jeudi 23 mai 2013

Fernando Pessoa travaille au paradis tous les jours de la semaine



"Ceux qui disent la vérité ne font que conter." 

Voilà une phrase de Serge Prioul que ni Bosseigne ni moi ne réfuterons.
Notre famille, plus que toute autre, a aimé depuis l'origine le secret sous toutes ses  formes. Le chuchotement a été utilisé souvent pour en évoquer certains, de ceux qui ne peuvent être énoncés à voix haute sous peine d'effrayer les fantômes eux-mêmes. Parfois, ma mère mettait un doigt sur ses lèvres et disait en nous regardant, Bosseigne et moi : attention, ici, il y a du beau linge. Formulation cryptée pour mettre en garde les bavards. Un secret doit resté secret. Et les enfants ne doivent pas les entendre.

Nos armoires en ont été remplies à ras bord. Et je me suis souvent demandée si le fauteuil donné à Bosseigne avant la mort de ma mère n'était pas lui aussi porteur d'un secret bien gardé.

Toute maison possède des armoires et des fauteuils mais pas forcément des secrets. Du moins, c'est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, Bosseigne et moi. Malgré les assurances de Joker, je continue à penser que ce fauteuil n'a pas dit son dernier mot. Je serais curieuse de savoir ce qu'a découvert dans ses entrailles, la Tapissière. Peut-être était-ce si terrible qu'elle n'a pu faire autrement que de s'interrompre. Pour souffler un peu. Le secret pouvait être d'une telle nature qu'une personne normale, ayant été élevée dans une famille plus normale que la nôtre, se serait sentie mal à l'aise, si mal à l'aise que ce travail habituel de réfection aurait tout à coup semblé impossible. Seul le temps serait de nature à apaiser l'angoisse née de la découverte du secret du fauteuil de Bosseigne.

Est-ce que l'été revenu, la Tapissière se remettrait au travail?
Bosseigne le croyait, moi, je n'en étais pas si sûre.

C'est aussi une des raisons qui m'ont poussée à partir.
Pour m'éloigner de Bosseigne d'abord, et de son fauteuil. De nos histoires de famille. De nos secrets.


J'ai choisi l'ouest comme seule destination possible pour des gens comme moi, issus d'une famille errante et inconsolable. Aller vers l'ouest permet de faire le tour du monde de la manière la plus heureuse possible, disait ma mère avant sa mort. La moins malheureuse possible, pourrais-je ajouter.

Quitter la ville où Bosseigne et moi avons grandi est une manière de se sauver, ai-je écrit à une amie. Peu importe que ce soit illusoire. Le gain est réel. Pendant quelques jours, le fauteuil a disparu de mon esprit. Tout fauteuil d'ailleurs. Je ne me suis plus assise que sur des bancs de granit ou de bois. Sur une chaise à l'extrême rigueur et me tenant au bord. On ne trouve pas de fauteuil dans un monastère et c'est heureux.

A cause de son histoire, de sa taille et de sa langue, le Portugal est le lieu idéal pour des gens qui, comme moi, ont besoin de se nettoyer de leur famille. Sans doute parce qu'entièrement tourné vers la mer, ce pays attire les sans patrie. Lui-même pays d'émigrants en proie aux mélancoliques souvenirs de la maison natale, pays également de navigateurs et de poètes. Ses déserts ont un air maritime, l'herbe y ondoie par vagues, et le ciel y est immense.

A Braga, j'ai rencontré Fernando Pessoa, il est le gardien d'un monastère et il possède des troupeaux. Trois vaches, des cochons. Il travaille aussi la terre. Le reste du temps il est poète. Eu escrivo.
Il m'a dit: je travaille au paradis tous les jours.


C'est un secret. Un vrai secret. Ai-je écrit Bosseigne pour qu'il n'aille pas le crier sur tous les toits. Un secret qui n'est pas un sale petit secret de famille, mais un joyeux et solide secret de gardien de troupeaux.

Celui ou celle qui tente de recoller les morceaux du paradis est ici le bienvenu: pétales de fleurs à collecter, odeurs à reconnaître, noms d'arbres féminins, fontaines et leurs eaux éparses, éclat bleu des azulejos. Plumes blanches éparpillées sur le sol, sous un grand chêne.

Il y a du travail au paradis. 
Fernando Pessoa a raison.
 Et ce paradis à récolter, même s'il échappe et disparaît, on l'a tenu un peu dans ses mains, on l'a vu, senti, touché, entendu chanter. 

Il était temps de revenir vers le fauteuil et vers Bosseigne. A nouveau rebrousser chemin. Aller vers l'est. 
En attendant de repartir.
A l'ouest.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire