De Kasimir je
retiens la lettre K. Toute de blancheur retenue et presque muette.
Une lettre
étrangère.
Assez discrète.
Pourtant le cri
parti de la fenêtre du quatrième étage des achélèmes les Tilleuls à Marseille
n’était que bruit et ma mère se bouchait les oreilles en maudissant nos voisins
italiens. Le mot s’écrivait avec un C, mais je le vois aujourd’hui avec la
lettre kafkaïenne. C’était le nom du mari de la voisine et parfois elle ne
criait que Mir. Mais je préférais (et lui aussi sans doute) le prénom entier. Il
n’était pas relié encore à la peinture ni à la Russie. C’était simplement un
nom crié par la fenêtre plusieurs fois par jour et surtout au moment des repas.
Le mari de la
voisine jouait aux boules et bavardait après le travail, en bas. Nous jouions,
nous aussi, les enfants, en bas. Avec les pères revenus du travail. Sauf le
mien.
Il n’habitait
pas avec nous.
Quand ma mère
vitupérait contre les italiens, mon père en faisait partie. Je le savais déjà.
Même si notre nom n’en avait pas l’apparence. Si le test adn avait existé, il
aurait prouvé à ma mère que nous étions en effet des italiens. Mais elle le
savait déjà. Et elle, affublée d’un nom, si ce n’est ridicule, du moins
amusant, d’où pouvait-elle bien venir ?
Casimir, ses
parents et toute sa famille étaient piémontais, mangeaient la pasta et
faisaient du bruit mais c’est chez eux que je me réfugiais souvent, pas
toujours pour Zorro car ils avaient, eux, la télévision, mais parce que mes
parents, quand ils étaient en présence l’un de l’autre, se tapaient dessus. Ou
plutôt mon père se faisait taper dessus par ma mère. Les enfants allaient à
l’école communale, moi au pensionnat. Ma mère en avait décidé ainsi. Je ne
devais pas frayer avec des enfants ordinaires comme ceux des voisins.
Je ne sais pas
si c’est grâce à elle que j’ai connu plus tard l’œuvre de Kasimir Malévitch,
mais en tout cas, le prénom de notre voisin m’a permis de comprendre l’importance
des noms dans une vie. Parce que longtemps ce prénom de Kasimir ne s’est écrit
qu’avec un C à l’initiale. Et qu’ensuite, le découvrant écrit avec un K, je goûtai
à la beauté de la langue russe en échappant à ma mère et à l’enfance.
Cette nuit, j’ai
entraîné ma mère vers la mer où croisaient de nombreux bateaux et lui ai
proposé une promenade jusqu’à une île, presque invisible depuis le rivage à
cause du brouillard. Elle n’a pas cédé devant mon insistance et a regardé d’un
air un peu distrait ce qui nous entourait. Je préfère rentrer, a-t-elle dit.
Seule,
évidemment. Mais elle n’a pas eu besoin de le dire. Elle et moi savions que le
brouillard nous avait séparés depuis longtemps. Définitivement. Mais pas la
mer, ni ce curieux prénom de Casimir.
Une lettre
suffit, ai-je pensé, une seule et tout revient avec elle.
Ce qui a eu lieu
et ce qui n'aura pas lieu.
7 septembre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire