mercredi 11 septembre 2013

Première lettre suisse, à Bosseigne

Mon cher B.

J'y suis.
Tout est à la fois semblable et différent de ce que j'imaginais.
Notre famille reste invisible.
A Yverdon comme à Moudon.
Il faut de la persévérance. Tu me connais. Je peux poursuivre longtemps des fantômes s'ils me tiennent de près.
Mais je suis sensible aussi à l'idée de tout laisser choir.
Quelle famille fugitive suis-je en train de chercher ici?
Dans Yverdon la riche, je me suis demandée qui étaient ces ancêtres qui avaient fui la Suisse. Et pourquoi. Nous avons à la maison ces lettres adressées à ma mère par des officiers d'état civil qui tentaient de lui faire comprendre qu'il ne restait plus rien de ses parents. Trop pauvres pour avoir laissé derrière eux autre chose que des traînées d'absence. Ma mère ne s'en est jamais consolée. Rêvait-elle de découvrir une riche famille suisse, horlogère et soignée comme il se doit? Les pauvres ne laissent rien derrière eux, elle aurait dû le savoir.

Ai tenté de voir une femme marchant dans les rues chargée du poids de sa pauvreté. Notre arrière grand-mère?

D'où je t'écris, j'entends les sonnailles accrochées au cou des vaches. Le soleil est encore timide. Est-ce qu'un de nos parents est venu jusqu'ici? Romainmôtier est un endroit charmant et préservé. Bien sûr, des hommes y travaillent mais les visiteurs de l'abbatiale sont nombreux et l'accueil ici est une priorité.


Le Jorat est vallonné et vert. Beaucoup de champs cultivés. Je suis allée devant la maison de Gustave Roud, à Carrouge. Mais là encore, qu'est-ce que j'espère découvrir? Comme notre famille, Roud est invisible. Sa trace l'est à peine moins. La maison aux volets verts est habitée, le linge sèche et le jardin est fleuri. L'écriture devrait porter la trace de cette absence. Une écriture trouée comme celle que m'a montrée hier soir Claire K. Voilà usn extrait de ce petit livre étonnant/détonant que m'a mis entre les mains mon amie:

superposer sup
poser oser
poésie
pose poétique
dich  t
ballungsgedicht
etc...

La poète s'appelle Heike Fiedler et habite à Genève. Poésie trouée qui m'a tout de suite ramenée vers Gherasim Luca par la force du bégaiement.

Une lettre comporte déjà beaucoup d'absence. Comment en rajouter encore, cher Bosseigne?
Comme tu l'avais dit, je suis assez bien ici. La solitude ne me pèse guère, surtout dans la compagnie de ces écrivains aimés que sont Roud bien entendu, mais et surtout Nicolas Bouvier dont la présence a envahi la maison. Pour l'instant Walser attend sagement son tour sur le rebord intérieur de la fenêtre où il se tient en compagnie de Carl Seelig. Combien de fois ai-je relu le récit de ses promenades avec Walser?

Tu dois sourire.

Tous ces écrivains marcheurs et moi, assise à la table, en face du talus!
Je forme des projets chimériques de traverser l'espace qui m'est donné à voir. Mais n'en ferai sans doute rien. Et j'ai si peu de temps à passer ici que.

Bouvier l'a écrit:" le voyage est exercice de disparition, d'escamotage". J'aime ce dernier mot. Vais-je m'escamoter moi-même ici?

Il faut tout de même que je te raconte ce qui m'est arrivé à Carrouge. Outre le vent qui s'était levé, un jeune homme est venu vers moi pour s'étonner de ma présence. Vous venez du sud de la France? a-t-il demandé. Avant d'avoir ma réponse, il a dit qu'il venait d'Aix en Provence et travaillait maintenant en Suisse. Ce qui m'a frappée, ce sont ses yeux très bleus et ses avant-bras bruns. Comme si, tout d'un coup, des mots de Gustave Roud était sorti ce jeune homme, donnant corps  de manière étonnante à ces portraits d'Aimé que je relis souvent. Ces deux couleurs, bleu et fauve, sont pour moi liées aux travaux des champs auxquels participait Gustave Roud, malgré sa santé, le ciel et les blés, mais disent aussi les moissonneurs dont il était l'ami.

Au fond, Roud était plus présent sur cette place moderne dont la fontaine récente n'était pas sans beauté, avec ce jeune homme qui vantait la vie en Suisse et ignorait tout de ce poète obscur qui avait vécu à Carrouge, qu'avec la plaque à demi effacée posée sur la façade de sa maison.

Dans mon carnet, ai retrouvé une image de bonzom, et ces mots pris à Albane Gellé:
par exemple
tenir debout.

Pour clore ma lettre, je te parlerai des sentiments et de la honte qui, selon un prestigieux neurologue, a tendance à disparaître aujourd'hui. Surtout la honte sexuelle. Notre monde change et les sentiments aussi. La honte est un sentiment si puissant et je l'ai si souvent éprouvée! Est-ce liée à l'histoire de notre famille et de ses secrets, à notre pauvreté ? Ce qui m'a rappelé le beau texte d'Yves Bonnefoy, L'arrière-pays, où le poète tente d'imaginer un sentiment nouveau, un sentiment à venir, à inventer pour décrire un état mental nouveau.

Je relis Rousseau et y trouve toujours cette impression de franchise puissante et de souffrance sincère. Sans succès pour le moment je cherche le passage des Confessions où il est question de Romainmôtier. Mais là encore, je ne désespère pas.

A propos de Walt Whitman, n'avais-je pas écrit:
De la marche 
comme écriture silencieuse
et mouvante
De la marche comme
lieu de la patrie portative
expérience du départ
dé-part : je me sépare

On en revient à l'escamotage de Bouvier.
Pas d'alcool ici, juste du café. Pas d'inquiétude, Bosseigne.
Voilà pour ce premier jour à R.










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