lundi 31 octobre 2016

Lettre adressée à ceux qui seront restés à l’écart, désœuvrés, flâneurs comme Walser, dépensiers comme Soutter et à Jean Prod’hom qui les célèbre et à Cécile Guivarch qui sait ce qu’est une frontière dans la langue



Hier nous avons découvert Alcoutim. Un nom d’origine maure et toujours le Guadiana. Ici commence l’Algarve. En face le beau village espagnol de Sanlucar de Guadiana. Deux rives, deux pays. Le fleuve charriait des radeaux de cannes et de nombreux voiliers très élégants étaient amarrés d’un côté ou de l’autre, et pour certains même, au milieu du fleuve. Ici espagnols et portugais ne se regardaient pas en ennemis, mais en frontaliers qui parfois même se mariaient d’une rive à l’autre et ce depuis longtemps, malgré les différends entre les deux royaumes, la guerre d’Espagne ou Salazar. Aux interdictions, ils trouvaient des parades. la contrebande en était une.



Sur la route, nous avons pris en stop un monsieur qui nous a fait signe de nous arrêter sous le panneau Alcoutim, 5 kms. Il y allait. J’ai fini par comprendre un peu ce qu’il me demandait. Un peu d’argent pour des cigarettes. Son père était né à Mértola et lui habitait Alcoutim. Un homme usé à l’élocution difficile. Nao dineiro, répétait-il comme un refrain de pauvreté. Après lui avoir donné un peu d’argent, nous l’avons laissé à l’entrée de la petite ville blanche. Il a disparu très vite, sans doute pour acheter du tabac. Nous étions heureux d’arriver là, au coucher de soleil, dans un lieu aussi calme. Comme le prolongement de notre promenade de l’après-midi. Malgré le passage à l’heure d’hiver et l’obscurcissement progressif, il faisait très doux.

Avant Alcoutim et ses maisons blanches, nous avions marché dans le maquis alentejan jusqu’à deux menhirs. Deux ombres veillant sur le désert. Et pourtant, non loin d’eux, nous avons découvert des jardins, plus ou moins abandonnés dont l’un nous a servi d’oasis. Jardim do avo, ai-je pensé. Le jardin d’un grand-père disparu. Y poussaient dans un apparent désordre oliviers, amandiers et grenadiers sans oublier de beaux vieux pieds de vigne. Nous nous sommes allongés dans l’herbe sèche. Sur un grenadier restaient encore deux petits fruits que des oiseaux avaient picorés. Ainsi vivait-on, de rien, un peu d’eau, quelques fruits et des olives. On menait quelques brebis pour le fromage et on continuait à vivre. De presque rien. Comme l’écrit Jean Prod’hom, ces gens restaient à l’écart. Ils trouvaient là ce qui suffisait, à peine, mais suffisait. Rien d’idyllique. Il y avait des années difficiles. Le vieil homme ne sera pas remplacé, avons-nous pensé. Qui voudrait venir jusqu’ici travailler un maigre jardin par une piste à peine carrossable par endroits ? Le prochain village est à quelques kilomètres. Ici, pourtant, il y a un peu d’eau. Un puits dans le jardin, des ruisseaux (à sec en ce moment), des canniers prouvent que c’est un bon endroit pour cultiver. Mais il faut marcher pour l’atteindre. Qui marche encore à part les touristes comme nous qui avons du temps à perdre ?
Près des menhirs, on a aménagé un petit parking.
Ce qui laisse supposer que certains touristes viennent visiter les ancêtres en auto.
Les ancêtres pour moi sont ici, cachés un peu partout dans le paysage alentejan. Le vieil homme du jardin par exemple et tous les autres avant lui. Je l’imagine montant depuis Cortes ou Espirito Santo, sa bêche sur l’épaule. Sa femme l’accompagne. Elle porte un panier. Le panier est un compagnon auquel James Sacré rend hommage dans plusieurs de ses livres. Le panier est un poème. À l’intérieur on y met tout ce qui nous est nécessaire pour la journée. Pour nous rendre au site archéologique, nous n’avons rien pris avec nous si ce n’est de l’eau. À cause du soleil et de la chaleur. Nous n’avons pas de panier. On en fabrique dans toute la région. À Mértola, dans le magasin de produits locaux, il y en a plusieurs proposés à la vente. Gabriele en a acheté un tout petit pour son petit-fils. Le panier parle la langue du passé et je ne sais pas si c’est une langue morte. Alors je m’efforce de l’entendre à travers les bruits et les sons que produit le paysage alentour. J’entends les ancêtres dans la voix du passager que nous avons pris sur la route ou du cafetier dans le très petit village où nous nous sommes arrêtés pour boire uma cerveja. Les écoutant, je sens que la langue que je parle (et écris) est jeune, presque trop jeune pour dire ce qui m’entoure.


J’ai acheté un beau catalogue publié à Mértola qui décrit les richesses de l’art sacré dans la région. Il y a là une réserve de plaisirs nombreux : lire le texte en portugais (le déchiffrer plutôt tant bien que mal), regarder les photographies des différents lieux que nous fréquentons, par exemple les vieilles photos qui montrent le convento à la fin du XIX° ou les rives du Guadania, ou encore le convento à la fin des années 1990. Et rêver aux ancêtres. Me dire que toutes ces constructions ont vu naître et mourir des générations et parlent de l’occupation de la région par les Maures. La belle église de Mértola a d’abord été une mosquée et un village sur la route porte le nom de Mesquita qui signifie mosquée. Tous les gens que je rencontre parlent de si loin que parfois leurs voix se chargent de vieilles expressions que les dictionnaires ne connaissent plus.
À Mértola comme en de nombreux lieux au Portugal, le patrimoine est réhabilité. Les moyens ont été mis en œuvre. Mais je me demande pour qui. Les beaux catalogues, qui les achète ? Les ruines de la ville maure, qui les visite ? Des espagnols en balade et des français, quelques anglais aussi venus de l’Algarve. Dans les guides, Mértola est signalé comme un lieu à ne pas rater. Une ancienne église est devenu le Musée des Arts sacrés et regorge de richesses.





 Je ne sais pas pourquoi ce matin les ancêtres m’empêchent d’accepter simplement la réalité. Les habitants de Mértola n’ont pas besoin de visiter les sites puisqu’ils viennent de ce monde exhumé. Ils poursuivent leur vie, entre ce passé et ce présent comme si c’était normal. Comprenez-moi, disait la guide des Mines de Sao Domingos.

Et comprendre signifie d’abord accepter.
Ce qui me reste aujourd’hui à fariner dans le texte.
Ce sera un mot.
Un salut à la fin de la lettre.
Très ancien et rempli de sel.
Comme en Tunisie.
Saude !


dimanche 30 octobre 2016

Lettre du brouillard qui débrouille l’histoire de Marcel Bascoulard




Mais voilà que tout change. Le brouillard recouvre le couvent. Tout est estompé et mouillé.
Et puis on m’a offert une montre. Cadeau à porter élégamment au poignet.
Désormais le temps m’accompagne partout.
À Mértola comme chez moi de l’autre côté de deux frontières.
Nuit et jour.
De ce côté du monde comme de l’autre.
De jour comme de nuit.
Dans un sens comme dans l’autre.
Tête en haut, tête en bas.
A gauche comme à droite.
On ne choisit pas son temps.
Il nous mesure.
À la différence de nos pas.
Qui vont comme ils viennent.
Tandis que le temps reste identique.
Immuablement mesuré.
Le temps me possède si je possède une montre.
Et non l’inverse dans l’ivresse.

Quant à Bascoulard il va falloir que je me renseigne.
S’il se déguisait sans cesse, se costumant en femme, portait-il au poignet gauche comme moi à présent une montre élégante ? J’ai emporté dans le grand carton à dessin noir une série de coupures de presse où on le voit en différentes circonstances. En cherchant dans les coupures de presse j’ai retrouvé ce texte écrit de sa belle écriture et si plein de cet humour qui le poussait à braver l’opinion commune :

Mes estimables contemporains,
Las ! L’histoire se continue. Le progrès matériel est certainement manifeste, mais la psychologie humaine n’est pas meilleure qu’au temps des plus anciennes races dites civilisées.
Nous mourrons tous, tout au moins, avec la conscience tranquille.
Bonsoir, mes très chers- .

Sur les photos jointes aux articles de presse aucune trace visible d’une montre. D’ailleurs, qu’en aurait fait Marcel Bascoulard ? Il suffit de regarder le ciel et on connaît l’heure qu’il peut être. En 1952, il figure sur une photo qui le montre, très élégant et bien coiffé, à une soirée donnée à Bourges au parc Saint-Paul, la Nuit de l’élégance. En smoking, grâce aux soins de deux frères amis de l’artiste, Marcel Bascoulard fait son entrée dans le tout-Bourges ébahi de découvrir un dandy discret et souriant. Mais on ne voit pas s’il porte une montre.


Monsieur Gutenberg, c’est ainsi qu’on le nomme à Bourges, m’a donné coupures de presse et affiches concernant l’artiste errant  dont il est un fervent admirateur. Sur aucune, comme sur les photos que je possède, le peintre ne porte une montre. Qu’en aurait-il fait ? Gutenberg comme d’autres berruyers a été frappé par la liberté de Bascoulard, sa lucidité intransigeante, son amour de la vie aussi. Malgré tout ce qu’il traînait après lui. La capacité de transformer le malheur de son enfance en liberté n’est pas donnée. Son assassin n’y est pas parvenu, si tant est que ce soit bien Jean-Claude Simon dont l’enfance n’a guère été plus heureuse que celle de celui qui allait lui servir un temps de père adoptif. Une histoire de fils et de pères ratée où la rencontre ne s’est pas faite ? Bascoulard a su remplacer la violence de son père par une forme d’humour et un choix de vie bien à lui. Nul doute pourtant que sa solitude ait été grande, mais il avait su inventer une machine bien à lui pour échapper au malheur. Même s’il n’a pu éviter l’assassinat final, plein de bruit et de boue, provoqué, a-t-on dit, par le supposé magot que le peintre-poète aurait accumulé. Quand on lit l’article de 1978 qui relate l’arrestation de Jean-Claude Simon alors âgé de 23 ans, signé de Francisque Deschsger, on a l’impression que le destin a tenu absolument à croiser les deux existences. Le journaliste se plaît à tresser la vie du « pauvre » enfant avec celle de Marcel Bascoulard. L’assassin est depuis l’enfance un malheureux, sans doute attardé mental, un orphelin adopté marqué par une peur terrible, dit l’article, que sa rencontre avec Bascoulard va marquer durablement alors qu’il n’a que dix ans. Sans doute le journaliste brode-t-il, lui qui décrit le peintre à l’aide de l’expression : clochard fabuleux. Et pourquoi pas céleste tant qu’on y est ! Et on n’en est pas loin en effet. La beat génération n’est pas qu’un souvenir, elle se poursuit et le rédacteur de l’article, peut-être vaguement admirateur de leur liberté, construit un roman où s’entrelacent différents thèmes susceptibles de plaire à ses lecteurs. On lui a donné toute une page et il en profite. De plus sur l’autre page, il a pu collecter de nombreuses photos où l’on voit même le clochard voter. Un petit encadré reproduit en noir et blanc une toile du peintre. En fait, un dessin aux craies de couleur.
En 2014, une série d’articles reviennent sur le personnage de Mercel Bascoulard. Il faut dire qu’il fait partie des dessinateurs que montrera Frédéric Pajak dans une exposition à la halle Saint-Pierre. Ses dessins voisineront avec ceux de Tal Coat, Valloton, Alechinsky et bien d’autres dont Victor Hugo. Le petit peuple de Bourges se rengorge et ceux qui ont eu la chance d’échanger un peu d’argent contre un dessin se rendent compte qu’ils ont acquis un trésor pour trois fois rien. Il n’y a qu’à aller sur le bon coin pour s’en rendre compte, m’a dit une amie. Le journaliste a choisi comme titre : Bascoulard superstar début 2015 à Paris. On parle même d’une émission de télévision. C’est la consécration posthume. Impossible de ne pas penser à Louis Soutter.
Ce qui étonne, c’est comment on passe du mépris à l’admiration. Dans les deux cas, la mort est nécessaire. Elle permet la distance et l’oubli. Les infréquentables d’hier sont des artistes à part entière, une fois enterrés. Leur œuvre peut être considérée à part entière et surtout, estimée à sa valeur artistique marchande. Quelques années suffisent. Et hop !
Il y a cependant des différences entre Soutter et Bascoulard. L’un a été mis sous tutelle et a vécu dans un asile de vieillards une partie de sa vie, même s’il s’en échappait souvent et n’y était pas prisonnier. Bascoulard est resté libre toute sa vie, arrêté une fois par les Allemands en 1942, mais vite relâché, a comme Soutter pu exposer ses œuvres de son vivant, une fois à Paris en 1937 et une autre fois à Bourges en 1968. L’autre différence, c’est leur origine sociale. Bascoulard était irréductiblement pauvre et fier de l’être. S’il aimait les tissus, il n’était pas amateur de beau linge comme Louis Soutter, toujours prêt à des achats somptueux. Et s’il apparaît tel un dandy à la Nuit de l’élégance en 1952, c’est grâce à la bienveillante attitude des frères Legrand qui lui offrent le smoking de leur père. « Il avait pile-poil les mêmes mesures que mon père », a confié Pierre Legrand au journaliste.


Aujourd’hui nous avons changé d’heure.
De ce côté-ci du monde.
Et de l’autre.
Sans doute pour ça que tout est blanc et rayonne doucement.
Je file à Mértola chercher du pain.
Ici pas de four, pas de pain.
Une habitude abandonnée le temps de l’écriture.
Je pétris une autre farine.

 SD

samedi 29 octobre 2016

Aux lecteurs de Sebald d'abord. À tous les autres ensuite.




À qui adresser cette lettre ?
Aux lecteurs de Sebald d’abord. À tous les autres ensuite.

Séjours à la campagne, Sebald. Livre emporté pour ce voyage portugais. Lu, relu. Particulièrement le texte sur Walser qui me met le nez dans mon impuissance à écrire sur Bascoulard. Obstination, comme l’écrit Sebald qu’ont les écrivains vieillissants « à passer à côté de la vie ». C’est une sorte de trouble du comportement que Sebald décrit comme une compulsion maladive, cette « terrible opiniâtreté des hommes de lettres ». L’alignement de phrases et de mots mis ensemble devient si fortement nécessaire que le sommeil même en est rempli. L’écrivain insomniaque dresse des listes, invoque ses dieux secrets, se tourne et retourne sur un matelas de noires pensées sans trouver l’issue qui le libérerait un temps de son obsession.
Mais Sebald meurt avant que ce travers qu’il dénonce si justement ne l’atteigne. Un choc brutal interrompt sa vie en 2001. Je me souviens de mon ressentiment comme à l’annonce de la mort de Thomas Bernhard.
Volée, en deuil de tous les livres qu’ils n’écriraient plus. Voilà ce que j’éprouvais alors. Or, chacun sait que les éditeurs ont de la ressource et n’hésitent pas à publier les inédits de leurs auteurs après leur mort, ce qui console leurs lecteurs et perpétue la mémoire des disparus. Surtout s’il s’agit d’écrivains renommés comme Sebald ou Bernhard.
C’est le cas du livre que je lis et relis, publié en France à titre posthume en 2005. Mais les textes du recueil ont été écrits, comme le dit la quatrième de couverture, quelques années avant la mort de Sebald  et publiés en allemand en 1998. Pourtant, dans l’avant-propos que l’écrivain a rédigé, il écrit qu’il  veut rendre hommage à ses auteurs de prédilection (dont Robert Walser n’est pas des moindres) avant qu’il ne soit trop tard. Comme si.
Hier soir, sentant venir l’oppression nocturne, je suis sortie marcher dans le jardin obscur. Parfums puissants, chants secrets, le paradis poursuit sa vie la nuit à l’insu des humains et de leurs inquiétudes. Sans doute les paons et les oies dorment-ils, mais toute une vie s’agite dans le noir qui n’a rien de menaçant.
Les sons m’ont rappelé que je n’étais plus dans un jardin français. Ici on entend des grillons et les moteurs des véhicules qui transitent par la route de Mértola n’ont pas le même écho sonore. La douceur de la température a quelque chose d’insolite. Inutile de se couvrir pour aller dans la nuit. La maison est plus fraiche que le jardin.
Et moins parfumée.
Sur la route, en Espagne, j’avais remarqué que le pare-brise se constellait d’insectes, ce qui est rarement le cas sur les routes. En France comme ailleurs. Nous traversions une étrange région, ayant quitté la jolie ville d’Almagro et roulions vers le sud.  Nous avions croisé des panneaux qui nous demandaient d’être vigilants : un animal aux oreilles pointues était dessiné dans le triangle bordé de rouge. Il fallait veiller à ne pas l’écraser. Un lynx ! Autour de Mértola, on trouve le même genre de panneau. Et ici les pies sont bleues, superbement bleues. Et tout aussi voleuses qu’ailleurs, a confirmé Louie.
En rentrant dans la maison, j’ai noté sur un de mes cahiers ce que je ne voulais pas oublier de développer aujourd’hui. Si je parvenais à écrire un peu. Dont cette remarque sur la perception sonore d’un lieu. J’aurais pu en parler avec Gabriele, me suis-je dit. Mais en anglais, c’est difficile d’expliquer ce qu’on a déjà du mal à dire dans sa propre langue.
Et ce matin, je n’ai pas retrouvé mes notes.
Il faut dire que j’ai emporté cahiers et carnets en grand nombre. Du coup, même si j’écris assez peu, je ne sais plus sur quel carnet mes notes sont restées. Ai-je cru qu’ici tout viendrait facilement comme si la magie d’un exil volontaire allait ouvrir quelque vanne restée fermée jusqu’alors ? Même la lecture reste difficile. Je lis et relis les guides qui s’entassent un peu partout dans le couvent, et ce, de manière répétitive comme si allait jaillir de cette nouvelle compulsion les lignes espérées. Il n’en est rien.
Seules les lettres quasi quotidiennes me sont venues facilement, peut-être parce qu’elles feignaient de s’adresser à quelques destinataires dont je savais qu’ils étaient prêts à cette lecture, l’attendant avec bienveillance. Et puis, le propre des ces textes étant de raconter, c’était assez facile de les écrire. Au voyageur, il arrive un tas de choses, qui, même si elles sont de peu de poids, deviennent intéressantes une fois racontées. Et joue à plein la magie des distances.
Telle la rencontre de la guide des mines de Sao Domingos dans une boutique de Mértola. Sa voix grave nous a fait nous retourner. Madame comprenez-moi, l’avions-nous appelée entre nous, parce qu’elle répétait cette expression fréquemment en nous regardant dans les yeux. Elle avait fait le choix de nous parler en français, ce qui était pour elle un réel effort. Ses explications étaient ponctuées de comprenez-moi qui rajoutaient encore plus de sérieux à son discours. Sans doute voulait-elle plutôt nous demander si nous la comprenions. Mais nous, sous le charme, nous l’écoutions sans lui répondre autrement que par un silence attentif. Et voilà qu’elle entrait dans notre magasin habituel, là où nous achetons les amandes et les légumes dont nous nous régalons. C’était un événement. Minuscule certes. Mais qui pour nous rapprochait distances et circonstances. Une visite dans les mines de Sao Domingos, lieu porteur de souvenirs douloureux et Mértola où nous logions, son Convento, ses belles maisons blanches, sa douceur. D’un côté un lieu mortifère et de l’autre, un jardin gorgé de vie.
Notre guide nous a salués. Je ne suis pas sûre qu’elle nous ait reconnus. D’ailleurs elle s’est adressée à nous en anglais. Elle venait faire ses courses tranquillement et croiser notre chemin pour elles n’avait que peu d’importance.
Même chose, ai-je pensé, pour les pies. Communes, elles abondent dans nos jardins en France et nous avons tendance à les exécrer pour les vols de grains et de fruits dont elles se rendent coupables et sont coutumières. Mais ici, leur couleur bleue les métamorphose en oiseaux de paradis, si forte est la tentation, pour le voyageur, de transformer ce qu’il voit en petit miracle. Et je n’oublie pas où je suis. Loin de toute toile-texte où broder le nom de Bascoulard à l’envers.
Draluocsab.
Nom si proche du silence.
Et de la frontière.
Là où s’interrompra le chant de Louie.


S.

vendredi 28 octobre 2016

Lettre de couture pour Régine qui aime coudre ensemble ce qui est séparé, entre France et Portugal



J’ai acheté des aiguilles à coudre à Beja.
Le fil, je l’avais acheté chez les chinois de Mértola.
Manque à présent la toile pour broder/écrire.
Je ne l’ai pas acheté à Milfontes.
Où aucune fontaine ne chante.

Ceci n’est pas un poème.
Juste l’impossibilité.
À la fois du poème et de la couture tant que manque la toile.

Nous sommes allés jusqu’à l’océan, avons mis nos pieds dans la mer, avons vu d’étonnantes choses. Belles et moins belles, et parfois épuisantes à force de tristesse.
Il y a tout de même eu cette rencontre avec les cairns, édifiés par des mains anonymes.
Une belle surprise, émouvante de ceux que peuvent des mains humaines occupées à un travail gratuit, avec le seul désir de la beauté.


Mais il y a aussi la laideur que provoquent les hommes. La pauvreté à côté du tourisme, à Lagos, les tentes et les masures en bordure d’autoroute, un monde de tristesse et de ruine.
Nous avons visité l’ancien marché aux esclaves et le musée qui lui est consacré, d’une grande modernité. On nous a donné des tablettes et expliqué leur fonctionnement. Nous étions si maladroits que les gardiens ont dû nous réexpliquer. Je crois que la triste réalité de ce qu’a été le Portugal des découvertes nous avait un peu anéantis.
Tant de richesses, tant de misères, et nous là-dedans à chercher notre place, la raison de notre présence en ce lieu peut-être. Dehors, les touristes achetaient des souvenirs. Et nous, impossible.

Heureusement Beja nous avait donné sa religieuse portugaise et ses lettres.
Après avoir traversé des déserts tristes, me reprend l’envie de vous écrire une lettre.
Adressée d’abord à Régine, dont le prénom royal est un cadeau fait à une femme magnifique et donc plaisant à écrire ici, la lettre d’aujourd’hui parle du silence de la couture.

Coudre d’abord les collines d’ici, oliviers et chênes liège, aux plages et aux rochers de Vila Nova de Milfontes. Aucun fil n’est assez fort pour les lier ensemble. Mais les mots peut-être.

Et puis il y a à nouveau le chant de Louie ce matin.
Une célébration du présent.
Encore du silence.
Auquel je peux facilement joindre deux tessons d’azulejos, bleu et jaune, trouvés sur le chemin de la belle igreja bleue. Rescapés des travaux subis par le bâtiment ? Non loin de l’église, un autre chemin s’enfonce dans les terres, il mène à une exploitation agricole et rappelle que les latifundias existent toujours dans l’Alentejo. Celle-ci porte un nom italien, buona madre.
Deux cigognes, sur la route de la mer, aperçues dans un espace découvert ont rejoint la petite cigogne de bois que mon père m’avait ramenée d’un de ses voyages.



Nous avons retrouvé notre maison, ici, au convento.
J’ai déposé les aiguilles à côté des deux bobines de fil, noir et or.
Comme la chapelle mudéjar/manueline de Beja. Une manière de souvenir.

Aujourd’hui, le matin est blanc. Pourtant certaines feuilles d’eucalyptus brillent, le soleil n’est pas loin et la chaleur persiste. Les moustiques s’en donnent à cœur joie. Tout reverdit et refleurit.

Comme la couture est impossible, j’ai lié ensemble une plume de paon trouvée ici, un anneau de fer qui ressemble à une vieille boucle d’oreille et un morceau de liège. Totem de Mértola. À défaut d’avoir travaillé le texte en suspens à propos de Marcel Bascoulard, sur lequel pèse un étonnant silence, il est pour l’instant la preuve tangible de mon impuissance.

Retrouver Mértola inchangée, calme et bien vivante, ramène aux marges, seul endroit où se tenir en ce moment. Je pense aux marges de Jean, si loin et si proches. De l’autre côté du Vidiana, l’Espagne, presque voisine. Plus loin, la Suisse.

Et la jubilation demeure.
Sans raison.
Ou plutôt, le voyage à venir au Grand Saconnex.
Juste avant Dijon. Et Grenoble.

Frontières à traverser.
À l’intérieur de soi.
Entre trois pays au moins.
La ligne est un fil.
Les pays sont des toiles à assembler.

Nous irons peut-être à Castro Verde ou à Serpa.
En fin de semaine.
Y aura-t-il de la toile de texte là-bas ?

SD






mardi 25 octobre 2016

Lettre d'après la pluie, After the rain, pois a chuva, no convento pour Gabriele Hasler




Hier soir nous sommes allés dans la chapelle du convento.
Gabriele a chanté. Tout le monde la comprenait. Sa voix montait et descendait dans la voûte. Nous étions envoûtés et derrière elle, dans l’oculus et la porte, se voyait la lumière de l’orage. Les gens étaient restés après le cours de yoga qu’anime Géraldine et les verres étaient sortis qui attendaient le vin rouge.
Nous avons écouté la voix et entendu le corps de Gabriele.
Puis ce fut mon tour. Je n’ai pas chanté.
Je ne sais pas chanter et la pluie en ce moment tombe facilement. Ce qui rend le sourire à Geraldine et à ses fils, particulièrement Louie.
J’ai lu un poème-chanson, Je veux être un cavalier, et un autre sur les armoires remplies des vêtements des morts. J’avais emporté avec moi Chaussures vides. Plusieurs fois, j’ai répété ce vers d’Emily Dickinson : Où vont les morts, et je me suis demandée si les présents me comprenaient.
À mon tour, ma voix a rempli l’espace, sans hésitation, en face des anges peints sur la fresque du chœur, et au milieu des objets créés par Christian, le fils de Geraldine.
Ensuite nous avons bu ensemble.
Deux femmes m’ont serrée dans leurs bras et parlé en français. Elles ont dit qu’elles avaient tout compris.
Elles m’ont dit merci.
Je ne leur ai pas dit que moi, je ne comprenais pas tout de ce qui arrivait ici. La beauté de l’orage pendant nos lectures, les séparations et les langues que nous tentions de parler les uns avec les autres.
Mais j’étais heureuse.
Il y avait entre nous, les présents, un vrai plaisir à partager vin et poésie, dans un lieu si fortement ancré dans un jardin et un paysage si anciens.

Cette nuit la pluie est tombée si violemment qu’elle a traversé le toit par endroits.
Jusque sur notre lit. Dans la maison de Gabriele, l’eau a mouillé son visage. Après la soirée dans la chapelle, je suis rentrée pour être un peu seule et j’ai essayé d’écrire un poème pour G. qui sait si bien écrire sur les machines. La langue allemande permet de réunir plusieurs mots en un seul, ce qui n’est pas possible en français. Dans la journée, nous avions passé un moment dans la véranda qui surplombe le Guadiana pour échanger à propos de notre travail respectif. Nous avons lu chacune quelques textes. Même si je ne connais pas bien l’allemand, j’ai pris plaisir à suivre sur son texte, le poème qu’elle a composé à partir du mot machine. J’aime beaucoup cette émulation que permet l’échange entre poètes. Nous avons évoqué nos enfances respectives et les jardins que nous avions eu la chance de parcourir enfants, y trouvant là peut-être ce qui nous avait conduites à l’écriture poétique. Et ce matin, nous avons accompagné Gabriele prendre son car pour Lisbonne. J’ai relu le poème. Il n’est pas très réussi. Mais le voilà tout de même :

La mouche écoute la radio.
La pluie tombe très fort.
La mouche reste sur la radio.
La pluie redouble dehors.
Elle tombe aussi dedans.
Ploc ploc ploc ploc.
J’écris la voix de Gabriele :
Schaue schaue schaue.
La mouche s’envole.
La pluie s’arrête.
Ploc.

Pendant que j’écris, la pluie oblique a repris et joue avec un timide soleil.
Je vais aller dans la véranda et envoyer mon texte par internet car c’est de cette manière que circulent les lettres depuis que nous sommes au convento.
Selon les jours, je parle mieux portugais. Hoje, je ne sais pas. Ces derniers jours, à force de parler anglais avec G., je me suis surprise à rêver en tentant désespérément de parler anglais avec ma famille qui ne comprenait pas pourquoi je ne parlais pas français. Le convento, tour de Babel ?

I stop here.
Ploc.

SD



lundi 24 octobre 2016

Lettre avec deux petits ventres pour parents et beaux enfants de début du monde No mistero do sem-fim



 



Un enfant là-bas a mis un aimant dans une bassine pour recueillir la poussière de météore contenue dans la pluie.
Et c’est le fils de Thoams.        
Enfant au nom de nuit.
Pendant ce temps, je lis un roman qui raconte une expédition en vue de récupérer au plus profond de la Sibérie, dans la région de la Toungouska une gigantesque météorite tombée le 30 juin 1908.

Thoams, merci de ta lettre.
Tout se continue.

Les preuves abondent.
L’enfant chinois dormant dans un fauteuil en plastique tandis que sa mère, très jeune mère, enregistrait les achats que nous venions de faire. Un bel enfant de début du monde.
La chouette effraie, le grand duc, la chevêche, les faucons vus à la foire de la chasse étaient aussi bien vivants.
Et la pluie de cette nuit m’a enchantée qui a crépité comme un feu sur les tuiles de la petite maison où nous dormons.

L’insomnie elle-même est une preuve de cette continuité entre travail et temps arrêté parce que se sont bousculés dans ma nuit blanche Bosseigne le fictif et Bascoulard le réel et tout ça grâce à la lettre majuscule de leurs noms qui est aussi celle de mon plus jeune fils.
Le travail m’a repris. Ou plutôt Bascoulard m’a tiré par les pieds pour que je revienne vers lui, resté à Bourges. Même ici, tu peux parcourir les rues de la ville. Et Bourges commence par la bonne lettre, a-t-il ajouté à mon intention. Allons !
La lettre aux deux petits ventres est bonne fille et bienveillante.

L’absence de sommeil a permis que Bascoulard survienne et me presse de me remettre au travail.

Ne pas dormir la nuit m’arrive rarement et me met dans un drôle d’état : je me sens fautive et ai envie que personne ne s’aperçoive que je ne dors pas, comme enfant, je me cachai au fond de mon lit en simulant un profond sommeil, dès que ma mère s’approchait.

Nous grandissons si peu, Thoams !

À Mertola, il y a trois magasins tenus par des Chinois.
Magasins fouillis, tristes et abondants en couleurs vives et laides.
Le miracle de ce petit enfant chinois aux cheveux noirs bien coupés dormant tranquillement enroulé dans un tissu rose efface la laideur de ce qui l’entoure.
Je me demande comment vivent ces familles chinoises, ici, au sud de l’Alentejo.
À Montalegre, dans le Tras-os-Montes, même chose.
Vendant toute sorte de choses utiles et inutiles, fabriquées ici et ailleurs.
Au Nord, avec la neige et le froid.
Au Sud, avec l’extrême chaleur de l’été alentejan.


Plus loin dans la journée, en compagnie de Gabrielle, nous avons rencontré l’horreur industrielle, la pollution durable et le travail des mineurs de Sao Domingos. Un dimanche comme les autres, avec chasseurs, visiteurs des installations abandonnées, la mine à ciel ouvert dont les eaux empoisonnées réfléchissent le ciel. Beauté de la catastrophe. Tout s’est arrêté en 1965 même si la catastrophe continue sans les mineurs qui ont payé cher pour l’extraction de la pyrite, du cuivre et du soufre. La personne qui nous sert de guide nous explique que ce sont des ingénieurs et une compagnie anglaise qui ont exploité les gisements connus depuis l’Antiquité.Cette femme est impressionnante de savoir et de gentillesse. Elle répète souvent en français à notre intention: comprenez-moi.



Chaque mineur et sa famille avait droit à une maison qui ne possédait qu’une porte et pas de fenêtre. Les ingénieurs avaient de belles et vastes maisons avec de grands jardins. La séparation était nette. On ne se mélangeait pas. Le terrain de foot porte le nom d’un anglais, Cross Brown, qui le fit construire en 1952. Il y avait aussi un ciné-théâtre, aujourd’hui salle d’exposition et de projection. La compagnie avait prévu les loisirs culturels et sportifs pour que les mineurs ne sombrent pas dans le désœuvrement qui conduit à la révolte. Malgré cela il y a eu de nombreuses grèves très dures.

Je n’ai pas vu d’enfants à Sao Domingos.
Il y a eu jusqu’à 6000 mineurs ici.
Chaque famille comptait 7 à 8 enfants.
Un hôpital pour les hommes s’occupait des blessés et celui pour les femmes, des naissances.
Tout était bien organisé.
Maintenant le lieu hésite entre village de vacances et lieu de mémoire.
Nous rentrons à Mértola.

Mais l’enfant repu est endormi.
Comme une forme d’espoir tranquille.
Qu’il nous faut garder avec nous.
Petit chinois aux yeux clos.
Dors bien.
En compagnie de la lettre aux deux petits ventres.

Dans le ciné-théâtre devenu salle d’exposition, il y avait des photos du Brésil et des poèmes qui les accompagnaient. Clarice Lispector, Eugenio Drummond de Andrade et Cecilia Meireles. J’ai recopié un poème de cette dernière :

No mistero do sem-fim
équilibra-se um planeta.

E, no planeta, um jardim
e, no jardim, um carteiro,
no carteiro, uma violetta,
e sobre ela, o dia inteiro.

Je n’ose pas traduire la simplicité avec laquelle tout est dit.
L’enfant au nom de nuit, je lui offre la planète et la violette.
Il saura quoi en faire.
Et à son père, o dia inteiro, la journée entière.

Et les premiers de Geraldine rencontrée ce matin sont :
Everybody is happy to-day, no ?
La pluie fait sourire le paysage.


SD

samedi 22 octobre 2016

Lettre à Thoams Vinau



Nulle part c’est partout, as-tu écrit.
Et aujourd’hui ?
Ici comme ailleurs.
Temps perdu et passé.

La pluie est venue hier, et tout le monde, à Mértola, souriait. C’était une bonne nouvelle. J’avais croisé Geraldine qui se désolait (en anglais) de la sécheresse.
Plus rien à manger pour les bêtes. 
Les chevaux sont revenus des prés calcinés par le soleil. 
L’herbe et les bêtes.
Et puis, dans l’après-midi, après avoir visité le musée islamique, la pluie tiède et parfumée a rincé les trottoirs et les rues. L’herbe va reverdir, ai-je pensé.

Le matin nous avions appris la mort de la compagne d’un ami.
Endormie dans la fin de sa vie, bien trop courte, après la maladie.
Notre ami a dit : elle est partie, profitez de votre séjour, ne soyez pas tristes.

Ainsi tout voisine tout le temps. Mais tu le sais aussi bien que moi, Thomas. J’aime écrire ton prénom parce que c’est le même que celui de mon fils le troisième. Et aussi parce que pendant longtemps, dans ton adresse c’était Thoams. Et j’aimais beaucoup penser à toi en disant Thoams dans ma tête. Ainsi tu n’étais pas exactement toi-même. Il y avait le garçon que je connaissais et celui qui écrivait des livres. D’ailleurs, sur la couverture de tes livres, je m’attends toujours à lire Thoams. Est-ce que tes enfants connaissent ton nom secret ?


Gabrielle est venue ce matin taper à notre porte. Elle nous a raconté une petite histoire : une dame hollandaise qu’elle a rencontrée à la fête de la chasse qui a lieu ce ouiquinde à Mértola (capitale de la chasse !), pendant que son mari était allé chercher un verre de vin (um copo do vinho), a vite sorti son Smartphone et lui a montré la photo de son petit-fils. Gabrielle en riant a dit (en anglais) : ici sont réunies les plus jolies grands-mères et les plus fières aussi !

Tout est si blanc. Il y a un village, m’a-t-on raconté, où les maisons sont si souvent chaulés que toutes les arêtes en sont adoucies et arrondies, enrobées comme elles le sont chaque année. Peinture de femmes, village de neige, où elle ne vient que rarement. Pourtant, au plus haut de Mértola, on trouve Notre Dame des Neiges. Difficile d’imaginer tes enfants ici en train de luger ! Pourtant les pentes sont belles. Mais la neige ? J’imagine que le village où tout est blanc et doux est Silves, là où est né Ibn Qasi dont la statue équestre se  trouve à Mértola, devant le château, un libérateur si l’on en croit la légende. Silves que je vois entouré de forêts, comme dans un conte, est une invitation.

La maison est calme, beaucoup de blanc, sauf le rouge des tomettes. Et le bleu cru d’un meuble où sont posées mes affaires de dessin. Il y a un beau poêle qui laisse espérer un peu de froid pour l’allumer. Le mûrier que je vois depuis la table où je travaille n’a qu’une branche de feuilles d’or. Les autres sont encore d’un beau vert. Bien vif. Et la pluie revient, drue sur les tuiles et embaume la maison. Joie.

Vous êtes ici pour écrire quoi? m’a demandé un monsieur qui travaille à la mairie.
Sa femme souriait. Ils attendaient ma réponse. Heureusement, une dame à la belle chevelure frisée s’est glissée entre nous. Je suis tunisienne, a-t-elle dit. De Sousse. Ma maison en face de la mer. Et s’adressant en français à l’autre dame : vous êtes nord africaine, n’est-ce pas ? Vous en avez parfaitement le type. L’autre dame n’a pas répondu, ni son mari. Ici ce n’est pas rare que les gens ressemblent à leurs voisins de l’autre côté de la mer. Et ils en sont assez fiers. Du coup la question que m’avait posée le mari s’est perdue. Tant mieux.

J’écris des lettres, aurais-je pu répondre. C’est une activité pleine et entière. Même si ne se pratiquant plus guère. Une manière ancienne. Presque dépassée d’utiliser la langue. Un exercice, en riant j’ajoute une ascèse, pour ma voisine, mais elle ne comprend pas le français. Et les pieds dans le Guadiana, je compose des poèmes. Comme celui-là :

désir de neige

la langue est douce faille
entre sèches broussailles
sinuant jusqu’en bas
où est l’eau qui ne dit rien

fait monter les larmes
la langue, et la faille
jusqu’aux yeux
atténuer peut-être
le sec du cœur qui ne dit rien

deux yeux deux trous
et les larmes les traversent
jusqu’aux joues
de la montagne qui ne dit rien

Je ne sais pas pourquoi la poésie provoque tant de combats parfois. Son silence fait illusion. On croit les poètes occupés à désherber le poème et en fait, ils se battent à coups de verbes tranchants. Et certains se désolent et d’autres se réjouissent tout en se demandant quelle tenue ils vont porter pour affronter les autres poètes et les mettre k.o.
La poésie comme boxe des mots ? Pugilat du verbe ? Ou catch de pacotille ?

Ici dans les rues sont placardés des poèmes. Eugenio de Andrade mais aussi un hétéronyme de Fernando Pessoa. D’autres aussi, qu’il me reste à trouver. La poésie sur les murs du village voisine avec les noms des rues et les annonces diverses. Qui lit ces poèmes dispersés dans la cité ? Les deux poèmes s’attardent sur deux mots, pour l’un, amour et pour l’autre, ami. Il faut trouver d’autres mots sur les murs des rues et dans les poèmes. À suivre.

Ce matin, ma première pensée a été pour l’herbe. Est-ce qu’elle allait reverdir, est-ce que j’allais voir les douces collines de broussailles redevenir vertes ? Il n’en est pas de l’herbe comme des humains. Sans cesse elle repousse. 

Au bout des branches, les gouttes de pluie.
Quelqu’un court en se protégeant la tête.
L’eau ruisselle. Trace de nouveaux chemins.
Une espérance à suivre.

SD



vendredi 21 octobre 2016

Lettre aux amies de La Sarraz, à ceux de Fougères, à Denise des jardins et aux amis des villes,



Et aujourd’hui ? demanderez-vous.

Hier d’abord.
Et aujourd’hui, Louis Soutter au Portugal.
Me suis endormie avec un colloque tenu à La Sarraz (au château) où l’architecte était invité. Le cousin de Louis.
Je n’étais pas née.

Ici aussi il y a un Louie. Mais avec un – e- à la fin.
Visage et voix un peu cabossés.
Jardinier impatient qui chasse la brebis intruse et les pies voleuses.
Ici elles sont bleues.
Et comme partout voleuses.

Mais Louis va toujours plus loin, à marcher dans la neige, blanche comme la chemise que je viens de laver et d’étendre sur le murier dont les feuilles lentement jaunissent un peu plus chaque jour.
Le titre du livre de Michel Layaz, Louis Soutter probablement.
Récit émouvant lu sous la moustiquaire et retrouvé ce matin.
En compagnie de Giono et du ciel léger.

Et ce nom de La Sarraz ici rime avec Monsarraz, glissant, telle une toile rêche, sur la douceur suisse l’âpreté portugaise des paysages alentejans.
Ramenant aussi les noms aimés. Et le pays de Vaud.
Me redonnant goût aux noms, aux mots, aux parentés.
Schistes et granits.

Hier soir, la musique : Edith Piaf dans le joli théâtre de Mértola.
Nous voulions réserver nos places, craignant l’affluence venue écouter Viviane.
Mais si peu de monde que le public rare a été invité à entrer gratuitement.
Fados, chansons, un peu de France aussi et la joie des gens venus écouter.
Toute la nuit, ensuite, après notre retour dans une nuit tiède et étoilée, la musique nous a accompagnés.

Mértola hier soir, 19 heures
Un responsable culturel nous a fait part de sa tristesse : les gens désertent les concerts pour le football et le showbiz. Et puis, ils sont pauvres. Je ne lui dis pas que j’ai vu des gens dans de grosses mercédes et de gros quatre/quatre arpenter Mértola. Ceux-là non plus ne viennent pas écouter le fado.
Sans doute dans les bars lounge à siroter, un œil vaguement posé sur l’écran de télévision.

Et nous, à nous émerveiller de la beauté.
La petite ville juchée sur ses remparts et son passé arabe.
Les moulins à blé sur le Guadiana.
Les musées qui expliquent aux étrangers comment on vivait autrefois ici.
L’eau jaillissante au milieu des collines sèches.
La pluie que l’on attend et redoute en même temps quand on voit les ruissellements entre les pentes des petites montagnes, si douces, si vulnérables. Torrents dans les rues et les chemins qui bouleversent  les promenades.
Cette faille en face de nous assis sur la grève, tout à coup, a réveillé en moi une émotion si forte que les larmes. Vite éloignées mais une identification soudaine à la nature un peu douloureuse de la colline de l’autre côté du fleuve m’a saisie. Broussailles et arbres courts des deux côtés de la faille sèche qui sinue en attente de l’eau bienfaitrice. La transformation du paysage avec la pluie qui doit venir lundi, nous l’attendons de pied ferme. Qu’en sera-t-il de nous quand tout aura changé ici de couleurs ?

Même ici, l’écriture se rappelle à moi. Un livre en préparation, Monsieur Germinal, et ces dessins que je dois proposer à une maison d’édition.
Heureusement les lettres n’ont aucun autre but que de saluer les aimés et leur donner (un peu) à voir ce pays étonnant de l’Alentejo où le parti communiste existe toujours et les latifundiaires aussi. Une affiche rouge du PCP est placardée au carrefour de la route de Beja et de celle qui va vers Serpa et l’Espagne.

Impression de rajeunir ici.
Le paysage me renvoie à notre premier voyage dans l’Alentejo et au Portugal avec nos enfants en 1998.
Mais aussi l’assouplissement de mes genoux qui ont bravement descendu (et remonté) quelques kilomètres pour voir un moulin sur le Guadiana sauvage.
Et enfin cet abandon, presque facile, à ce qui vient à notre rencontre.
La nourriture aussi, essentielle et réconfortante.
Nourriture que je ne prépare pas.
Et la joie de se déchausser et de marcher dans le fleuve où la marée remonte périodiquement depuis la côte et mélange la mer à l’eau douce.

Gabrielle, notre voisine, nous salue. Nous convenons d’une lecture concert au couvent lundi soir, après le cours de Yoga que donne la maîtresse des lieux. C’est une joie qui s’ajoute aux autres. J’explique le froid qui m’a saisie la première fois que j’ai tenté de  pratiquer le yoga. Tous se nourrissent de votre énergie, avait dit le professeur ; ne revenez pas. Gabrielle n’aime pas non plus beaucoup le yoga et préfère son travail musical en guise de méditation. Ecrire des lettres est pour moi de cette sorte-là, exercice de proximité de soi avec les aimés.

J’ai commencé la journée en lavant du linge.
Accroché la chemise blanche à l’arbre.
Ensuite, vous écrire, du plus loin au plus proche.
Vous dire ce que vous savez, vous dire ce que j’ignore.
Et recommencer.

SD