vendredi 12 juillet 2013

Toujours Marseille manquera, dis-je

Toujours.
Oui, répond Bosseigne d'une voix distraite.
Manquera, tout.
Tu parles comme Pessoa, maintenant.
Trop d'honneur, Bosseigne, trop.

Je revenais de Marseille. Prise à la fois dans une joie et un désespoir. Où était dans la ville ma famille morte? Je ne savais pas comment expliquer à mon parent cette envie de parler et de me taire en même temps, parler de tout ce qui manquait à dire de cette ville si vivante où marcher avait  été la seule manière pour moi de l'habiter. J'avais ressenti, y retournant, une joie exubérante à la traverser, à en être traversée de part en part, le corps redevenu dans cet exercice d'une étonnante souplesse. Comme l'esprit, lui-même revigoré par la lumière d'été. Comme la traversée de la Méditerranée tandis que le ferry boat vous emmène d'un bord à l'autre du Lacydon.

Et maintenant que tu n'y vis plus, elle te manque, conclut Bosseigne.
Ce n'est pas ça.
Comme ta mère. Elle est morte et elle te manque, c'est simple.
Ce n'est pas ça.
Tu te répètes, c'est ennuyeux.
C'est la connaissance que j'en ai. De cette ville.
Tu la connais bien, c'est la ville de tes parents, de tes grands-parents, de ton origine.
Je me sentais hier en pleine possession de moi-même et de Marseille, et puis non. Me manquait la perception de sa globalité. Même son histoire, entre l'incendie des Nouvelles Galeries et la rafle du Panier, entre la Peste de 1721 et le Chevalier Roze, tout est troué, manquant et la mer plus que tout autre, si belle à mes pieds depuis le Fort St Jean.
Eclats, c'est ce que tu veux dire. Eclats de ville, comme des souvenirs éclatés.
Oui. Bribes et débris. Ces deux mots si ressemblants. Et dans cette ville je n'ai plus aucun parent.
Moi non plus.
Tous morts.
Ou partis pour certains, comme nous.
Marseille est bien vivante. Place des Moulins ou Jean Jaurès, cours Julien, vieux rêve d'y revenir.
Vieux, donc à oublier.
J'ai regardé ces noms, tout ce que j'ai su par mon père et par ma mère, les Mauvestis, la rue Caisserie, Pierre Puget, la montée des Accoules, les Rois Mages, jusqu'au mot de panier et je me suis rendu compte qu'ils avaient imprimé en moi tous leurs caractères d'imprimerie. C'est avec eux que j'écris. Une recomposition des lettres si tu veux pour tenter une description de l'état de la ville et le nôtre ensemble. Mais à quel titre? Je me demande quelle est la légitimité d'une telle entreprise. Ce que je ressens est si puissant et en même temps ce que je peux en dire, si faible.
Si comme moi, tu rédigeais une thèse, tu verrais combien ce sentiment est normal et nécessaire.

Nous avons arrêté là notre conversation. La chaleur arrivait. Il fallait mettre les volets "en cabane" et se réfugier à l'intérieur.

Oh, je ne t'ai pas dit.
Quoi donc?
Sur le parking, dans la poussière, j'ai trouvé une petite âme.
Marseillaise?
Je ne sais pas. Regarde.

Et j'ai ouvert la main.
La petite âme s'est envolée, cigale du matin, nous entraînant plus loin.
En Chine.
En Asie des Douleurs.
A Marseille, au Panier en 1943.
Puis en 1945.
Boulevard de la Libération.
Mains serrées sur le ventre.
La pancia en italien.
Et là, j'ai terminé le café de Bosseigne et nous nous sommes séparés.
Jusqu'au soir.






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