, m’a donné coupures de presse
et affiches concernant l’artiste errant
dont il est un fervent admirateur. Sur aucune, comme sur les photos que
je possède, le peintre ne porte une montre. Qu’en aurait-il fait ?
Gutenberg comme d’autres berruyers a été frappé par la liberté de Bascoulard,
sa lucidité intransigeante, son amour de la vie aussi. Malgré tout ce qu’il
traînait après lui. La capacité de transformer le malheur de son enfance en
liberté n’est pas donnée. Son assassin n’y est pas parvenu, si tant est que ce
soit bien Jean-Claude Simon dont l’enfance n’a guère été plus heureuse que
celle de celui qui allait lui servir un temps de père adoptif. Une histoire de
fils et de pères ratée où la rencontre ne s’est pas faite ? Bascoulard a
su remplacer la violence de son père par une forme d’humour et un choix de vie
bien à lui. Nul doute pourtant que sa solitude ait été grande, mais il avait su
inventer une machine bien à lui pour échapper au malheur. Même s’il n’a pu
éviter l’assassinat final, plein de bruit et de boue, provoqué, a-t-on dit, par
le supposé magot que le peintre-poète aurait accumulé. Quand on lit l’article
de 1978 qui relate l’arrestation de Jean-Claude Simon alors âgé de 23 ans,
signé de Francisque Deschsger, on a l’impression que le destin a tenu
absolument à croiser les deux existences. Le journaliste se plaît à tresser la
vie du « pauvre » enfant avec celle de Marcel Bascoulard. L’assassin
est depuis l’enfance un malheureux, sans doute attardé mental, un orphelin
adopté marqué par une peur terrible, dit l’article, que sa rencontre avec
Bascoulard va marquer durablement alors qu’il n’a que dix ans. Sans doute le
journaliste brode-t-il, lui qui décrit le peintre à l’aide de
l’expression : clochard fabuleux. Et pourquoi pas céleste tant qu’on y
est ! Et on n’en est pas loin en effet. La beat génération n’est pas qu’un
souvenir, elle se poursuit et le rédacteur de l’article, peut-être vaguement
admirateur de leur liberté, construit un roman où s’entrelacent différents
thèmes susceptibles de plaire à ses lecteurs. On lui a donné toute une page et
il en profite. De plus sur l’autre page, il a pu collecter de nombreuses photos
où l’on voit même le clochard voter. Un petit encadré reproduit en noir et
blanc une toile du peintre. En fait, un dessin aux craies de couleur.
En 2014, une
série d’articles reviennent sur le personnage de Mercel Bascoulard. Il faut
dire qu’il fait partie des dessinateurs que montrera Frédéric Pajak dans une
exposition à la halle Saint-Pierre. Ses dessins voisineront avec ceux de Tal
Coat, Valloton, Alechinsky et bien d’autres dont Victor Hugo. Le petit peuple
de Bourges se rengorge et ceux qui ont eu la chance d’échanger un peu d’argent
contre un dessin se rendent compte qu’ils ont acquis un trésor pour trois fois
rien. Il n’y a qu’à aller sur le bon coin pour s’en rendre compte, m’a dit une
amie. Le journaliste a choisi comme titre : Bascoulard superstar début
2015 à Paris. On parle même d’une émission de télévision. C’est la consécration
posthume. Impossible de ne pas penser à Louis Soutter.
Ce qui étonne,
c’est comment on passe du mépris à l’admiration. Dans les deux cas, la mort est
nécessaire. Elle permet la distance et l’oubli. Les infréquentables d’hier sont
des artistes à part entière, une fois enterrés. Leur œuvre peut être considérée
à part entière et surtout, estimée à sa valeur artistique marchande. Quelques
années suffisent. Et hop !
Il y a
cependant des différences entre Soutter et Bascoulard. L’un a été mis sous
tutelle et a vécu dans un asile de vieillards une partie de sa vie, même s’il s’en
échappait souvent et n’y était pas prisonnier. Bascoulard est resté libre toute
sa vie, arrêté une fois par les Allemands en 1942, mais vite relâché, a comme
Soutter pu exposer ses œuvres de son vivant, une fois à Paris en 1937 et une
autre fois à Bourges en 1968. L’autre différence, c’est leur origine sociale.
Bascoulard était irréductiblement pauvre et fier de l’être. S’il aimait les
tissus, il n’était pas amateur de beau linge comme Louis Soutter, toujours prêt
à des achats somptueux. Et s’il apparaît tel un dandy à la Nuit de l’élégance
en 1952, c’est grâce à la bienveillante attitude des frères Legrand qui lui
offrent le smoking de leur père. « Il avait pile-poil les mêmes mesures
que mon père », a confié Pierre Legrand au journaliste.
Aujourd’hui nous
avons changé d’heure.
De ce côté-ci
du monde.
Et de l’autre.
Sans doute
pour ça que tout est blanc et rayonne doucement.
Je file à
Mértola chercher du pain.
Ici pas de
four, pas de pain.
Une habitude
abandonnée le temps de l’écriture.
Je pétris une autre
farine.
SD
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