dimanche 5 mai 2013

Alors il faut partir

C'est ce que j'ai dit à Bosseigne.
Si tu as cette obsession dans la tête, alors il faut partir.
Il m'a regardé sans comprendre.
Puis a soupiré, le fauteuil, c'est ça?
Comme la réponse était évidente, je n'ai rien ajouté.
Partir, partir, mais où et surtout partir pour quoi faire, a marmonné Bosseigne en me raccompagnant à la porte du jardin.

Alors, ce mot ne lui avait pas plu. Il est vrai que faute d'argument, ce mot est d'un usage commode et partant, un peu facile. Bosseigne le perspicace ne s'y est pas trompé. Et puis cette idée de partir, en voilà une bêtise quand on est comme lui en plein travail de recherche, et je ne parle pas du fameux fauteuil, mais des dernières étapes de la thèse qu'il avait commencée à propos des tissus d'origine synthétique et de leurs possibles effets sur la santé. Tout ça est vrai, bel et bien. Et Bosseigne est un jeune homme plein de talent et promis à un avenir radieux, tandis que le fauteuil, lui, a certainement fini son existence dans une décharge. C'était là ma dernière hypothèse dont je n'avais rien osé dire à Bosseigne. Rien ne me permettait d'affirmer une chose pareille. Et pourtant c'était là, une sorte d'intuition, la certitude de ne jamais revoir l'héritage que ma mère avait légué de son vivant à Bosseigne, son anéantissement, sa destruction étant pour moi chose sûre.

Tu rentres chez toi, a demandé Bosseigne, sans vraiment sembler s'intéresser à la réponse que je donnerais.
Non, je crois que je vais marcher un peu, ai-je répondu tandis qu'il revenait vers la maison sans me laisser la moindre chance d'être entendue.
Ce n'est pas parce que nous sommes parents que j'avais des droits sur ce fauteuil et sur la relation que pouvait entretenir Bosseigne avec ma mère et son héritage. Je savais que c'était ce qu'il pensait de mon acharnement à trouver une hypothèse cohérente pour comprendre ce qui nous arrivait.

En fait, il ne nous arrivait rien. En tout cas, à moi, il n'arrivait rien. Comme d'habitude du reste. Quant à Bosseigne, certes troublé par le devenir de son fauteuil, c'était surtout la Tapissière qui l'agaçait, et surtout son silence fuyant. Et puis il avait comme on dit, d'autres chats à fouetter.

Ne devais-je pas avouer, me dis-je en longeant le canal par la route désaffectée de la carrière, que c'était moi la plus troublée. N'y avait-il pas au fond la déception de ne pas avoir reçu en héritage le fameux fauteuil? J'avais croisé au moins cinq traces de voitures carbonisées, repérables aux dépôts caoutchouteux laissés par les  pneus. Des genêts et des arbousiers avaient fissuré le revêtement et la route peu à peu se fendillait et se couvrait par endroits de lierre.


En réfléchissant, ne m'étais-je pas rendu compte que la Tapissière à plusieurs reprises avait égaré ou oublié certains livres que je lui avais prêtés? Ne savais-je pas par avance ce qui allait advenir du fauteuil? Marcher m'apaisait un peu et me permettait de mieux saisir ce que je n'avais pas vu au premier abord, me dis-je. La jalousie. Le désir de vengeance.

Vraiment?

Mais ce n'était pas ça, non, qui me tenait en éveil. Non, je voulais simplement savoir ce que la Tapissière, une amie de longue date, avait fait subir au fauteuil de mon parent, le jeune et brillant Bosseigne, et me dis-je en mettant la clé dans la serrure, Joker ou pas, je trouverais ce qui lui était arrivé.






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