Femme et chiens,
une tentative de
photographie rêveuse
« Pourquoi me
mouvoir malgré moi,
pourquoi ne puis-je être
immobile ? »
Pablo Neruda, Le Livre
des Questions
« Ceux qui ne
bougent pas ne sentent pas leurs chaînes. »
Rosa Luxembourg
D’abord laisse-moi te montrer la femme.
D’ici tu l’aperçois.
Elle n’est pas seule. Jamais. Elle vit entourée de
chiens. Tous malades, estropiés, rescapés d’on ne sait quel enfer. C’est la
raison de leur adoption. S’ils étaient des chiens normaux, ils n’auraient pas
besoin d’elle.
Sa cabane, ou sa maison si tu préfères, a la forme
d’un abri de fortune. D’infortune, plutôt. Cette femme, maintenant tu la vois.
Pas jeune, pas vieille.
Au milieu de ce terrain nu et à côté de la cabane,
avec les chiens, par tous les temps, elle vit. C’est une étrangère mais si
intimement liée à la nature minérale du lieu que personne ne dirait ce mot en
parlant d’elle.
Comme ses chiens malades et estropiés, la femme est
recueillie par les gens du village. En silence. Sans déclaration d’amour
réciproque.
Non qu’elle manque de quoi que ce soit et encore moins
d’argent.
Le dénuement lui sied.
Et les chiens.
Leur présence autour d’elle, qu’ils soient petits ou
très gros, sur trois pattes ou se traînant à même la poussière, est un
réconfort.
Cette femme, je ne la connais que par ces mots, femme
et chiens, solitude aussi.
Mais aussi par celui-la : mère.
Ou encore plus aigu : fille, sa fille. Toi ?
Je ne peux décrire davantage parce que je ne suis
jamais allée aussi loin.
Mais comme moi tu l’aperçois.
Et ses yeux comme des flèches, tu les vois.
Un peu plus loin de nous, regarde : un homme sans
bras droit.
C’est étrange parce que cet homme écrit. Il se sert de
sa main gauche mais il dit qu’il est droitier. Il écrit presque avec aisance.
Des ordonnances.
Ce bras absent, j’ai mis du temps à voir qu’il
manquait.
Non pas à cause de la prothèse.
J’étais si malade de peur que je n’avais rien
remarqué. Je ne voyais rien.
Cet homme écrit de la main gauche en tenant son papier
avec sa main droite, une prothèse.
Et moi, je lui souris, aujourd’hui j’ai moins peur.
Nous échangeons nos impressions. Je lui donne mes livres. Il dit qu’il les
aime. Il lit la nuit.
Cet homme veut écrire des romans, je crois, et le
faire dans un aéroport. Il dit qu’il aime les salles d’attente.
Pas toutes. Celles des aéroports, oui. Des hôpitaux,
non.
Moi aussi je lui avoue que j’aime beaucoup ces lieux
de transit que sont les salles d’attente des aéroports. Celui de Tunis par
exemple.
Cet homme manchot ne dort pas beaucoup la nuit. Il a
des insomnies.
Il lit la nuit.
Ce qui ne l’empêche pas de soigner les autres malades
le jour.
Ce qui lui manque sans doute le relie à ceux qui,
malades, viennent le voir et à qui la maladie est en train d’enlever une partie
d’eux-mêmes.
Plus loin. Cet homme n’a plus sa jambe gauche.
Est-ce que tu l’aperçois ?
Il est plus jeune que les deux premiers.
Mais lui a été très malade.
Et on lui a coupé la jambe. Amputé.
C’était un sportif. Très actif.
Maintenant il est un homme à qui manque la jambe
gauche.
Il continue à soigner les gens qui viennent chez lui
pour souffrir moins.
C’est un bon thérapeute. Il sait se taire et écouter
le corps impuissant de ses malades.
Comme tous les malades et les soignants, nous nous
voyons le jour. Uniquement.
Il est plus jeune que le médecin écrivain des
aéroports. Je ne sais pas s’il serait tenté par l’écriture et le voyage.
Tout son être est fait de silence. C’est un homme
grand et bien bâti.
La maladie lui a enlevé une partie de lui-même.
Maintenant il travaille à réparer d’autres hommes.
En silence. Légèrement souriant. A peine.
Ces deux hommes sont mutilés.
Ces deux hommes soignent d’autres hommes.
On a soigné leurs blessures, on a cautérisé les
plaies.
Puis on a fabriqué des prothèses pour remplacer les
membres manquants.
Ils vivent cette absence avec élégance. Comme des
mathématiciens devant une équation parfaite, ils s’efforcent de se déplacer
avec légèreté.
Sur le poteau, regarde : recherche perroquet
apprivoisé.
Je ne sais pas ce que signifie la disparition des
membres des deux hommes dont je viens de te montrer la silhouette.
Ni le retrait de cette femme au milieu de chiens
estropiés.
Mais la disparition du perroquet a-t-elle un
sens ?
Son étrangeté d’abord : un oiseau prisonnier a
retrouvé sa liberté.
Tous les oiseaux sont mobiles et vont et viennent.
Quelques-uns sont encagés, non parce qu’ils auraient
perdu une aile mais parce qu’un humain en a décidé ainsi. Ou alors retenus par
une chaîne. Bagués.
Ce perroquet, que fait-il de sa liberté ?
Que va-t-il perdre maintenant qu’il a regagné le
ciel ?
Comme moi, tu n’en sais rien. Nous levons la tête.
Rien. Des faucons tournent autour de nous, nuage rose et doux du
saint-Esprit. Eux n’ont pas la parole et ne sont pas attrapés pour leur
mimétisme. Ils volent très haut.
Que cherchons-nous qui manque ?
La jambe de l’un, l’amour de l’une et le bras de
l’autre ?
Je ne sais pas plus que toi ce que signifient ces
histoires mises bout à bout. On me dit : ça n’a pas de sens.
Je vois tout de même une direction : tête
renversée vers le ciel.
Ou un chant baroque de lamentation qui devient peu à
peu chant de joie.
Les couleurs du perroquet ont envahi nos pages. Ce qui
te fait sourire. Flaubert avait aussi son perroquet, il en a fait don à ses
lecteurs dans Un cœur simple, un perroquet empaillé devenu l’incarnation
du Saint-Esprit. Nous fait-il sourire, ce pauvre volatile aimé de la servante
Félicité ?
Il nous faut garder ici un peu de place pour le
silence.
Sauter une ligne, peut-être.
Regarder les jeunes filles sur la terrasse de la
maison, en train d’équeuter les haricots verts, mettant d’un côté les déchets,
petite montagne verte, et de l’autre, dans le grand saladier bleu, les haricots
prêts à cuire. Admirer les gestes gracieux et les bavardages. La main qui
découpe avec précision et rejette ce qui n’est pas bon. Puis à nouveau
revenir à l’intérieur.
Ton sourire est droit, comme toi, tu l’es. Et j’ai
besoin de ce regard-sourire qui me fait continuer à raconter ce que certains
croiraient sans queue ni tête.
En tout cas le perroquet disparu nous fait sourire
alors que quelqu’un se lamente de sa disparition. Ecrit un avis de recherche,
le colle sur les poteaux électriques et les vitrines des magasins. En vain.
Ni la femme aux chiens si lointaine, ni le médecin au
bras coupé, ni le soignant à la jambe manquante ne le plaindraient. Mais plutôt
se réjouiraient de l’envol de l’oiseau de feu. Comme nos chers faucons
crécerelle.
Je vous emmène à Sfax, dit la radio musicale que
j’écoute.
Une fille est en ce moment à Sfax. Peut-être le
perroquet a-t-il volé jusque là et le vois-tu, au-dessus des arbres hésitant à
se poser. En tout cas, d’ici, si loin, nous l’apercevons et nous rions de ses
hésitations.
Un perroquet à Sfax, quelle incongruité, diront les
plus raisonnables. N’est-il pas le seul oiseau à savoir dire Ave Eva, Eva
Ave ? C’est la raison pour laquelle il figure parfois sur l’arbre de
la connaissance, entre Eve et Adam, comme par exemple dans le tableau du
Titien.
Mais toi, comme moi, aime ces petits décalages qui
permettent d’entrer dans un royaume mystérieux dont la clé se cache dans le
plumage coloré d’un oiseau bavard, dans la prothèse inerte d’un malade ou dans
les aboiements de chiens estropiés.
La grammaire nous aide dans ces moments entre les
mots, entre les phrases même.
Nous glissons d’une langue à l’autre, de celle psitacosique
du perroquet à celle, mutique, des prothèses en tous genres.
De disparition en disparition.
Tête renversée vers le ciel.
Nous rêvons.