jeudi 29 août 2013

Louis-René Desforêts, un récit pour Bosseigne, Avignon 1993





UN MALADE EN FORÊT





Un titre en appel.
Comme la voix se serre en annonçant la mauvaise nouvelle.
Et ce titre, et ce nom, et aussi le souvenir d’un malaise  lors d’une lecture de l’auteur.
Eté 1990.
Je glisse de la chaise, en proie à une faiblesse insurmontable.
La voie des hommes, celle des femmes.
Je me souviens de la voix de L.R. des Forêts, l’auteur de la nouvelle. Un jeune homme élégant et retenu. Un vieux monsieur.
Son nom en écho de mon prénom.
La voix des hommes.
La voix des femmes qui se veut juvénile et séductrice, puis mauvaise et sévère. Puis toutes à la fois. La voix des mères dans la voix des jeunes filles s’imbriquant, se noyant, ensemble.
La voix de Des Forêts reste celle d’un jeune homme. D’une rectitude solitaire.
Je l’entends. Je la vois. Un timbre net et juvénile.
Et le corps également, mince et élancé. Je les vois ensemble.

Un malade en forêt, ou comment ne pas se débarrasser d’une obstination obsédante ?
C’était ce texte que je désirais lire.
Lui tout de suite. J’avais lu Le Bavard, Ostinato, Les Mendiants, Les mégères de la mer.
Une sorte d’urgence soudaine. Comme on se précipite sur un médicament en cas de migraine.
Lire Un malade en forêt.
Peut-être en écho d’un des premiers romans lus à l’adolescence, en cachette de ma mère, La montagne magique, de Thomas Mann. En cachette parce que je pensais y lire une vérité insoutenable que ma mère n’aurait pas voulu que je découvre. Peut-être la maladie dans la nature, une impossible alliance que représentait le sanatorium où mouraient des gens comme nous. Plus riches sans doute, mais tout aussi fragiles. Et la montagne ne parvenait pas à les sauver.
Un malade en forêt, se trouve, m’apprend-on, dans le recueil La chambre des enfants.
C’est le titre d’une des nouvelles. Et aussi le lieu où se retirer quand il fait trop chaud, dehors, en été. Quand l’angoisse se fait lourde, rendant impossible les déplacements, il suffit de monter s’allonger dans la chambre des enfants dont les volets ont été tirés.  Les draps sont frais. Voilà ce que je vois, en chuchotant le titre que je lis sur la couverture du livre emprunté à la bibliothèque.
Debout à côté de la porte.
Ce temps est le temps arrêté, celui de notre jeunesse, nous, les enfants, nous, les jeunes parents. Et puis, rien.
Louis-René des Forêts est mort en 2000.  Dans la biographie qui ouvre le livre que j’ai sous les yeux, il n’y a pas de date de naissance.  D’autres dates sont données qui jalonnent l’existence de l’écrivain.  Cependant on n’y trouve pas la date de son mariage, ni celle de la naissance de ses enfants, et encore moins la date de la mort de sa fille.
Dans le recueil La chambre des enfants,  réédité chez Gallimard dans la collection L’Imaginaire, ne figure pas la nouvelle que je voulais si ardemment lire. L.R. des Forêts a décidé de la séparer de l’ensemble. Restent la chambre, le chanteur, l’image dans le tapis.
Mais le malade a fui et la forêt reste introuvable.
La première histoire, Les grands moments d’un chanteur, rappelle Joséphine, la souris cantatrice de Kafka. Et part du chant, mais aussi d’une voix qui fut « la plus belle du siècle», voix dont le narrateur suppose qu’elle devait son excellence et sa supériorité à un bouleversement organique, une maladie. D’ailleurs cette voix n’acquiert une identité que très vague. On ne saura jamais exactement qui fut ce Molieri dont la voix enchanta puis déçut les mélomanes amateurs d’opéra et dont le nom évoque Molière, Mozart et Salieri.  Un imposteur ? Dans le récit, la femme amoureuse l’était de la voix et pas de l’homme, aussi Des Forêts la montre à la fin du récit en veuve « éclatante  et funèbre…à qui une belle voix avait été si chère qu’elle en portait le deuil ».
Là aussi réapparaît le thème de la forêt : Molieri interprète Caspar, le forestier du Freischütz de Carl-Maria von Weber. Maladie et forêt, ensemble avec la voix, tracent la géographie du récit. Et revient au premier plan la nouvelle manquante dont le titre m’avait enchantée.
Un des textes les plus connus de L.R des Forêts est Le Bavard.
Encore une fois la voix. Voix d’un homme.
Comment oublier ce qui se produisit lors de la représentation donnée dans le cadre du Festival d’Avignon en 1993 ?
En 1985, Fata Morgana réédite Un malade en forêt séparément, conformément à la volonté de l’auteur.  Huit ans plus tard, en Avignon, sont montés simultanément Les grands moments d’un chanteur, interprété par Pierre Leenhardt et Le Bavard, interprété par Charles Berling, mis en scène par Michel Dumoulin..
Comme le narrateur d’Henry James, dans la nouvelle L’image dans le tapis, livre que je découvre abandonné sur une table de la bibliothèque dans une édition ancienne de 1957 par un lecteur désœuvré, ou comme en 1968, quand, à l’insu de ma mère, je lisais La Montagne magique, je suis à la recherche du secret que seule la lecture révèle. La couverture du livre rappelle celles de Gallimard mais elle est barrée par quatre bandes rouges un peu décentrées. La collection s’appelle Eaux vives et l’éditeur en est Pierre Horay.  Dans la préface, Marie Canavaggia, la traductrice, rappelle que James avait été frappé par le fait que la plupart des écrivains et donc leurs œuvres n’éveillaient qu’une molle curiosité.  Au contraire, à propos de l’auteur de La chambre des enfants, il est dit dans la note biographique ouvrant le volume, que « son œuvre rare, secrète, sans aucune complaisance, a fait un long chemin parmi plusieurs générations de lecteurs et d’écrivains». En consultant dictionnaires et essais, je note une expression utilisée à propos de L.R. des Forêts, ce mot, procès, le procès de la voix, évoquant à la fois le processus et le jugement, et me voilà mal à l’aise au bord de la chaise, à me demander ce qui se cache sous les mots et que peut-être je n’entends ni ne vois clairement. Insidieusement Kafka à nouveau se mêle à nous. Joséphine, et maintenant K. 
Sans oublier Henry James.
Quelle image dans le tapis, quel malade en forêt ?

Tout ce qui s’était passé, je m’en souvenais tout à coup, à cause de ce titre, du nom aussi de l’écrivain, de ce besoin impérieux de relire son récit. De cette lecture publique dans un château où j’avais cru glisser de ma chaise au sol tellement la voix de L.R. des Forêts m’avait émue. Sur mes doigts, j’ai compté mentalement combien d’années nous séparaient de cette lecture (1990) et de ce qui s’était produit à Avignon cet été-là, (1993). 
Qu’était-il arrivé au comédien ?

Pour compliquer les choses, en me livrant à quelques investigations, je m’étais aperçue assez vite qu’il y avait eu cette année-là deux textes de L.R. des Forêts mis en scène dans le cadre du Festival d’Avignon.  Il y avait donc eu deux comédiens différents dans le même lieu, jouant en alternance deux récits, l’un, Les grands moments d’un chanteur, extrait du recueil La Chambre des enfants, et l’autre, Le Bavard, un long monologue où là aussi l’importance de la voix était au centre de l’écriture.
Non seulement le malade et sa forêt m’échappaient, mais en outre, je me trouvais devant un obstacle dont je ne savais comment le détruire, ni même comment ouvrir une brèche qui me permettrait de savoir avec exactitude le nom du comédien et le texte joué, pour établir sûrement la véracité du fait auquel j’avais assisté, en plus de la représentation théâtrale.
Ma mémoire me jouait des tours, ce n’était pas nouveau et le lieu dans lequel pour moi s’était jouée l’affaire n’était pas le même que celui indiqué dans le programme du Festival 1993.  Avais-je entendu le récit du Bavard ou l’histoire du chanteur Molieri ? J’inclinais à penser qu’il s’agissait du Bavard, texte que j’avais beaucoup aimé quand je l’avais découvert, mais mon souvenir du comédien qui jouait ne correspondait pas au nom sur le programme. Ni le lieu.
J’étais dans une impasse.
Appuyée au chambranle de la porte, je n’arrivais pas à me décider sur la conduite à tenir.
Dans la bibliothèque, il n’y avait pas le texte que je voulais tant lire.
Et mes recherches ne m’apportaient aucune réponse satisfaisante concernant ce qui me préoccupait.
Sur la table, Henry James se moquait de moi.
Je lisais des nouvelles. Celles de James, celles de des Forêts.
Tout le premier paragraphe de La Chambre des enfants pourrait servir ici d’indice. Mais je ne suis pas sûre de mon fait si je suis certaine d’avoir assisté à une scène de folie maternelle d’une rare intensité, dans un cadre public, au moment d’une représentation théâtrale donnée au Festival d’Avignon, cet été 1993.
Ces événements qui arrivent en dehors de nous et qui sont avérés (lors de cette représentation, une centaine de spectateurs étaient présents, peut-être davantage), frappent d’autant plus notre esprit que nous les redécouvrons, après les avoir enfouis sous des strates nombreuses, durant des années.  Néanmoins, lorsque nous les retrouvons,  ils forment les maillons d’une chaîne qui accompagne, nous semble-t-il, notre chemin et nos préoccupations. (Il en est d’autres, plus minuscules, sans autre témoin que nous-mêmes et ceux-là aussi constituent une sorte de chaîne. Comme cette paire de jolies chaussures blanches posées sur un rocher, au bord d’un torrent et personne aux alentours, à part moi.  Lors de cette « rencontre », j’étais absolument seule, c’était le matin très tôt. J’y ai vu le clin d’œil malicieux  d’un ami invisible qui a jalonné ma route depuis l’enfance avec des chaussures en tous genres, abandonnées en ville ou en campagne, en France ou à l’étranger, comme un geste de tendresse pour que je ne désespère pas du monde. Peut-être mon père, ce grand invisible, parti depuis si longtemps ?)



Bonjour,
En réponse à votre demande, il y a eu 3 lectures et 2 spectacles en hommage à Louis René des Forêts en 1993 au Cloître du Collège d’Annecy pendant le Festival d’Avignon et rediffusés par France Culture par la suite :
Le Bavard spectacle de Charles Berling à partir du 12 juillet
Les Grands moments d’un chanteur, spectacle de Pierre Leenardt
les Mégères de la mer, lecture d’Alain Cuny
Ostinato, lecture d’Alain Cuny avec la voix de Maria Casarès
Textes inédits lus par Louis René des Forêts le 19 juillet, lecture unique.
Ce n’était pas au Verger d’Urbain V comme annoncé sur la base des spectacles du site du Festival. Il y a une erreur que je vais demander de corriger.

Bien cordialement,
Marie Claude Billard
Conservateur
Maison Jean Vilar

Loin de s’éclaircir, ai-je pensé à la lecture du message amical de ma correspondante, le mystère s’épaissit. J’avais une piste. Plusieurs indices. Je savais le nom du metteur en scène : Michel Dumoulin. Le cloître du collège d’Annecy est inconnu à la plupart des festivaliers qui fréquentent Avignon. C’est aujourd’hui un restaurant, rue Vernet.  Mais mon souvenir n’était pas faux. Le lieu, je le revoyais clairement. Ce qui n’arrangeait mon affaire, c’est que les deux comédiens avaient joué dans le cloître du Collège d’Annecy.
Dès lors, qui était le malade ? Qui, la forêt ?
Mère et fils ?
Comme dans la nouvelle de James, je pouvais poursuivre la quête de la vérité sans jamais parvenir à autre chose que des bribes d’indices. Avait-ce d’ailleurs une importance de savoir qui des deux comédiens avait été rudement interpellé lors de la représentation ? Davantage peut-être, l’impossibilité de me souvenir, non de ce que j’avais vu et entendu comme témoin,  mais de laquelle des deux nouvelles j’avais été spectateur, me troublait.  Ainsi je me souvenais clairement de l’incident, mais pas du texte représenté.
En quoi cela importait, je ne saurais le dire.
C’était une démangeaison, un prurit, une obsession que je faisais partager à mes proches, leur posant sans cesse les mêmes questions.
Jetée en pleine confusion, je me découvrais aussi inconsistante et bavarde que certains personnages de des Forêts, Molieri par exemple.
Ranger ma table de travail, dans un indescriptible désordre, était de nature à apaiser ma curiosité en occupant mon esprit à des tâches ordinaires. Laver du linge aussi, ou encore repasser. Méthode Thomas Bernhardt.
Au bord de la chaise, face à la table, ne pas glisser, ne pas céder au découragement.

Et ce matin, cette phrase d’Ashby de Pierre Guyotat :
« Elle prit le château, cette forêt, elle me prit. »,
réduisant à néant l’inquiétude, la transformant en une joie sylvestre.
A nouveau le bateau s’éloigne sous les ombres bleues des arbres, vers le profond, l’inaccessible joyeux du sommeil et du rêve. L’histoire se prolonge plus loin, et je m’endors enfin. Comme le malade, comme la forêt. Comme les enfants épuisés et repus de songes.

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