vendredi 4 décembre 2015

Monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé, relisant Mandelstam.

Quels sont les noms des endroits où le Blond et moi marchons?
Ici comme ailleurs, tout a un nom.
Quartier de la Condamine.
Chemin du Pigeonnier et de la Maison basse.



Landes, taillis, vergers, tout s'est mélangé. Confusion d'herbes, d'ombres, de couleurs.
C'est ici que nous marchons ce matin. Sans Bosseigne parti vers d'autres solitudes.
Nous allons en compagnie d'une colline, et de ses feux d'automne.
Le chien a cru voir un cadavre sur le goudron de la petite route. Vite.
Je l'ai suivi, croyant moi aussi à une mort emplumée.
Effraie, faucon crécerelle, buse peut-être ou faisane échappée loin de son chasseur.
Ni l'une ni les autres.
Une carde, tombée d'un tracteur où ses congénères s'entassaient en prévision des fêtes de fin d'année.
Le chien et moi étions un peu déçus. Nous nous étions trop vite emparé d'un rêve de plumes et nous nous retrouvions en face de traditions provençales qui parfois agacent tellement.
Ce matin pourtant, j'avais disposé sur une assiette lentilles et grains de blé mis à germer.
Il y a des rites qui réconcilient et d'autres qui.
Je n'ai pas trouvé le verbe.
Qui ne boutiquent pas. Qui séparent. Des rites qui referment le paysage et d'autres qui l'ouvrent à la steppe, ai-je pensé. Le chien reniflait les sentes entre les herbes sèches: passage de bêtes sauvages jusqu'en plaine. Un rite pour un chemin frayé à peine.

J'avais en mémoire une phrase de Mandelstam dans le Voyage en Arménie :
"...un homme acclamé pour n'être pas cadavre encore."
Et là, une carde décevante de n'être pas oiseau.
Un certain désordre alors?
L'ordre doré de l'hiver régnait autour de nous. Pas de monde en cupesse dans le quartier de la Condamine, ai-je pensé.

Au soir, que reste-t-il quand le ciel change sans cesse?
Annette. Les halliers, le jeune homme et le médecin, un couteau aussi et le sang. Et les bleus changeants.  A les regarder, on ne peut croire que ce monde va disparaître et pourtant de minute en minute le ciel. Rouge et bleu.
Comme nous ne pouvons penser notre effacement.
Nous cherchons à découvrir des signes encourageants.
Nous allons vivre. Encore.
A cause du jaune éclatant des érables sur la rive droite du Rhône.
D'un trait de lumière qui joue dans l'herbe brusquement.
Nous y voyons des signes, mais ce sont des illusions, dit Bosseigne.
Coups de feu: le chien se met à courir. Je crie dans la nuit aux chasseurs de retourner dans le livre.
Ils ne m'entendent pas. Ca claque encore. Le chien disparaît. Moi aussi.
Annette, gentiment, m'aide à tout faire rentrer dans l'ordre.
Je suis très fatiguée tout à coup.

Besoin que Bosseigne rentre.
Besoin d'un regard.
Le chien ne suffit pas.
Il le sait, s'agace de ce qu'il perçoit au dehors.

Sur la table, devant la fenêtre noire, livres empilés.
Amicaux. Mais sans regards.
J'attends un regard amical. Qui ne vient pas.
Livres de plomb et de papier mâché.
"Portes du coeur, chien battu, je vois un temple, je tremble, que se passe-t-il?"
Alejandra sort du jardin aux statues brisées. Vient à ma rencontre.
M'aide à devenir aveugle à mon tour.


Pourquoi Sebald était-il tellement fasciné par les yeux au point de redouter de devenir aveugle, du moins est-ce ce qu'il raconte, se souvenant  des "peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l'obscurité qui nous entoure" au contact d'animaux enfermés dans le zoo d'Anvers.  A cause de leur gémellité?
Deux yeux, un seul regard.

Et ce mystère du nom de Gregor. Utilisé deux fois, Austerlitz, les Anneaux de Saturne.
Emprunté à Kafka.

Et ici? Sur la carte, quels noms retenir, voler, inventer?
Peut-être, demain, boutiquer en cupesse un itinéraire nouveau?

Et toujours pas de fauteuil.
En cette fin du monde, nous serait-il rendu?

"Si célébrer était possible."


(citations en italiques: Alejandra Pizarnik, Extraction de la pierre de folie)





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