lundi 16 novembre 2015

Avant de m'embraquer pour la nuit

"Devenir un homme et citoyen guindé et revêche, et qui plus est, chargé de responsabilité, c'est trop tard pour moi: j'ai toujours été très malheureux, voilà pourquoi j'ai toujours été un homme très heureux et je le resterai. Il est parfaitement exclu, pour cette raison, que des gens qui ne sont pas bien disposés à mon égard puissent me nuire."
R.W. in Territoire du crayon.


Voilà. Nous avons entendu des mots. Beaucoup. Trop?
Alors j'écris Walser en haut de la page. Pour commencer.
Des gens mal disposés ont nui à d'autres qui ne les connaissaient pas. Des gens mal disposés. 
Ils n'ont pas tué le livre posé sur la table. Ni la langue dont nous usons maladroitement.
Mais il est exclu que ces gens mal disposés parviennent à détruire ce qui a existé.
Même les morts. Ni le soir, ni le matin.




Bosseigne se tait. Je le regarde boire son café. S'éloigner vers la colline. Se séparer du fracas. En silence.
Avant de partir dans sa chambre hier soir, mon parent a prononcé cette étrange phrase: avant de m'embraquer pour la nuit...et il m'a laissée dans le noir, devant le feu, à rêvasser à cet étrange verbe: embraquer.

Sur la table est resté le Territoire du crayon.
Et le verbe de mon parent : embraquer.
En déplaçant une lettre, Bosseigne a tenté de saisir la violence de la nuit qui est venue sur Paris, ai-je pensé. Ce déplacement était involontaire, aurait-il pu argumenter. Mais nous ne parlons guère de mots en ce moment. Ni de la qualité du café que nous buvons. La beauté des paysages dans lesquels nous vivons nous saisit toujours et nous rend parfois si tristes. La lumière surtout, exceptionnelle cette automne. 

Nous voilà donc embraqués dans la nuit, mon cher Bosseigne et nous n'en dirons rien à nos amis qui le sont aussi, embraqués. Walser plus que jamais. Et cette étrange conversation avant-hier avec une amie qui m'a demandé, mais avais-je bien entendu, si Gustave Roud se déplaçait encore. Il est mort depuis longtemps, ai-je sottement répondu.

Mais non, son Journal est sur la table du petit déjeuner.
Je peux l'ouvrir, comme n'importe lequel de ses lecteurs, le 17 novembre 1939:
" Ce soir un peu vexé de voir paraître tant de poëtes (sic) au micro - (...) je décide noblement de ne rien faire pour obtenir de futures audiences et de vouer mon hiver à un poëme aussi distant que possible."

Walser, Roud, un retrait volontaire?
La tentation de l'ermitage revient. Ne vivons-nous pas comme en retrait du monde, mon parent et moi, dans cette île saint Pierre que nous nous sommes fabriquée après la mort de ma mère?
Le bruit que nous redoutons arrive jusqu'ici: nous sommes embraqués.

Il y a quelques jours, j'ai écrit un long texte où passent des figures guerrières comme Orlando et Angélique, les fellaghas et les monstres antiques. Dans quel but? Réfléchir, écrire, penser. Tout ensemble.


Je cherche moi aussi la sortie du labyrinthe.

Mais la fatigue parfois est la plus forte. Et la peur.
Alors je retiens mon effroi,
je dessine une petite vasque où dormir avec les souvenirs. 
Le fond est garni de feuilles de sauge. 
Le sommeil y embaume.
Les cauchemars s’éloignent à grands pas.
Je les vois qui me quittent.

Et ces mots de Gustave Roud encore:
..."ma vie, je l'ai vraiment donnée à vivre à d'autres. S'ils s'éloignent il me semble que je vais perdre mon souffle et - mon sang."

Bosseigne va revenir.
Il redescendra de la colline.
Peut-être ramènera-t-il du thym.
Des brindilles, des broussailles.
Et nous ferons un repas odorant.
Et maintiendrons le feu.
Nous sommes embraqués, dirai-je.
Ensemble.
Embraqués.




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