jeudi 4 juillet 2013

Une manière Bouvard et Pécuchet, dit Bosseigne

Il y a des mots, on les prononce rarement.
Beaucoup.
Ils restent où? Ces mots si on ne les prononce pas?
Dans les dictionnaires!
Bosseigne éclate de rire. Ca m'apprendra à démarrer de la sorte une journée qui s'annonçait bien.

Ton café est délicieux, dit mon parent pour rattraper son rire.
Tous les matins nous recommençons. Je ne dis toujours rien. Comment poursuivre ce qui, Bosseigne a raison, relève d'une discussion Bouvard et Pécuchet? A mon tour, j'ai envie de rire.

Nous enfilons des perles, comme en passant, tous les jours.
Ces perles sont des mots et font des phrases!
Le rire est le propre de l'homme, tu es un homme, donc...


Et là, nous rions tous les deux. Qui de nous deux est Bouvard, qui Pécuchet?
Et le café joue son rôle, tantôt très bon, tantôt décevant. Et ce n'est pas faute de m'appliquer à trouver la meilleure manière de le faire. Et puis l'été a toujours un petit goût de déception, pourrais-je dire, comme le café du matin. Mais se taire est aussi une manière Bouvard et Pécuchet. Alors je tente.

Rivière, par exemple.
Tu parles d'un livre?
Non, du mot.
Tu trouves que c'est un mot silencieux?
Oui, surtout pour nous qui vivons près d'un fleuve.
Ce qui justifierait le peu d'usage que nous en ferions?
Je parlais des mots qui sont dans notre tête en silence.
Une sorte de refus de l'arbitraire du signe, en quelque sorte?

Là Bosseigne s'égare. Mais je ne lui en dis pas un mot. Chacun sa rivière. Et je déguste mon café du Mexique.

Ce que tu sembles dire, c'est que n'habitant pas le long de la Loire, qui est une rivière, nous n'avons pas d'usage de ce mot?
Ce n'est pas ça.
Tu es un drôle de pistolet linguistique, toi!
Personne ne parle ainsi, Bosseigne, à part toi et moi.
C'est le Bottin des mots anciens...et des expressions démodées.
Tiens, Bottin, à part la rue Sébastien Bottin, personne n'aurait l'idée d'employer ce mot pour y chercher une adresse ou un numéro de téléphone. On dit annuaire aujourd'hui. Notre conversation est vaine le plus souvent.
Mais drôle, une manière Bouvard et Pécuchet! dit Bosseigne et encore une fois, je note la perspicacité de mon parent et notre commune manière de voir le monde.

Dans le dernier titre d'Edith Azam il y a le mot rivière et souvent, quand je n'arrive pas à m'endormir, je recherche dans ma pauvre mémoire le titre entier et je revois la couverture du livre et le beau dessin d'Elice Meng et je m'endors dans la couleur. Et la rivière n'a rien de la mer, elle est verte et ombreuse et douce aux corps qui la pénètrent. Sur ma table, je transporte, telle une fourmi mélancolique, des piles de livres que je ne veux pas oublier après les avoir lus et aimés, comme si leur présence à côté de moi allait graver plus durablement les mots qu'ils contiennent.

On ne se souvient parfois que du titre d'un livre, et encore! et pourtant on l'a aimé, conclut Bosseigne en  mettant sur le plateau les reliefs du petit déjeuner. C'est ainsi, un rappel de notre condition. Il vaut mieux en prendre son parti.

Ou en tirer parti?
Egréner dans le noir les perles retenues, rivière, vrac, panier, et pour chacun nouer le fil du poète à qui il revient.
Oui, c'est une chose possible. Se fabriquer un dictionnaire modeste où le mot rivière donne sur le nom Azam comme Vrac sur le nom Favre, ainsi de suite. Comme une fenêtre ouvre sur la beauté d'un jardin.
Panier, James Sacré.
Ah?
Tu peux choisir un autre mot. Pour moi ce sera panier.
Et comme tu vas au marché ce matin, ne l'oublie pas.

Mon parent, ce Bouvard, m'accompagne tous les matins.
Et file vers ses travaux et moi, Pécuchet de jardin, les miens.
Nous nous en contentons.
Cette vie de mots, la nôtre.
Pour combien de temps encore?



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