J’étais un garçon solitaire, mais j’étais vivant,
je lisais des livres que j’aimais ( veux-tu que je t’en fasse la liste ?),
je voyageais très loin du poêle derrière lequel, tu vas dire que tu sais tout
ça, je me terrais à l’écart de la colère maternelle, alors que dois-je faire si
je ne puis ni tuer ni me tuer, ni comprendre quoi que ce soit de ce qui
m’arrive ? Et maintenant, peau contre peau, mon nouveau combat ?
Effectivement tu as beaucoup lu et tes parents
t’ont instruit dans la religion. Est-ce que ça te sert encore aujourd’hui, je
n’en sais foutre rien. Ça pourrait, ça devrait, mais parfois ça embrouille tout
et il faut une bonne couturière aux doigts agiles pour débrouiller le mystère. L’histoire
de Job par exemple, que t’a-t-elle appris ? Et celle de Zlateh t’a-t-elle
donné goût de vivre ? Un ricin qui fait de l’ombre puis sèche sur pied,
est-ce une bonne manière de rappeler à l’homme sa faiblesse ? Et la
baleine de Jonas, de le faire rêver ? Car je suis sûre que tu t’es nourri
de contes en place du lait que ta mère t’a refusé. Est-ce ton père qui t’a
pourvu en récits ou ta nourrice inquiète ? Tu vois, je ne sais pas tout
sur toi, mais je connais un peu les garçons. Ils aiment les histoires et
parfois elles les libèrent et d’autres fois les empêchent de rejoindre la
forêt.
La petite voix avait forci, haussant le ton, à
cause du vent de plus en plus froid menant vacarme d’enfer, mais le loup
n’avait pas encore l’usage de ce qui l’enveloppait et dont il aurait pu se
servir pour se protéger, tout s’apprend comme le reste, aurait dû encore
expliquer la voix, mais à trop faire la leçon, on n’arrive qu’à fermer les
esprits et ce loup, on a pu le constater plusieurs fois, avait une âme rétive
malgré la mégère dont il était l’enfant et qui avait cru, un peu vite, qu’on
dresse les fils comme les chiens et les chevaux,
Quant à l’histoire de Zlateh, commença-t-il,
Aaron n’est ni Jonas ni Tobie, seulement un petit garçon à la recherche d’un
abri. Dans nos prés, il y avait des meules et après la lecture du conte, je ne
les ai plus jamais regardées de la même manière et ce mot de meule, à l’école
en ville, ils ne savent pas qu’on peut s’en faire une cabane tiède pour
supporter le froid des nuits, mais comment le sauraient-ils, eux qui jamais
n’ont manqué de rien et pour qui une chèvre n’est qu’une bête à exploiter,
Quand les hommes se sont mis à domestiquer la
nature, d’un chevreuil ils ont fait une chèvre,
Et d’un loup, un chien, je le sais, eux-mêmes ont
été domestiqués perdant eux aussi leur sauvagerie,
Et nous voilà réunis, si tu veux raconter une
histoire pour apaiser ta colère, nécessaire
viatique pour reprendre la route ?
Par laquelle commencer, il y en a tellement qui
ont rendu ma captivité plus douce, Huckleberry Finn, Ulysse le rusé ou le petit
Aaron étaient de bien meilleurs compagnons et plus fraternels que ceux dont tu
me demandes de les considérer comme mes frères. Je t’obéirai cependant et les
rejoindrai car je n’ai aucun moyen de m’échapper, de quitter cette forêt et
cette fourrure qui m’affuble, aucun espoir de retrouver le poêle et ma mère
féroce, tu as raison de me conseiller le calme plutôt que de m’enferrer dans le
rejet et la colère, mais de si loin me revient la nostalgie de ma prison
d’enfance que cette liberté triste me semble pire, un purgatoire infini,
enneigé et gris où la menace est omniprésente, va-t-il encore neiger, je
suivrai plus facilement leurs traces dans la neige fraîchement tombée, une
telle lassitude me prend, à croire que la mort n’a rien changé et que nous
errons de Dante à Blake sans la moindre chance de rencontre âme qui vive, à
moins que l’enfant perché haut dans l’arbre, laissant tomber son livre, nous
rejoigne d’un saut et à nouveau enchante ce gel qui nous entoure, mais rien de
ça n’arrivera, seulement l’ennui à gros flocons brouille le regard et donne
envie de pleurer, grande envie d’une meule où se serrer peau contre poils, nous
ne mourrons jamais, murmurent-ils, et moi non plus, dans les livres on vit
éternellement comme dans cette Histoire de paradis dont je ne me lasse pas non
plus, tandis que toi, tu t’éteindras si survient quelque pluie acide !
Tu crois donc à mon existence ? reprit la Forêt de sa petite voix tranquille.
La meule
de l’autre été scintille. Comme la face de la terre qu’on ne voit pas.
André du
Bouchet
,
Face de la chaleur