mardi 17 mai 2016

Pourquoi les gens portent-ils toujours les bonnes chaussures?

Le vent se lève à nouveau, déclare Bosseigne, debout sur la terrasse. Il tient sa tasse de café à la main. En face de lui, l'herbe du pré luit. Comme un brin de paille. Chacun revient de sa nuit. La sienne, me dit-il, trop fraîche pour un printemps. La mienne, je n'en dis rien. Inquiétudes diverses que le vent n'apaise pas. Le café refroidit vite dans nos tasses.
Comment était-ce? demande mon parent.
Belle montagne avec ces ombres qui glissent noires sur ses flancs. J'aime qu'en portugais ombres se disent sombras. Me semble plus juste avec l'ajout d'une lettre sombre comme la lettre S.
Oui, mais tu ne dis rien de la manifestation en elle-même.
Très belle aussi.
C'est tout?
Non.

Et je me tais. Laissant Bosseigne à.
Quand les choses s'achèvent, comment en parler.
A part la montagne et son air léger, sa brume, ses ombres.
Les êtres humains sont plus difficiles à raconter.

Alors, reprend Bosseigne l'inlassable. Tu es partie et revenue. Et tu m'as laissé. Tu me dois une histoire. Au moins une!
Dette ou don?
N'importe. Mais au moins pose un peu de couleur sur tes ombres.

On ne peut résister au café de Bosseigne, à ses demandes. On ne peut. Mais ce que j'ai à lui rapporter risque de le décevoir. A part les fleurs sauvages collectées, les pierres, l'air surtout et l'ouverture du paysage autour de nous. Les livres aussi. Mais il faut bien faire plaisir à celui qui partage vos jours et vos matins.

Eh bien, ai-je commencé, ce qui me reste de marquant, après la beauté (celle de la montagne, des mots écrits dans les livres et portés par la voix des poètes), c'est ma fâcheuse manie à regarder les pieds des gens. Et les miens.
Hein? a réagi mon parent.
La question qui m'est venue, lors d'une des premières rencontres, était saugrenue. Presque idiote. Ou tout le moins incongrue. Déplacée. Je ne trouve pas d'adjectif, j'étais honteuse de penser à ce genre de choses  alors que la beauté nous entourait, les murs en étaient remplis.
Tu m'intrigues.
Moi aussi, ai-je soupiré, mais plus encore ça me fait un peu honte.
Ta question?
Pourquoi les gens trouvent-ils toujours la manière exacte de se chausser? Adaptée au terrain, aux circonstances, à leur personne aussi, sans parler de leurs pieds.
Je ne comprends pas très bien, a commencé Bosseigne. Tu veux parler de ta propre inadaptation, c'est ça?
En écoutant la lecture du Journal d'Alejandra Pizarnik, je trouvais entre nous bien des points de convergence, mais chez moi, plus triviaux, presque vulgaires.
Elle parle de ses chaussures?
Non de son corps, mais c'est un peu pareil.
Et tes chaussures? Lesquelles portais-tu? Tu en avais emmené plusieurs paires.
J'ai porté la même les trois jours. Incapable d'en arborer une autre. J'ai porté la plus humble, la plus vieille, m'efforçant de penser.
Avec tes pieds?
M'efforçant de penser, oui. Que je ne savais pas ce que savaient les autres. C'est tout. Les écoutant. Les regardant.
Et ce sont tes pieds?
Qui m'ont fait encore une fois prendre conscience de mon inadaptation invisible au monde qui m'entoure.
Mais tes chaussures, tout le monde peut voir que tu les portes?
C'est vrai. Je ne crois pas pourtant que les gens observent avec autant d'inquiétude que moi les souliers que les autres portent.  En fait, je n'en sais rien. Mais.
Tu veux parler d'élégance?
Non, pas vraiment. Baudelaire et ses chaussures trop étroites, non, ce n'est pas pour moi.
Mais quelle inquiétude te traverse en relation avec les chaussures?
Tous portent les bonnes, sauf moi.
Pourtant tu en possèdes beaucoup.
Justement.
Comme les livres d'ailleurs.
Même chose. Est-ce que je sais ouvrir le bon au moment opportun?
Tu poses de mauvaises questions, ce voyage t'a fatiguée, l'altitude peut-être.

Qui rime avec solitude.
Mais il était temps de se taire.
Nettoyer les tasses, les ranger.
Choisir une paire de souliers.
Pour aller en ville.

Et peut-être avant de partir, revenir vers Pizarnik, entre les pages.



1 commentaire:

  1. Chaussures - ou pas ! J'ai souvenir d'un ami sculpteur en résidence en Égypte qui fut visité par les personnalités politiques locales (et nationales, il me semble...)et qui les reçus pieds nus, eu égard aux sculpteurs artisans locaux qu'on lui avait adjoints, et qui n'avaient pas les moyens de se payer des chaussures.
    J'aime, pour ma part, maçonner avec des claquettes va-nus-pieds lorsque je suis au Portugal. Sentir la poussière du granit sur et sous mes pieds ! Pas trop malin, dit Régine, pour un diabétique qui ne doit pas se blesser !

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