jeudi 26 novembre 2015

"Avignon couvert de forêts", Abkhasie, aphasie,Arménie

Ramasser des cailloux (petits éclats de calcaire, tessons), les serrer dans ses poches pour ne pas perdre de vue le retour.
Le petit Poucet veille.
En marchant de chez nous au village, nous apprenons à disparaître du paysage. Nous égarer est la seule manière de vivre ici. Bien sûr, nous connaissons ou croyons connaître le chemin de la maison.
Et pourtant il nous arrive dans un vent joyeux et froid, de nous retrouver ailleurs, si loin de ce petit pays où nous sommes établis, Bosseigne et moi.
De ce petit pays, ai-je pensé, et de ses habitants. Sans le vent, pourrions-nous les supporter? Eux aussi sont pulvérisés par sa force, soufflés, transpercés. Allégés. Comme nous.
Sans le vent, nous serions moins légers, ai-je commencé.
Le vent, répond Bosseigne, permet le voyage, la lumière, le ciel, les arbres sans oublier les nuages qui filent à toute vitesse au sud.
Alors le paysage s'inverse: la colline devient Ararat, le village, une île.


Mon parent est joyeux. Quand on marche ainsi, on ne pense pas au fauteuil disparu ni aux douleurs du monde. Ni à la peur. Nous respirons en rythme. Le pas rapide que nous avons choisi excite en nous une certaine gaieté. Par la grâce du vent nous voyageons en terre nouvelle. Je me réconcilie avec les maisons, les champs et les vergers dociles. Je suis en Abkhasie. De nouveau la lettre A vient à notre rencontre.
Ce village étroit qu'il m'arrive de détester, par la magie du vent, s'ouvre à une autre langue.
Son nom lui-même se métamorphose, soufflé en désordre, il devient Soukhoumi dont Mandelstam précise qu'il est à la fois village du deuil, du tabac et des huiles aromatiques. Ce qui pourrait s'appliquer à B. Deuils, histoires de famille et huile d'olive.
Mais nous ne sommes plus à Boulbon, nous venons d'arriver avec Mandelstam à Soukhoumi:
"C'est là qu'il faut entreprendre l'étude de l'alphabet des langues du Caucase. Chaque mot commence par la lettre A."

Mandelstam ramasse un éclat d'os, regarde l'Ararat, se penche vers le sol, s'étonne "de la folle combustion des pavots, ou se livre à des considérations scientifiques sur les nervures de la feuille de capucine. Tout l'intéresse. Tout l'amuse aussi. Comme si rien de terrible n'allait arriver.

C'est que, reprend Bosseigne, il est bon d'avoir dans sa poche, outre les petits cailloux du retour, un récit de voyage. De ceux qui tiennent peu de place mais sont précieux de mots.

En marchant contre le vent, on parle peu.
C'est au retour que reprend le fil.
Un mot trotte dans ma tête: minote.
Farine à minote.
Tous les jours je fais du pain.
Enfant j'allais à la minoterie.
Une minote de Marseille.
Je traçais un cercle de farine
et je jouais dedans.
Minoterie: farine à minote?

Bosseigne rit.
Et me jette à la figure feldspath, schiste, diorite, grès, et autres cailloux du chemin.
Dit qu'il a faim. Que le soleil baisse. Que le vent se renforce.
Qu'il a envie d'un café et d'une tartine.
Que c'est le soir.
Qu'un livre comme celui que nous tenons contre le vent nous sera encore utile.
(Voyage en Arménie, Mandelstam, traduit par André du Bouchet.)
Qu'il fera du feu en rentrant.
Mais pas avec le livre, non.
Il rit, il rit, mon parent.
Et je me tais et je me tais.
Je pense à Annette, à la chasse, fusils qui claquent, chiens courant, renard mort.
Et aussi à ce poème de Sebald que je voudrais savoir par coeur.
Il y est question de sa fille, d'un moulin et du meunier "aux pattes blanches", de la mélancolie aussi et d'un music hall dont Kafka parle dans l'Amérique.
Je me souviens seulement de ces mots:
..." Des roses mousse croissent dans les Alpes. Avignon couvert de forêts."
Et je me tais.
Mandelstam en poche.




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