mercredi 29 mai 2013

Sur un journal jeté au sol, ce nom, Nietszche

ai-je repensé.
C'est étrange, non. Mais je n'en ai parlé à personne. Ni à Bosseigne ni à cette amie qui me connaît si bien.
Ce journal, à mes pieds, sur le trottoir, à Braga.
Le Diario do Noticias, ce qui n'était pas très étonnant puisque je me trouvais au Portugal.
Non, c'est plutôt ces lettres tracées à la bombe de peinture noire, N, I, E, T, S, Z , C, H, E, là.

Evidemment le nom d'un philosophe, ai-je pensé, à toute sa place dans un journal et dans une rue, qu'elle soit à Gênes ou à Marseille.
Mais la manière dont ce nom se révélait à moi, ou aux autres piétons, était pour le moins surprenante.
Surtout que mon premier souvenir de Nietszche a un rapport étroit avec la rue, ai-je encore pensé. Mon premier livre de Nietszche a été Zarathoustra, me suis-je souvenu, et c'est un beatnik qui faisait des craies sur un trottoir qui me l'a offert. J'avais quatorze ans. Une boucle? Un écho? En tout cas, ce livre a eu une grande importance. Il m'a appris la danse mentale, ai-je murmuré en me mettant à exécuter quelques pas philosophiques dans ma chambre.


Au point que je l'ai toujours conservé. Par fétichisme, dirait Bosseigne.
Non, par fidélité à un geste amical.
Le beatnik est peut-être mort aujourd'hui.
Nietszche l'était depuis longtemps.
Le beatnik s'appelait David. Il était pasteur et ses brebis étaient les prostituées de la rue Thubanneau.

En sortant de la maison, j'ai regardé avec attention les collines.
Je ne les reconnaissais pas pour ce qu'elles étaient, mais je voyais à leur place les courbes granitiques du  Tras os Montes. Au paysage familier de notre petite ville, se substituait un autre paesagem, la langue et le visible avaient eux aussi subi une modification, une altération provoqués par le déplacement.

C'est alors que Bosseigne est sorti de la maison.
Tu ne prends pas ton café avant de partir, a-t-il demandé.
Il est sur la gazinière, ai-je répondu.
Tu l'as bu? Au fait, j'ai eu Joker. Le fauteuil risque d'être prêt un peu plus tôt dans l'été.
C'est bien pour toi. Tu seras mieux installé  pour travailler.
Nous avons ri. J'aurais aimé lui expliquer le phénomène curieux que je venais de vivre, ce mélange dans la langue et dans le paysage de souvenirs et d'images. Qu'en aurait dit mon parent, le scientifique?
Tu retournes à la bibliothèque ce matin?

Parfois Bosseigne se montre un véritable inquisiteur, ai-je constaté sans lui répondre.
As-tu remarqué combien les collines ont changé depuis mon retour?
C'est à cause de l'amour que tu leur portes, s'est exclamé Bosseigne. Elles veulent que tu les aimes encore davantage, alors elles se font granitiques!
Et la langue, alors?
Elle aussi suit le déplacement, s'augmentant de vocables ou en en laissant derrière elle, qu'en penses-tu?
Je me suis souvenu de notre dernière conversation sur le voyage. Tout déplacement prend son origine dans l'amour, avait dit Bosseigne.
De Nietszche aux montagnes du Tras Os Montes en passant par les collines calcaires de Provence.

La danse mentale, après la langue de l'ennemi, ce n'est pas si mal, a conclu Bosseigne en me regardant avec malice.
Pourquoi dis-tu ça, mais je n'ai pas posé cette question, constatant une fois de plus que mon parent en savait plus long que son âge pourrait le laisser supposer.
Tu as vu que le rosier avait souffert de l'orage.
Je crois que tu aimes ce genre de jeu, a-t-il poursuivi sans prêter attention à mon intervention. Si tu as lu Ainsi parlait Zarathoustra, tu comprends où je veux en venir. Par contre, je n'ai jamais lu Genêt. Il va falloir que je m'y mette, à cause du Portugal et des tes photos! Tu peux en emprunter à la bibliothèque?

Je ne savais pas que Bosseigne avait du temps pour lire en dehors de travaux très sérieux se rapportant à son sujet de thèse.
Je lui ai confirmé que j'en possédais un certain nombre et qu'il me serait agréable de les lui prêter. Il a souri et s'est étiré au soleil. J'ai travaillé une partie de la nuit, a-t-il soupiré, mais je ne me plains pas car il me semble avoir bien avancé.
Sans le fauteuil, ai-je soufflé.
Oui, nous verrons lorsqu'il trônera dans mon bureau si la réflexion s'en ressentira de manière positive.
Et allègre.
Oui, la danse mentale en quelque sorte, dont parle Nietszche.
La photo de ce journal avec le nom du philosophe graffé, vraiment, c'est une chose étonnante, a-t-il conclu en rentrant dans la maison.


Oui, étonnante.
Et, aurais-je pu ajouter, cher Bosseigne, grâce à nos voyages, nous ne cessons d'aller d'étonnement en étonnement.
Jusqu'à nous mettre à danser dans la rue.
A parler des langues inconnues.
Ce mot de biche par exemple, à quelle langue appartient-il.
Demain, demain, ou ce soir, je le capturerai.
Pour l'instant aller jusqu'à.
Vivre, enfin.






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