vendredi 7 octobre 2016

Lettre aux invisibles et quelques-uns dont l’ombre encore à peine se voit à Blanès et Lisbonne



 
Si certaines lettres ont disparu, des bribes d’autres résistent à l’effacement, comme ce petit bout en date du 7 août 2016 :

Ce matin, avant que tous se réveillent, j’ai marché pieds nus dans la maison, redonnant aux choses de la veille leur place, plutôt  qu’à celles d’aujourd’hui.  Butant sur elles pour les retrouver, je les oubliais pour mieux m’en souvenir. Distraite, je perdais de vue  les oiseaux comme si je ne sentais plus les ombres de leurs ailes planant dans le ciel.Je croyais qu’ils volaient très vite et revenaient plus forts, des fruits dans leurs becs. J’avais la certitude que, quel que soit le jour, ce serait toujours la même compagnie d’oiseaux.
Ou cette autre abandonnée, elle aussi :

Je ne sais pas à quoi servent les voyages.
Je ne sais pas pourquoi il me fallait aller voir la tombe de Pessoa aux Hiéronymites.
Ni pourquoi je fuis la statue qui le représente devant le café A Brasileira.
Ni pourquoi j’aime le peintre Vieira da Silva.
Et ce depuis longtemps.
Je ne sais pas ce qui me fait revenir à Lisbonne.
Et j’ignore pourquoi l’Alentejo me tient à cœur si fort.
Je ne sais pas non plus ce qui me donnait envie de pleurer en voyant assise sur les marches de l’église des Hiéronymites une mendiante très vieille. 
Pas seulement la misère, mais aussi l’indifférence.

J’ignore d’où venait la joie puissante que j’ai éprouvée en dormant sous les chênes, non loin d’Evora, toute une nuit à la belle étoile, il y a de cela longtemps.
Si le granit avait quelque influence sur ce sommeil peuplé de rêves accrochés aux branches des chênes-liège, toute une nuit enchantée.
Ni comment cette joie se lie à la visite faite à Blanès, dans l’absence de l’écrivain Roberto Bolano. Ni pourquoi la neige qui tombait rendait tout ça très réel.
Nous sommes rentrés dans l’unique librairie pour apercevoir l’ombre un peu fatiguée de l’écrivain chilien. La libraire d’un ton maussade a demandé ce qu’on cherchait. Difficile à répondre. Alors nous avons traversé la rue et cherché la pâtisserie où Bolano se rendait.
C’était plus facile d’acheter des gâteaux que des livres.
Le boulanger nous a conseillés en souriant ses meilleures pâtisseries.
Nous les avons mangées malgré nos doigts gelés en ayant une pensée pour tous les détectives sauvages que nous connaissions.
Comme il y en avait beaucoup, nous sommes allés acheter aussi du pain et du jambon et avons continué à manger, en déambulant sur le front de mer glacial.
Puis tout a disparu.
Je ne sais où.
Une nuit douce en Alentejo il y  a 14 ans et il y a 5 ans, une matinée froide à Blanès, non loin de Barcelone enneigée, dans une petite ville ancienne où la sauvagerie du tourisme a construit des immeubles sans beauté.
Nous procurant émotion et plaisir.
Tout ça a existé.
Puis disparu.
En passant par Blanès, retrouverons-nous la libraire maussade et le boulanger accueillant ?
Il faut bien que les souvenirs se tiennent quelque part, non ?

Et je reviens à ce temps du présent.
Quand on apprend une langue, on voudrait n’utiliser que le présent.
Il n’y aurait aucune place pour le passé puisque on ne savait pas parler cette langue.
Quant au futur, autant le laisser nourrir le vague espoir de parvenir enfin à conseguir, un des verbes les plus utiles en portugais, m’a rappelé mon professeur.
Quittant son pays, on quitte sa langue. Je ne sais pas ce que j’espère en quittant ma langue. En la quittant, je laisse aussi derrière moi le pays de cette langue, la mienne. Celle de la mère.
Le père, je l'ai appelé voyageur de peinture. La mère morte est restée vivante longtemps. Elle m'avait interdit d'apprendre la peinture.
Lui m’offrait des livres de peinture, elle me refusait l’entrée aux Beaux-Arts.
Acceptant du bout des lèvres que je suive les cours du soir et ce, grâce à mon père qui insistait, disant : que veux-tu qui lui arrive ? La grammaire est plus forte que nous. Toujours. Offrir à. Refuser à. Et les pronoms aussi, on, je, il, elle. Sortes de mains qui nous agitent et nous enseignent parfois la soumission et parfois la révolte.
Et c’est ainsi que dès 14 ans j’ai pu arpenter Marseille des journées entières à l’insu de ma mère.
Grâce à mon père, j’irai en Suisse en novembre saluer les cendres de ma mère en forêt de Divonne.
Toujours à nous tourner autour, les invisibles !
Et voilà où j'en arrive. A la fin d'une lettre.






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