dimanche 16 août 2015

Le non savoir ou le fauteuil multiplié

Si un voyage.
Un autre voyage? Ne venons-nous pas d'en faire un?
Oui, c'est vrai. Mais si un voyage nous menait comme en rêve dans une contrée où nous pourrions croiser les ombres de nos disparus les plus aimés ou les plus admirés, quel pays choisirais-tu?
Moi?

Incrédule, j'ai regardé Bosseigne un moment. Etait-ce vraiment à moi qu'il fallait poser cette question? Mon parent depuis qu'il était entré en possession d'un nouveau fauteuil n'était plus le même. moins mélancolique, plus hardi dans ses prises de parole.

Quelle question étrange, ai-je murmuré.
Je la répète alors: quel pays?
Pour y croiser des ombres, est-il vraiment besoin d 'un pays réel?
C'est comme le fauteuil, a répondu laconiquement Bosseigne.

Comme je me taisais, il a expliqué:
Nous avons besoin de choses réelles pour installer nos rêveries.  Comme ce fauteuil de châtaignier, certes plus rustique et moins confortable que celui dont j'avais hérité de ta mère, qui comble en moi un vide et me permet de m'installer à nouveau dans mon bureau.
Sans lui, tu ne pouvais pas t'y installer vraiment?
Tu le sais bien. A la fois travailler et rêver. Songer serait un verbe presque plus approprié. Non savoir incombe ainsi au fauteuil. Il est le lieu de l'inconnaissance heureuse.
Mais ton travail de recherche a une dimension scientifique, objectai-je.
Eh bien, c'est une manière pour moi de m'en détacher.
Le fauteuil de ma mère aurait pu jouer ce rôle?
Je n'en suis plus si sûr. Tu n'as toujours pas répondu à la question.
Le non savoir serait l'attitude adaptée au fauteuil et à ton existence présente?
En quelque sorte. Un besoin de se sentir embrassé.
Les bras du fauteuil que nous avons acheté sont un peu raides, non?
Autour de nous, des sièges, chaises, fauteuils, tabourets. De l'importance d'être assis pour rêver.
Je ne suis plus sûre de te suivre.
Dans le pays où croiser les disparus?
Je n'ai aucune envie de croiser ma mère.
Mais Simone Weil, Walter Benjamin, Robert Walser ou Rigoni Stern?
Je n'ai pas de fauteuil à ma disposition. Seulement une chaise inconfortable. Ce ne doit pas être suffisant. Et puis, je connais un vieux peintre qui ne comprend pas que l'on puisse dessiner assis. Position qui à ses yeux ne convient qu'à des fonctionnaires de l'art!


Bosseigne ne m'écoutait plus. Je l'ennuyais. Mes objections n'entamaient en rien son discours. D'ailleurs il continuait son énumération:
Caproni que tu aimes tant, et Kafka dont tu lis compulsivement le journal, ou Ingeborg Bachman dont tu m'as rebattu les oreilles, sans parler de Thomas Benrhard.
Stop, ai-je presque crié, stop. Je veux bien revenir à la question du début. Un pays. Dante avait choisi l'enfer mais c'était un enfer italien. Même son paradis l'était. Je préférais que ce pays des ombres où nous promener ensemble ne soit ni la France ni l'Italie, ni même l'Allemagne.
Mais tu es d'accord pour entreprendre un tel voyage?
Sans fauteuil, ça me paraît difficile. Une chaise ne m'emportera pas très loin.
Je vais te surprendre.

Bosseigne a marqué un temps pour bien profiter de son effet.

J'ai une amie qui nous donne un fauteuil, a-t-il lâché en riant.
Je ne vois pas...
Tu ne la connais pas. C'est un fauteuil club, en cuir, idéal pour voyager au pays des ombres chères. Jusqu'en Sibérie si tu veux, en passant par la Suisse.
Tu avais oublié Gustave Roud, ai-je marmonné, un peu fâchée devant tant de dissimulation et de ruse.

Mon parent a ri encore. Il a dit: attends de le voir. Je vais le chercher demain. Et il précisé: ton fauteuil.

La Suisse est le pays idéal pour croiser les ombres que nous avons aimées, a-t-il repris. Toi sur ton fauteuil en cuir et moi.
Dans ton bureau et moi dans le salon?
Mais non, je ramènerai le fauteuil en châtaignier ici, pour voyager avec toi. Après tout, nous vivons ensemble.

C'était vrai. Pour combien de temps encore? Mon parent devenait fou. A moins que ce ne soit moi. Deux fauteuils. Il y a peu, nous n'en avions pas et l'absence de son héritage rendait mon parent très nerveux. La Tapissière était son ennemie numéro un. Et voilà qu'un masque africain semblait l'avoir guéri de son obsession.

Et moi?




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