mardi 5 mai 2020

Traduire Saorge

Je traduis.
Deux poètes, une femme, un homme, deux italiens.
Voisins, donc.
Comment expliquer le besoin de traduire?
Entendre la voix d'une autre langue que la sienne au bout des doigts?
Quelque chose comme ça.
Entendre, oui.
Et surtout écrire contre soi.
La traduction ouvre une tranchée dans sa propre gorge, dans la voix habituelle.
Les mots se parlent écrits et s'entendent.
Traduire est aventureux.
Avancer aussi.
On part avec presque rien comme bagage. Le poème seulement, léger en apparence aux épaules.
Dont la présence ne s'interrompt jamais, ne doit jamais s'interrompre, chuchoté à l'oreille, repris dans la bouche, joué dans le corps de celui/celle qui traduit.
Contre soi, avec la langue, contre la sienne aussi.
Ne pas s'écrire dans le poème autre nécessite de rester étranger.
Le doute traverse le travail, tout le temps et la présence du poème à traduire sur la table rappelle à l'ordre et à la liberté qui sont les siens.
Je me fais l'impression d'être une moniale, de vivre en solitude absolue, en silence parlé dans la cellule aux murs blancs de Saorge où je ne vais plus depuis longtemps.
Là-bas, près de la Roya, des ombres amicales errent encore.
Morts que nous ne reverrons plus.
Je crois que si j'y retournais, si je grimpais à nouveau dans les collines, je les apercevrais de loin, ombres mouvantes, et je sais que si je tentais de me rapprocher d'elles, elles disparaîtraient à nouveau au plus loin. Leurs noms habitent la mémoire du lieu. Même si certains d'entre eux sont morts ailleurs, il me semble que c'est à Saorge que leurs noms résistent le mieux à l'oubli.
Du travail de traduire, j'en suis venue à la disparition.
Peut-être parce que, dans l'effort de traduire, il y a le désir de susciter une présence.
Peut-être aussi parce que Saorge jouxte l'Italie, terre et langue aimée, parce que j'y ai noué de fortes amitiés dont celle avec la poète que je traduis, parce que ce monastère dédié à l'écriture m'a donné goût et force à des moments où j'en manquais.
Sans doute.
Traduire sera lié longtemps au silence du monastère, à l'envol des chauve-souris le soir depuis le clocher, à l'été et en même temps au froid glacial de mars dans la cellule, et là, après avoir repris les poèmes que je traduis, entre doute et exaltation, Saorge surgit, source souriante de souvenirs, de rivières et de montagnes.
Il m'arrivait de m'aventurer sur les chemins en me demandant si j'allais croiser quelqu'un ou traverser sans m'en rendre compte la frontière invisible.
J'étais seule.
Comme dans la traduction.




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