vendredi 1 novembre 2019

JOURNAL DE CORSE Octobre, 1, chantier




Un bâtiment à l’état de ruine désole.
Souvent. Ou exalte un curieux sentiment de nostalgie.
Ou encore réveille des souvenirs esthétiques et littéraires.
Une culture des ruines.
L’invention de la mélancolie.



Je leur préfère aujourd’hui un bâtiment en construction au-dessus duquel s’élève une grue mobile, pour le moment à l’arrêt.
Cette ébauche de maison laisse présager des usages dont je ne saurai rien, puisqu’à l’évidence je serai repartie quand elle sera achevée.
Il est bon de l’avoir sous les yeux au moment où le passé déborde et ne nous aide qu’à concevoir nos défaites prochaines.
Une maison en construction laisse présager un avenir.
Voilà pourquoi les trous que sont actuellement les fenêtres me remplissent de gaieté.
De même les terrasses sans rambarde de protection et les gravats autour de la maison.
Quelque projet est à l’œuvre et ne tient pas compte des prévisions alarmistes que l’on entend partout et qui sont certainement fondées.
Nous sommes ici en marge du monde tel qu’il va et je compte sur cette maison en construction pour m’aider à surmonter la désolation qui emplit nos esprits sitôt que nous pensons au futur.
La présence du granit y est pour beaucoup. Même si les constructions nouvelles se font en parpaings.
Comme pour me donner raison, sur la route passent et repassent de nombreux petits camions à plateaux chargés de matériaux de construction. De l’endroit où je me suis installée, je les vois aller et venir en contrebas du bâtiment qui se construit. Assez lentement puisque la grue ne bouge pas et que le chantier semble désert. Il faut dire qu’il y a un peu de vent. Verrai-je du changement le long de ces jours que nous allons passer ici ?
Vu des oiseaux. Soupçonné des lapins. Entendu un chien hurler tel un loup.
Ramassé des écorces de chêne-liège, un granit rond, un gland.
Rapines légères. Puis lectures.
Je lis que le nom donné à l’enfant naissant sert à tromper la mort. Espoir des parents face à la Faucheuse. Qui m’a nommé en premier ? Mon père qui a trompé tout le monde en courant me déclarer sa fille ? Je n’en saurai jamais rien. Il y a autour de ma naissance tellement de questions. Elles subsistent dans le choix qui a été fait du prénom que je porte. Comme si une fois prononcé, on entendait un point d’interrogation. Suspens de la vie dans la voix.
Dans le livre acheté d’occasion, je découvre une dédicace de l’auteur à une Ann-Laure. Elle se termine par amitiés vives, ce qui n’a pas empêché la dédicataire de se débarrasser du livre. Rapidement, vu la date d’impression. Dans un autre livre emporté ici, vole une feuille couverte d’une écriture que je reconnais pour celle d’une amie et qui reprend des extraits d’un livre de Modiano, Accident mortel. Consciencieusement sont rapportées les citations suivies de la page où elles figurent. J’en déduis que ce livre est resté à la maison après le passage de cette amie.
J’ai connu une Marie-Laure en Finlande dont la vie compliquée s’est achevée bien trop tôt.
Je ne sais pas si son nom l’a protégée.
En tout cas la Faucheuse a su la retrouver en France.



10 heures du matin. Le chantier commence. On a tout le temps. La grue doucement tourne.
Des gens travaillent.
Je lis des récits de voyage de Russell Banks. C’est un homme blanc qui visite les îles de la Caraïbe. Le vent souffle à peine. Je ne sais pas si j’écris un récit de voyage. Pourtant je ne suis pas chez moi en Corse. Et l’observation me requiert entière. Observation immobile d’un chantier.
Qui suis-je donc si ce n’est une voyageuse ?
Chaque jour noter un mot, a écrit quelqu’un. Un mot qui résumerait la journée ou en serait le point d’orgue. Hier, la mer.
Aujourd’hui ?
Chantier convient assez bien.
Ce soir la grue est au repos. Sa silhouette telle l’élytre perdue du criquet rencontré ce matin sur la terrasse se détache sur ciel. L’animal semblait rechercher mon aide et un peu de réconfort. Tout en lui parlant, avec l’impression qu’il m’implorait du regard, je scrutais son corps. Non seulement il lui manquait un élytre, mais il avait une patte endommagée. Se propulsant sur ce qui lui tenait lieu de queue, il avançait vers moi. Je fis un geste, peut-être un peu vif, il s’envola dans un olivier tout proche. Il pouvait donc voler !
Peu à peu la nuit noie le paysage, laissant seulement visible un ciel pur et encore lumineux malgré l’heure tardive.
Le mot chantier décidément convient à ce premier jour.

10 octobre

2 commentaires:

  1. Je mesure en vous lisant des effets de distance. Vous êtes ici, ou là, puis ailleurs, toujours maintenant. Vous allez vers l'extérieur, vous êtes toujours projetant. Vous emportez des bagages, comme le tracé des lignes emporte son espace. Sans patrie mais pas sans bagage matriciel. Matri-ciel, ce mot vous va-t'il ? A moins que vous n'enfantiez, faisant enfant de tout, projetant protégeant l'espace à venir...

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    1. Matri-ciel? Oui, pourquoi pas? Je reviens du jardin où j'ai déposé des chrysanthèmes près de ma mère.
      Patri-ciel plutôt, non?
      Je suis toujours en avant de moi-même. Souvent.
      Voilà pourquoi je dessine, parce que c'est un présent, toujours qui va projetant devant soi la main qui dessine.
      Bonne journée, cher ami!

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