mardi 3 novembre 2015

Comptine des émigrants/Sebald



Beau linge, dit Bosseigne en claquant son livre sur la table du déjeuner. Les Emigrants, Sebald. Un livre épuisé, commente-t-il.
Tellement de fatigue, ai-je commencé.
Oui, la sienne d'abord, lui qui a tant marché, et celle des émigrants qui ont parcouru tant de lieux et rencontré tant de vies différentes de la leur.
Et ce linge, ai-je demandé, le leur?
Non, celui des enfants. Ta mère ou la mienne utilisait cette expression pour nous désigner quand il était question de sujets à ne pas aborder quand des oreilles d'enfant écoutaient.
Et pourquoi à ton tour?
Il y a des gens, a repris Bosseigne, qui n'entendent jamais ce qu'on voudrait qu'ils entendent.
Ce sont eux, le beau linge alors?
Oui, mais c'est un peu le contraire. Là on voudrait qu'ils entendent. Nos histoires d'émigrants.
Notre famille?
Oui, la tienne, la mienne, la même que celle de tellement de familles.
Ici comme ailleurs, les émigrants ont peuplé les collines et les ports.

Il y a ici au moins trois émigrants, a-t-il poursuivi.
Je savais à qui pensait mon parent.
Quelqu'un que nous avions l'habitude de côtoyer. Qui était intimement lié au paysage, aux champs, à la colline.
Claude.
Qui ne s’appelle pas Claude.
N’est pas originaire de notre village.
Comme Bosseigne et moi.
Tous trois venus d'ailleurs.
Nés de la mer.
Claude aime les oiseaux, les chats et les fleurs. En énerve quelques-uns. A cause des croûtes de pain sur le pavé. Des feuilles et fleurs fanées. Qu'il faut faire balayer aux employés municipaux.
Alors, un jour, Claude sur sa boîte aux lettres a écrit son vrai nom : Aziz.
Les oiseaux le reconnaissent, même avec son nouveau nom, a commenté le boulanger.

Un jour nous lui avons demandé la permission de le prendre en photo. Mais Aziz a dit non. Nous n'avons pas insisté. Il est bon de le savoir vivant, marchant le long des routes, un bouquet à la main. Selon la saison, asperges, fenouil ou fleurs des champs.

De temps en temps Claude-Aziz traverse la mer. Reste au loin. Puis nous revient.
Où est-il en ce moment, demande le boulanger inquiet,  quand Aziz est au loin.
En Algérie.

Aziz a un sourire pour le boulanger et pour certains qu'il aime bien. Mais rien pour les autres dont il redoute l’indifférence, la haine des oiseaux, le goût de la propreté. Il dit : à certains je ne dis pas bonjour. Et il nous fait un clin d’œil.

Rouvrir Sebald, Les Emigrants. Fuir en Suisse. Et compter en chantonnant les émigrants innombrables dont nous sommes. 
Ecrire les routes.


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