jeudi 22 octobre 2015

Rêver le paysage, une "oisiveté enfantine"?

Je lis en ce moment.
Ou plutôt je suis une page remplie par toutes sortes de mots, de récits et de paysages.
Cette page s'écrit, s'inscrit, se remplit de nuit comme de jour, nourrie de toutes celles que je lis en ce moment, de tous ces noms de lieux qu'arpentent les auteurs aimés, Trakl, Sebald, Roud, Walser.
Certaines bribes que ma mémoire retient voltigent devant mes yeux comme flocons de neige : un bichon, des mains fauves, des ressemblances, la solitude, des jumeaux, des arbres, cerisiers et aussi pommiers, et tous constituent une trame pour le sommeil et le rêve, se combinant en de curieux assemblages. 
Mais aussi des noms de lieux: Wertach, Anvers, Lussery-Villars, La Sarraz, Mézières, Carrouge.
Livres ouverts sur la table dorée. Ecrivains lus, relus, aimés.
Tous les quatre morts.
"Comme je vois avec douleur tout ce qui n'a pas été réalisé", écrit l'un.
Un autre, très aimé aussi, évoque un "chasseur vert" dont les "mains fusent de sang".
Un troisième :"...en proie aux idées noires, j'ai trouvé refuge dans le jardin zoologique de l'Astridplein..."
L'un écrit d'une belle dame qu'elle avait  "le souvenir du désir qui la prenait de tourmenter son bichon".
Et de toute part revient l'inquiétude et en même temps les lignes sont écrites et me lisent au moins autant que je les lis.
Est-ce qu'elles me donnent du plaisir, je n'en sais rien, mais elles, si vivantes, me remplissent pour un temps.



Tous ces morts ont donné vie à des phrases qui s'entremêlent aux miennes jusqu'à me confondre d'étonnement. J'ai été ce jeune homme inquiet devant son corps ennemi (Gustave Roud), je suis ce promeneur  et cet étranger venu visiter Anvers dont les pas zigzaguent dans Paradijstraat et trahissent le malaise de n'être pas à la bonne place (Sebald). Je regarde la colline qui fait face à la maison que nous partageons, Bosseigne et moi, avec la même tendre surprise que Roud écrivant:
"De la gare de Mézières, j'aperçois la colline pour qui je vis."
Octobre sans doute aide à ces mélanges. L'or des arbres autour de Montrichet est le même que celui que je croise en traversant les vergers, en compagnie du chien.
Est-ce que je parlerai de tout ça à mon Bosseigne? Il se moquerait de moi, c'est si commun et confus.

Le paradis se forme ainsi, peu à peu, de fragments relevés ça et là et rencognés dans les poches tandis qu'on rentre à la maison. Feuilles rouges et jaunes. Ou tandis qu'on lit devant le feu ou face à la fenêtre encore remplie de la lumière d'après-midi. Paradis morcelé, tel un puzzle.
Je repense à ce beau petit livre de Jean Prod'hom: Tessons. N'est-il pas la concrétisation de nos promenades aux uns et aux autres, lecteurs marcheurs? Les tessons dont nous parle l'écrivain vaudois ne font-ils pas partie de ces instants récoltés autour de nous et dans les livres que nous aimons? 

Tessons, Tessin, Suisse encore.
Tesselles aussi.
Débris.
Bribes.
Bris.
La Suisse comme une bribe.
Bris de langues.
Du français à l'allemand en passant par l'italien et le romanche.
Pays éclaté en cantons comme autant de morceaux de langue.
Pays mosaïque de tessons.

Ce morcellement pourrait expliquer mon besoin de Suisse et plus encore, du canton jouxtant la France, là où l’on parle une langue frontalière et pourtant différente de notre langue natale. Le même et le différent. La Suisse pour beaucoup de gens représente un lieu stable et quelque peu figé (pour ma mère qui n'y était jamais allée, un paradis), pour d'autres, un lieu à traverser et d’où il arrive que l’on s’échappe comme d’une prison familiale, mais aussi un radeau de pierre où l’on peut mourir de soif au bord du lac Léman, ce qui advint à Fritz Zorn.


Sebald lui-même eut affaire avec la Suisse, comme on aurait affaire avec une personne mal commode que l’on croit pouvoir amadouer à force de politesses et de sourires. Il désirait y enseigner deux années. Il en passa seulement une, se souvenant combien ce séjour suisse fut pénible, il écrit, éprouvant un sentiment d’effroi et d’impuissance : "J’ai eu tôt fait de ne plus me sentir bien dans ce pays. Il ne s’était pas écoulé une année que je décidai de retourner en Angleterre..."
Sebald l'étranger qui avait quitté la Bavière pour l'Angleterre retrouvait sans doute trop de son pays natal et de sa langue maternelle dans la Suisse alémanique. 

La colline que nous voyons tous les jours, Bosseigne, est-elle celle pour qui nous vivons? 
Mon parent et moi avons besoin de ces présences que nous donne la nature qui nous entoure. Et la littérature agit de la même manière, en nous entourant elle aussi, en nous remplissant de mots et de sentiments, de situations semblables à celles que nous vivons sans nous l'avouer parfois, ou si proches que l'émotion nous gagne ou nous paralyse. 
 Il n'y a pourtant en nous rien de cette oisiveté enfantine dont parle Herman Hesse:
"... tout paysan qui attise quelque part, en rêvant, son feu entre les ceps de vigne et les pieds de ronces semble ne le faire que pour cette rêverie, cette oisiveté enfantine du pâtre, et pour mêler plus tendrement, plus intimement et plus musicalement le bleu des lointains aux nuances de jaune, de rouge et de brun des alentours..."

La nostalgie du monde paysan qui traverse les plus belles pages de Gustave Roud, nous ne la ressentons qu'en regardant les images qu'il a faites des moissonneurs dont il avait le secret désir. Car le monde paysan contemporain montre peu de sa beauté ancienne, et les corps au travail se dévoilent sans dévoiler leur grâce, comme si la modernité avait tout effacé au profit d'une réalité économique où l'efficacité a définitivement mis au rancart la beauté des gestes et des attitudes.

Et, longeant une rangée de pommiers parfaitement alignés et taillés, dont les fruits tombés pourrissent déjà, je songe aux arbres dont parle Trakl,"pommiers estropiés" comme le poète lui-même. 
Comme intérieurement je le suis. 
Claudiquant.
Blessée par d'invisibles ronces noires.
Mais Trakl a laissé partout des traces de couleurs qui tranchent sur le noir de la forêt.

"Toi, une bête bleue qui tremble en silence..." (traduction Laurent Margantin)



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