mardi 28 mai 2013

La langue de l'ennemi, ai-je dit à Bosseigne en silence

Voz da mulher.
A morte esta na ponte da aldeia, suspenso, perto do lago, num terreno gravido de pedras.
Ali mora a morte.
broderies SD

Voix de femme.
La mort est au bout du village suspendue près du lac dans un petit lopin enceint de pierres. La mort est là-bas, ici.

Le texte en français est de Gilles Cervera et je ne sais pas si la traduction en portugais est sienne. Mais Bosseigne, assis à côté de moi sur son tabouret improbable et inconfortable, sourit en m'écoutant lire en portugais.
J'aime ajouter des expressions dont je me souviens comme a voz da mulher ou uma bola do pao, ou encore a portela do homem.
Bosseigne se met à rire.
C'est-à-dire?
Voix de femme, un pain, la porte des hommes. En français, c'est moins intéressant, ai-je commenté.
Tu aimes prononcer cette langue, constate-t-il. Mais sais-tu comment on la prononce?
Avec la bouche fermée, comme si on refusait de parler la langue de l'ennemi.
Quel ennemi? demande mon parent, étonné.
J'ai souvent pensé que cette fermeture de la bouche qui accentue le chuintement était une manière de fermer la porte à la langue détestée.
De quoi parles-tu, là, je ne comprends rien.
Eh bien.
Mais je n'ai pas envie de dire mon idée à ce scientifique qui sûrement se moquerait de ma prétendue intuition.
Bosseigne n'est pas du genre à abandonner.
Je te ressers un peu de café et tu vas me dire le fond de ta pensée.
Compte là-dessus.

Il y a des choses, ha cosas, dont on est sûr que d'une certaine façon, elles sont vraies. Mais d'une autre...
Oui?
Je n'ai pas envie de parler ce matin.
De lire, oui!
Tu vois bien que ce n'est pas pareil.
J'aimerais bien que tu me parles de ta conception de la vérité.
Bosseigne!
Et surtout de ce que tu appelles la langue de l'ennemi.
Ce n'est pas moi qui en parle, mais toute la littérature.


Mon parent est resté silencieux. Toute la littérature, vraiment? Oui, toute la bonne littérature. Là encore, silence.
Tu vois, a-t-il repris, quand ça devient intéressant, tu te retires dans ton mutisme de grande soeur. C'est agaçant parfois, mais moi, je trouve que c'est dommage. Nous avions une chance de nous éloigner de ce foutu fauteuil et tu renonces à...
Je ne renonce à rien, Bosseigne, je suis fatiguée, c'est tout.
Dès le matin? Tu as dormi cette nuit pendant que je travaillais...
Et alors? Qui a dit que dormir reposait? Tous ces rêves, ces obsessions qui reviennent, nos impuissances révélées...
Mais tout de même la langue de l'ennemi?
Jean Genêt.
Comme ceux que tu as pris en photo dans le Tras-os-Montes.
Oui, une plante vivace et rebelle. Terrible même.
Alors cette langue ennemie dans la langue portugaise?

Je ne peux rien dire à Bosseigne de ce que je ressens. Non que mon parent puisse se moquer de moi. Non. C'est notre vie ensemble qui est nourrie de cette impuissance que j'ai à lui faire part de certaines de mes pensées. Est-ce que c'est une pensée seulement, me suis-je encore demandé, en quittant la table du matin.

Tu sors, a demandé Bosseigne, j'ai du courrier à poster.
Il y a toujours du courrier à envoyer, ai-je dit à mon parent. C'est une bonne chose.
C'est l'espagnol, ai-je lâché en sortant. Le français pour l'arabe, la langue des puissants pour la langue des opprimés. Le russe pour le finnois. Mais Boseigne n'a pas pu entendre.
Oui, j'irai à la poste.

Bosseigne n'a pas relevé ce qu'avait d'un peu bizarre l'avant-dernière phrase, n'a pas montré qu'il l'avait entendue. C'est un garçon sensible et discret. Même s'il aime rire, ai-je encore pensé en le quittant.
Oui, vivre avec Bosseigne est une chance, me suis-je consolé en entrant dans ma chambre.
Même s'il n'est pas en mesure de comprendre ce que je veux dire parfois, mais il est vrai que mon expression est parfois si embrouillée.
Il va falloir apprendre à clarifier.
Un objectif pour la journée, ai-je pensé en mettant la dernière touche à ma tenue. Je parlerai à Bosseigne de ce mot, biche, que j'ai entendu hier. Et j'essaierai d'être la plus claire possible.

Et je suis sortie.




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