vendredi 20 mai 2016

Passagère de l'Est, toi?

C'est la question que m'a posée Bosseigne abruptement.
Passagère de l'Est, toi?
Je ne me souviens plus ce que je rabâchais qui lui a fait dresser soudainement l'oreille et hop,
cette question, sur le ton de la surprise.
Je n'ai pas répondu tout de suite.  A quoi bon renchérir, me suis-je dit. Patience.

L'Est est une drôle de direction, a repris mon parent. Nous partons le plus souvent vers l'Ouest, le lointain. Ou vers un Nord aimanté. Ou un Sud désordonné et brûlant. L'Est n'est pas une direction désirable pour la plupart des gens. Qui part vers l'Est? Toi?

Son avis est venu trancher notre nuit.
Ou plutôt couper la soirée en quatre.
Des femmes, ai-je hasardé. On les y envoyait. Pas seulement elles, mais des hommes. Sibérie.
Il y a longtemps, en effet. Les Tsars, Staline. Mais aujourd'hui?
Cette Sibérie, je en sais pas si elle est la vraie.
Alors, à quoi bon parler de l'Est? Aujourd'hui les pauvres vont encore et toujours vers l'Ouest.
C'est surtout le mot de passagère, non, qui t'a étonné?
Je sais que tu veux partir vers l'Est, la Suisse entre autres est à l'Est. Mais la Sibérie.
Est plus encore à l'Est, je sais. Au Nord même. Mais chez les femmes qui passent leur vie dans cette Sibérie, l'Est est leur quotidien. Non qu'elles s'y rendent. Elle y résident, elles y sont.

Mon parent m'a regardée attentivement. Presque tendrement. A-t-il vu en moi plus que ce que les autres personnes voient? C'est ce que permet la vie en compagnie l'un de l'autre, ai-je pensé. De la même manière que je suis son travail et sa recherche, et sais ce qui le préoccupe (les textiles mais aussi le fauteuil perdu), Bosseigne connaît ce qui me fait défaut.

Il y a d'abord cette vieille, très vieille dame, que j'ai connue jeune et belle. Elle pleure son temps perdu, Kiev assiégé, ses amours, ses douleurs de femme vive. Ensuite il y a cette institutrice diabétique et sa voix qui se brise dans une école si vétuste que. Et la dernière, la plus jeune, si jolie, et sur sa route, un homme méchant au double visage. Ce sont elles les passagères de l'Est.
Elles y restent de force?
En Sibérie? Elles survivent pour les enfants. Pour le souvenir des enfants. De l'odeur du lait sur leur chemise. De leurs visages en train de réciter un poème d'école.
Et toi?
Je les écris. Elles me créent.
En quelque sorte.


Bosseigne n'a plus rien dit.
"Le noir du ciel", ai-je pensé, et tous les enfants qui galopent vers la lumière, au ras du pré:
...depuis la chambre du haut, rêvent les morveux..."a écrit Mary-Laure Zoss.
Ici aussi, beaucoup d'enfants, et la mer dans les branches des peupliers, la nuit.
Tissée d'étoiles et de silence froufroutant.
De ronflements mouillés et de baisers.
Mains froides posées sur le drap.

Mon Bosseigne s'est levé, a éteint la lumière de la terrasse.
A chuchoté.
En quelque sorte.
Et chacun a rejoint sa nuit.


2 commentaires:

  1. "Je les écris. Elles me créent.
    En quelque sorte."

    J'aime bien ce passage, cette idée...

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  2. Merci Serge! Je pense que c'est exactement ce que j'expérimente dans ce recueil Passagères de l'est, mais de manière plus générale avec Bosseigne. Osmose, dirait Boseigne...

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