samedi 2 novembre 2019

Journal de Corse, 2, Granit



2, Granit

J’aperçois encore de la place où je suis la grue immobile et les nuages qui recouvrent presque tout, sauf la colline où elle se trouve.
Ce matin je m’amuse d’une coïncidence. Religieusement j’ai tenu à emporter une bibliothèque choisie pour nous accompagner en Corse. Après hésitation, j’ai laissé Handke sur la table. Et emporté Sebald et son Camposanto dont les quatre premiers textes évoquent son voyage en Corse.
Ce qui m’a amusée tient en peu de mots. Sebald lisait comme moi Corse-matin et y trouvait de quoi nourrir sa mélancolie. Il y a plus. Il a eu à commenter une photo et traînait les pieds pour le faire. Ne retrouvant plus l’image, il a cru être libéré de sa tâche. Mais sa logeuse corse la lui a renvoyée en lui donnant quelques précisions. Ce portail, écrit-elle, est celui de l’école que je fréquentais enfant à Porto-Vecchio. Nous le verrons tout à l’heure.
Que Sebald lise Corse-matin n’a en soi rien d’étonnant en Corse, me direz-vous.
Pour moi c’est source de joie. D’abord parce que cet écrivain m’importe beaucoup, ensuite parce que je ne lis que très peu le journal, enfin parce qu’il y est question de vie locale. Des menus événements qui constituent la trame d’un lieu, croisés avec l’espace dans lequel ils se déroulent requièrent l’attention des habitants de passage.
Nouvelles en mots, nouvelles en images.
Handke a reçu hier le prix Nobel.                                
J’ai vu son visage sur l’écran de la télévision, un homme âgé et d’une étonnante jeunesse.
Une de mes amies parle de lui (ou moi ?) comme de son voisin le plus proche. Dans nos géographies, la littérature permet ces rapprochements. Comme elle habite en banlieue parisienne, non loin de lui, je veux croire qu’ils se sont croisés, lui, le marcheur infatigable et elle qui sort si peu.



La grue lentement se remet au travail. En dessous d’elle les hommes sont tout petits. Les fenêtres sont béantes et les balcons toujours sans rambarde. Le monde continue à construire. Nous sommes vendredi 11 octobre. Le soleil découpe encore des lignes obliques dans l’oliveraie.

J’ignore ce que sera le mot du jour.
Nous n’en sommes encore qu’à son début.
J’avais noté sur un papier carré dans un exemplaire de Figures qui bougent un peu, « du mort dans le vivant », et je ne sais plus s’ils se rattachent à un poème de James Sacré ou à un texte d’un autre écrivain. Parce qu’il me semble, là, en face de la grue et de la maison trouée, que J.S. aurait plutôt écrit le contraire. Il me faudra revenir vers le livre et chercher.
Pourquoi me suis-je fixée sur cette grue davantage que sur un de ces oiseaux qui parcourent le jardin ? Sans doute parce qu’elle est un instrument de construction. Dans la discussion que nous avons eue hier avec un poète sur la plage, je retiens mon optimisme face à son désenchantement. Serait-ce que je crois au recommencement permanent de la vie ?

« …se ménager une prairie (…) s’y allonger afin de continuer à souffrir, certes, mais en paix… »

Qui a écrit cette phrase ?
Je ne sais pas. Elle donne à voir un lieu de repos après le lieu de fatigue dont parle Jaccottet. Mais laisse peu de répit à celui qui la lit. Après tout peut-être est-ce la même chose, un lieu de repos et un lieu de fatigue, un lieu où fatiguer sa peine.

Les oiseaux se battent dans l’olivier pour dérober ses fruits.
En face d’eux, en face de la grue qui se remet lentement en branle, je reste immobile.
Un oiseau au ventre très rouge attaque le tronc d’un autre arbre.
La vie s’active tandis que nous sommes immobilisés à écrire, à lire.
Un lézard rapide grimpe le long du tronc d’un mûrier.

On parle du droit des uns et des autres, des humains et de ceux des animaux. Même les arbres ont la loi pour eux. En Corse, dans certaines parties du paysage dévasté par les travaux de construction incessants, je m’interroge sur le droit des rochers. Qui s’en soucie ?
Ici les pierres sont des blocs de granit, souvent arrondis et cyclopéens.
On défonce à coup de bulldozers des terrains chargés d’énormes granits qui ont pour seul tort de gêner la mise en chantier d’une villa saisonnière. Parfois, quelques propriétaires ont cru bon d’en conserver quelques-uns mais ils les ont fait déplacer pour être, selon eux, à la bonne place. Une sorte de mauvais-bon goût tiré d’une connaissance hâtive des jardins japonais leur a donné l’envie de ces blocs définitivement apprivoisés. Mais surtout disposés au bon endroit ! Habitants ingrats qui ne savent pas se reconnaître dans le paysage qui les entoure.
Ont-ils seulement remarqué l’anagramme du granit ?
Je ne serai jamais tailleur de pierre et pour cause, mais le travail de la langue à tailler (en pièces) m’incombe.

Vers le rivage, certains blocs de granit rose semblent des ruines d’une ville disparue. Protégés par la loi, on peut les observer en suivant les sentiers du littoral. Aucune villa de parpaings ne peut être construite à côté d’eux, sans doute pour éviter la comparaison.

Mot tiré du sac ce soir, en regardant décliner la lumière mousseuse sur la grue à l’arrêt, mot aussi doux qu’il peut être rude, le mot sera granit.

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