lundi 23 novembre 2015

Revenir à la lettre A comme Amérique, Ararat, Arménie, Artaud, attentats...

Nous sommes loin. Dit Bosseigne. Loin de tout.
Et il allume une cigarette, lui qui ne fume pas.
C'est pour me rapprocher, dit-il.
Sur les images d'autrefois, les gens fumaient.
Et encore les vieilles personnes dans les années 80 fumaient.
Ma mère, par exemple, me suis-je souvenu.
Mais en de rares occasions, comme le thé qu'elle buvait à petites gorgées dans des tasses délicates au bord doré. Elle conviait ses amies pour cette cérémonie si peu marseillaise qui devait leur montrer à quel point nous savions vivre. C'est ça, me disait-elle, la distinction que donne le savoir-vivre. Même si nous vivons en achélème. Pourtant la cigarette avait mauvaise presse. Sauf lorsque ma mère utilisait un fume-cigarette en ivoire que lui avait offert une tante qui avait vécu à Saïgon. C'était autre chose, encore une démonstration de notre distinction, me disait-elle.

Dans notre famille sans patrie, il y avait eu la mort du frère de ma grand-mère, tué par de la cendre de cigarette, lui, le colosse blond, en Amérique, rejoignant ainsi dans mon imagination Soutter et son installation américaine, Colorado Springs.
M et ses dents éclatantes.
Soutter n'est pas mort définitivement en Amérique, mais en Suisse, et à ce moment mon grand oncle était déjà mort. Tous deux ont cependant croisé la grande femme dont la bouche s'ouvrait si grande qu'elle les a dévorés. J'ai longtemps cru aux dires maternels. La femme américaine, disait-elle, tue son homme. Une mante religieuse, m'expliquait-elle, qui a tué mon oncle aidée par de mauvais amis. Ainsi elle mêlait habilement ensemble le filtre mortifère préparé par ses amis (inconscients sans doute du dangereux mélange qu'ils avaient concocté) et la cupidité de la future veuve. Tenant en ce seul mot: Amérique. La légende familiale avait ainsi acquis son épaisseur et sa puissance.
Et mon grand oncle naturellement s'est transformé en Louis Soutter.


Amérique interdite, restait l'Arménie et sa merveille enneigée, le mont Ararat.

Il est étonnant, mon Bosseigne, que ce nom d'Ararat ait accompagné notre enfance si tôt.
Depuis toujours, non? a-t-il répondu.
Plus tard, je ne sais pas très bien pourquoi le mont Ventoux l'a remplacé.
Une montagne pour toutes celles perdues que nous ne connaîtrions jamais, en fait.
Sans doute, oui, et ce blanc sommet en évoque d'autres. Et puis, ai-je poursuivi, c'était le pays de nos voisins arméniens, ceux dont les noms rimaient entre eux comme chanson, et dont ma mère parfois se moquait, jamais très méchamment, mais un peu perfide à sa manière. Les cheveux teints des femmes par exemple.
Leur exil, leur religion, leurs  façons.
Oui, et ce boulevard que nous longions pour aller à l'école, le boulevard Ararat.
Plus tard la surprise de découvrir que la famille d'Antonin Artaud habitait tout près du jardin zoologique. La photo qui montre l'immeuble devant laquelle il nous arrivait de passer pour aller au zoo.
Ces rapprochements géographiques surprenants qui nous conduisent d'un pays à l'autre, d'un temps révolu à aujourd'hui, a encore dit Bosseigne, avant de plonger dans son café, tête baissée.

Aujourd'hui, attentats?
Lettre A, a soupiré mon parent.
Automne aussi.
Et auto, pour aller à A.
Ce qui arrive et ce qui n'arrive pas, nos vies.
Et d'autres. Roud, par exemple dont je suis le cours comme d'un fleuve fatigué.
Et qui te donne force à continuer.
Demain on passe à B ? a demandé Bosseigne.
On verra, c'est l'avenir, on ne sait rien de lui.
Du reste, je n'ai jamais fumé de ma vie!

Nous avons ri.
Enfin.
Premier matin joyeux depuis.

(citation extraite de Louis sous la terre, de Sereine Berlottier)

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